Consuelo Kanaga Annie Mae Merriweather, 1936 Tirage argentique, 20 x 15.1 cm New York, International Center of Photography © Collection International Center of Photography
Musée de l'orangerie Jardin des Tuileries 75001 Paris France
La photographie n'appartient pas qu'aux hommes. Une évidence aujourd'hui peut-être. Encore que la différence des revenus entre les deux sexes témoigne d'une inégalité pour le moins persistante dans le monde de la photo. Qu'en était-il hier ? En France, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis ? Quels rapports entre femmes et photographie ? Qui a peur des femmes photographes (1839-1945) nous donne quelques réponses et bouscule les idées reçues.
Amateures ou professionnelles, les femmes ont su réellement s'approprier la pratique photographique, moins sujette, car nouvelle, aux traditions misogynes et excluantes des autres beaux-arts. Il ne s'agit pourtant pas ici d'exposer un regard fémino-centriste ou de mettre en exergue « une vision photographique féminine ». Le but affiché est celui de donner à voir une production en lien avec l'histoire sociale et culturelle dans laquelle elle a su émerger. Difficilement, mais avec une intensité parfois remarquable.
Première partie : le musée de l'Orangerie (1839-1919)
Pour ne rien cacher, cette première partie a d'abord le goût amer d'un XIXè siècle patriarcal pour qui les femmes ne sont pas un sujet de préoccupation essentiel, voire pas un sujet du tout. La photographie reste une activité minoritaire et bourgeoise.
Le monde anglo-saxon se montre néanmoins plus tolérant - notamment à travers ses sociétés photographiques ouvertes aux femmes - qu'une petite France rongée par un masculino-centrisme totalement assumé : « C'est ce qui explique en grande partie le voile qui recouvre, encore aujourd’hui, la production des amateures françaises du XIXè siècle. »
Qui a peur des femmes photographes ? Pas grand monde à leurs débuts. Les drôles de collages de Georgiana Louisa Berkeley et l'obsession pour les fougères, partagée par beaucoup, n'ont certainement pas fait trembler grand monde.
Julia Margaret Cameron (1815-1879)
Mrs Herbert Duckworth, 12 avril 1867
Epreuve sur papier albuminé à partir d’un négatif sur verre au collodion Paris, BnF, Estampes et photographies
© Paris, Bibliothèque nationale de France
Frances Benjamin Johnston (1864-1952)
Autoportrait dans l’atelier, vers 1896
Négatif sur verre au gélatino-bromure d’argent (sous forme de contretype du tirage moderne historique)
Washington D.C., Library of Congress
© Library of Congress, Prints & Photographs Division [LC-USZ62-64301]
Les œuvres de Constance Talbot, épouse de l’inventeur anglais W. H. Fox Talbot, côtoient celles d'Anna Atkins, mais surtout les travaux respectifs de Gertrude Käsebier et de Julia Margaret Cameron. Cette dernière joue avec les cheveux défaits et ébouriffés de ses modèles à l'époque où le bon goût victorien les préfère coiffés et tirés à quatre épingles. Elle s'amuse même avec les corps des enfants, en osant les sexualiser. Le privilège d'être une femme sans doute.
La transgression pointerait-elle le bout de son objectif ? Dans une certaine mesure. En tout cas, les carcans se relâchent un peu et les femmes photographes s'aventurent en dehors du sacro-saint foyer. Celui que Duras vient évoquer anachroniquement au cours de l'exposition, « ce prolétariat millénaire », celui des femmes à qui appartient la maison. Les pionnières du photojournalisme américain et anglais, Frances Benjamin Johnston et Christina Broom, sortent donc de chez elles et viennent confirmer les mots de Jessie Tarbox Beals en 1904 : « Si elle possède la force et la santé, un bon instinct de journaliste, un équipement de photographe convenable et la capacité à jouer des coudes, ce qui est la première aptitude requise, une femme peut être photoreporter. »
Lady Frances Jocelyn (1820-1880)
Intérieur, 1865
Epreuve sur papier albuminé, 13,02 x 17,3 cm
Washington National Gallery of Art, R.K. Mellon Family Foundation © Courtesy of Washington National Gallery of Art
Christina Broom (1862-1939)
Jeunes suffragettes faisant la promotion de l’exposition de la Women’s Exhibition de Knightsbridge, Londres, mai 1909
Epreuve photomécanique (carte postale)
Londres, Museum of London
© Christina Broom/Museum of London
Pourtant, on a presque honte de l'avouer, au-delà des sujets traités et des révoltantes entraves à la création ou au travail photographique de ces femmes, ce qui séduit avant tout, ce sont les premiers noir et blanc. Ils ont le traître charme qu'on aime aujourd'hui à leur (re)trouver, le papier albuminé, le collodion, etc. Que ce soit dans les portraits d'Evelyn Myers ou sur les champs de guerre d'Olive Edis.
Deuxième partie : le musée d'Orsay (1918-1945)
Madame Yevonde (1893-1975) Portrait de Joan Maude1932
Vivex colour printH. 35,6 ; L. 27,8 cmLondres,
National Portrait Gallery© Yevonde Portrait Archive
A Orsay, l'exposition s'ouvre sur le rouge vif de Madame Yevonde (portrait de Joan Maude, 1932) qui sans nul doute donne le ton de ce deuxième volet. L'artiste justifiera même la supériorité féminine en photographie en raison de l'usage quotidien de la couleur par les femmes. Soit.
Entre les clichés de seins coupés dans une assiette de Lee Miller (Severed Breast from Radical Surgery in a Place Sitting, dans les années 1930) et les autoportraits troublants de Claude Cahun (nom d'artiste de Lucy Schwob), on est loin des fougères et du collodion. Les femmes s'emparent à pleines mains de leurs corps, de leur sexe, de leur genre et de leur appareil photo. Une pure jouissance !
Ruth Bernhard (1905-2006)
Embryo, 1934, tirage 1955-1960
Tirage argentique, 19,05 x 16,51 cm sans cadre
Keith de Lellis Gallery, New York
Reproduced with permission of the Ruth Bernhard Archive, Princeton University Art Museum. © Trustees Princeton University
© Photo courtesy of the Keith de Lellis Gallery, New York
Margaret Bourke-White (1904-1971)
Self-portrait with camera, (Autoportrait à la camera)
Tirage argentique, 34.9 x 22.7 cm
Los Angeles County Museum of Art (LACMA), Los Angeles
© Digital Image Museum Associates/LACMA/Art Resource NY/Scala, Florence
Le XXè siècle a également vu éclore ses photographes emblématiques. Lisette Model ou Imogen Cunningham qui saisit, le temps d'un cliché, le couple formé par Edward Weston et Margrethe Mather en 1923, juste avant leur séparation. Diane Airbus également, avec cet autoportrait destiné à son mari, enceinte et en culotte blanche.
Mais ce siècle a aussi vu naître celles qui vont témoigner de ses horreurs. Gerda Toro montre la guerre d'Espagne, tandis que Consuelo Kanaga fait ce portrait d'Annie Mae Merriweather, jeune militante afro-américaine d'Alabama, dont le mari a été tué et qui a elle-même été pendue, fouettée et violée.
Consuelo Kanaga
Annie Mae Merriweather, 1936
Tirage argentique, 20 x 15.1 cm
New York, International Center of Photography © Collection International Center of Photography
La seconde guerre mondiale n’épargnera personne non plus. Szydlowska, grâce à un appareil volé, montre les jambes mutilées d'étudiantes polonaises. Elles étaient 74 et on a pratiqué sur elles des expériences médicales. La pellicule a été sortie en 1945 dans le mouchoir de Germaine Tillion. Margaret Bourke White, qui a photographié la libération des camps, écrivait : « L'usage de l'appareil photo était presque un soulagement. Il plaçait une légère barrière entre ma personne et l'horreur qui me faisait face ». Savoir ne pas détourner le regard, homme ou femme, tout est là.