© Pablo E. Piovano
Le photojournaliste argentin Pablo E. Piovano s'est intéressé à ce sujet dans le livre « The Human cost of Agrotoxins », publié en espagnol/anglais aux éditions Kehrer. Résultat de cinq voyages réalisés entre 2013 et 2017 en Amérique du Sud, il s'articule autour de la problématique : quelles sont les conséquences de l'utilisation des produits chimiques dans l'agriculture sur les populations vivantes aux alentours ?
© Pablo E. Piovano
Depuis 1996 l'Argentine cultive les OGM produits par Monsanto et les traite avec des herbicides également produits par Monsanto. Les habitants et les travailleurs de ces exploitations vivent sous l'influence des pulvérisations toxiques et développent de nombreuses maladies mortelles et malformations. Les différentes zones d'agriculture et cas d'intoxications ont guidé le photographe à travers l'Argentine, le Paraguay, le Brésil et l'Uruguay, face à des situations personnelles de plus en plus tragiques.
Pablo E. Piovano, né en Argentine en 1981, est devenu un photographe documentaire dès l'âge de 18 ans. Rapidement il s'est consacré à l'environnement et aux droits de l'homme et a remporté de nombreux prix comme le Photography & Film Grant 2015 ou le Sustainability award 2016. Ses photos composent le cœur de l'ouvrage et s'enrichissent des textes de différents intellectuels. Certains sont journalistes, écrivains, artistes ou encore chercheurs, éditeurs et militants ; ils forment un total de huit personnalités : Guillermo Saccomanno, Carmen Vicent, Carlos Rodriguez, Jean-Christoph Wiechmann, Damiàn Marino, Dario Aranda, Patricio Eleisegui et Wendy Watriss.
« Is it possible that capitalism can punish itself ? »
© Pablo E. Piovano
Ombres fantomatiques, paysages d'Amazonie, un oiseau mort, et la douleur commence. De la couverture du livre jusqu'à la dernière photo, ce sont les maladies et malformations qui choquent le lecteur. Un enfant à la peau vieillie, abimée, se protégeant de ses bras, et son regard, qui exprime le dénuement face à la maladie. Un parmi d'autres. S'enchainent les pieds inutilisables, les seins manquants, des ongles brulés par les produits et puis cette petite fille, à la malformation du dos si accentuée qu'elle l'oblige à s'appuyer sur ses genoux chancelants pour rester « debout ». Ce n'est pas beau à voir mais la réalité de la situation force à regarder. Les dénominations tombent ; microcéphalie congénitale, fausse couche, leucémie, cancer, désordre mental, respiratoire et cutané. Et le constat : 39,7% des morts du Saint Salvador sont dues à des tumeurs malignes. Ces maux sont intimement liés aux produits chimiques à la toxicité bien documentée explique Wendy Watriss. Le dioxine, un composant du 2,4,5-T utilisé dans les herbicides, a été analysé comme cancérigène par des études médicales depuis des années.
Ces maladies sont courantes dans les zones d'agricultures intensive d'Argentine, et pourtant, Pablo E. Piovano rend leur individualité aux victimes et aux situations qu'il a pu photographier. Ses images, toutes en noir et blanc et au cadrage serré, expriment des émotions très fortes et rendent leur dimension aux victimes. Douleur physique mais aussi douleur intérieure, haine, solitude mais aussi amour maternel et tristesse chez cette femme par exemple, immortalisée au cimetière avec une photo de ses enfants. Le photographe est rentré dans le quotidien de ces familles déchirées, en rapportant plusieurs témoignages en image, comme la série d'une petite fille aux problèmes de locomotion. Elle danse avec sa sœur, dans une pièce dénudée, où ne vole qu'un rideau abimé. Les expressions sincères et chargées font vivre leurs histoires, personnelles. Avec tact et respect, Pablo E. Piovano a su capter ces regards perdus et effrayés, qui révèlent toute l'horreur de leurs maladies.
© Pablo E. Piovano
Ces trois ans de reportage en Amérique du Sud ont aboutit à des photos intimes et esthétiques. Pablo E. Piovano a apporté un soin particulier aux contrastes et au cadrage pour faire ressortir la richesse des ses sujets. Beauté et horreur ou beauté de l'horreur ? Entre art et dénonciation l'artiste parvient par sa technique a composer un livre précieux et inévitable. Des enfants qui jouent jusqu'aux portraits de malformations, il a également photographié quelques paysages comme des champs et notamment des signes de foie, une statue du Christ trainant sa croix dans la nuit étoilée ou une image de Lui, illuminateur, sur un panneau public. Au milieux des photos, un poème de Carmen Vicente vient mettre des mots sur cette beauté. Les meurtrissures des paysans y répondent aux puissances de la nature, autour du ressenti de la maladie. Le noir et blanc fait ressortir les reliefs douloureux, mais de manière plus sobre et moins intrusive que ne l'aurait fait la couleur. Cette beauté contribue au projet de dénonciation de l'artiste.
D'après Guillermo Saccomanno, ces images impressionnantes doivent être diffusées afin qu'elles délivrent leur message et réveillent la conscience des médias et des gouvernements. Elles lui rappellent les séquelles des catastrophes nucléaires et des guerres, comme Wendy Watriss qui fait un parallèle avec la guerre du Vietnam. En effet, le fameux « agent orange » utilisé en Indochine dans les années 60-70, était composé de 2,4-D et de 2,4,5-T, deux herbicides toujours utilisés. Les habitants de la zone impactée, les vétérans de toutes nationalités et les fermiers argentins ont développé les mêmes maladies et malformations. En Argentine le bilan est accablant : 13 millions de victimes, 60% des terres arables plantées d'OGM (coton, maïs et piments), 300 millions de litres de produits utilisés par ans (d'après Greenpeace), 3 milliards d'euros en jeu et entre 25 et 30 pays engagés. Ce sont des photos d'avions pulvérisateurs et de champs délabrés. Le travail qu'a mené Pablo E. Piovano comporte un aspect de recensement, qui aboutit à des images troublantes. Ajoutées aux mots et surtout aux légendes, qui identifient le trouble, les photos deviennent terrifiantes et permettent de prendre conscience de l'ampleur de la situation. Les cartes et l'infographie placées à la fin de l'ouvrage complètent l'information et retracent le projet.
© Pablo E. Piovano
Les visages résignés, les regards douloureux, les cris de haine, c'est aussi ça le sort des victimes. Des populations vulnérables et sans recours. Ces rencontres précieuses, le photographe en a fait beaucoup, de cet homme faisant ressortir une tumeur sur son bras à ce jeune garçon, les sourcils froncés et les dents en avant, qui semble en vouloir au monde entier. Il s'appelle Adémir et il est mentalement retardé. À 20 ans, sa mère qui était en contact constant avec les agrochimies durant la grossesse est maintenant morte et il vit avec sa sœur, son père et sa nouvelle compagne. Il ne parle pas, comme sa sœur Andréa d'ailleurs, depuis qu'elle a ingéré accidentellement du bromure de méthyle à l'âge de 8 ans. Leur père, interrogé par Pablo E. Piovano qui les a suivi dans leur quotidien, est vraiment triste de ne pas avoir les moyens de soigner ses enfants.
D'histoires tragiques en histoires tragiques, la critique s'affine au fil du livre. Damian Marino révèle les enjeux derrière ces herbicides. L'agriculture industrielle a un effet bénéfique sur les exportations de l'Argentine mais des conséquences sociales et environnementales désastreuses. Outre les risques de la monoculture, cette agriculture est basée sur les OGM, qui résistent aux herbicides normaux. Il faut donc des produits beaucoup plus forts, déversés au ratio de 8 litres par habitants et par ans en Argentine. Diffusés par vaporisation ou bien directement dans le sol, les produits se répandent à travers le vent et l'eau et touchent ainsi des espaces non cultivés, comme les habitations. L'exposition apparaît inévitable puisque les champs avoisinent des maisons et des écoles, contaminant l'environnement des enfants. Face à ce risque, les populations ne sont pas assez informées, note Wendy Watriss.
© Pablo E. Piovano
Face à ce phénomène, la mobilisation se développe. L'ouvrage révèle quelques combats et quelques victoires. Patricio Eleisegui affirme que la résistance sociale est toujours active et mentionne l'association The Mothers of Ituzaingo, qui se lève pour défendre le droit de leurs enfants à un environnement sain. Les mères sont souvent des activistes efficaces, comme Viviana Peralta, la mère d'Alién à San Jorge. A l'origine d'une pétition puis d'un recours en justice, elle a finalement obtenu l'imposition d'un périmètre de sécurité autour des habitations mais aussi, et c'est une évolution dans les procédures contre les industries agrochimiques, l'inversion de la charge de la preuve. La région a du prouver la non-toxicité des produits répandus, alors que cette preuve devait être apportée par les plaignants auparavant. Les fumigations ont été stoppées. Une autre personnalité, Fabian Tomasi, est le plus grand symbole de ce débat. Autrefois homme très enjoué, il est maintenant un paria de son village, son corps étant devenu frêle à cause d'une neuropathie toxique. Il a contracté la maladie en travaillant à remplir les avions de produits toxiques à déverser sur les champs, sans combinaison de protection, qu'il refusait de porter car la chaleur extérieure pouvait atteindre 50°. Il a finalement vécu 10 ans de plus que le diagnostic ne lui annonçait et il a eu un rôle clé dans la lutte sociale contre les industries de l'agrochimie. Mais aujourd'hui, il sent que son combat est finit, il ne peut plus se nourrir seul.
Ce combat est comparable à celui des vétérans américains de la guerre du Vietnam. Les Etats-Unis ont maintenu une position très rigide sur leur responsabilité dans les séquelles des militaires, tout en défendant l'industrie agrochimique, Monsanto étant américaine. À force de patience, l'association des vétérans de la guerre du Vietnam a tout de même conquis la reconnaissance de sa légitimité à obtenir des compensations publiques et des traitements médicaux. Aujourd'hui aux Etats-Unis, le 2,4,5-T est interdit mais le 2,4-D est toujours utilisé. La lutte n'est donc pas finie et cet ouvrage en apporte une pierre supplémentaire. En exposant les détails de l' « extermination », le but est d'aboutir à une législation et à des jugements pour ce « génocide » d'après Guillermo Saccomanno. Alors que les gouvernements ne s'intéressent pas assez aux conséquences de l'utilisation de ces produits, les réseaux sociaux s'ouvrent à cette cause et commencent à se mobiliser.
© Pablo E. Piovano
Pablo E. Piovano livre ici un reportage riche en informations et en émotions des désastreuses conséquences de l'agriculture industrielle en Amérique du sud. Ses impressionnantes photographies des maladies et des malformations redonnent leur identité à des victimes inaudibles et invisibles par les industries agrochimiques. Dans le but clair de dénoncer l'utilisation abusive des produits toxiques sur les champs, l'explication de spécialistes vient transformer l'ouvrage en source d'informations précieuse. Un livre que tout citoyen éclairé devrait poser sur sa bibliothèque !
The Human cost of Agrotoxins
Pablo E. Piovano
Kehrer Verlag
38€