© Thomas Ruff - European Portrait Photography Since 1990 - Editions Prestel
Les photographes européens sélectionnent ici leurs plus beaux visages, sous toutes les formes et de toutes les couleurs. Ils montrent les différentes communautés qui composent l'Europe, issues d'Ukraine, de France, des Pays-Bas, de Grèce...
© Luc Delahaye
Malléabilité du portrait
Toute son évolution montre que ce procédé à mûri. De nos jours, il n'est plus rigide mais malléable. Il se modernise dans sa construction et dans sa codification (échelles de plans différentes, peinture ou photographie...). Rineke Dijkstra, et le portrait Kolobrzeg, montre une adolescente en maillot de bain sur la plage. Elle est légèrement penchée sur le côté, les cheveux salés et embroussaillés par la mer. Un portrait qui fait écho au célèbre tableau The Birth of Venus de Sandro Botticelli : une Vénus moderne, seule sur le sable.
Chaque photographe propose différents points de vue qui peuvent déstabiliser le lecteur. Des clichés qu'il n'aurait pas l'habitude de voir, ou ne prendrait pas le temps de regarder. Anders Petersen propose des portraits noir et blanc aux textures originales. Les images sont parfois floues, parfois nettes. Les visages peuvent déborder du cadre, qu'importe. Ils ne cherchent pas à être à leur avantage. Un homme est affalé, il semble avoir du vin rouge qui dégouline de sa bouche. Ivre mais pas mort. D'autres artistes eux, restent fidèles aux codes inculqués par la Renaissance, pour reprendre l'idée de l'introduction écrite par Frits Gierstberg (spécialisé dans l'art contemporain, l'architecture et l'image). Ainsi Tina Barney met en scène des politiciens comme dans un tableau d'époque. L'atmosphère est complètement bourgeoise, embellie par les belles tapisseries et les beaux costumes qui habillent les individus.
L'élasticité du portrait se perçoit aussi dans sa construction. De face, de profil, légèrement en biais ? Plan serré, plan large ? Les possibilités sont vastes. Contrairement à la Renaissance, il est possible de composer différemment, de laisser parler le visage en premier-plan autant que le paysage en arrière-plan. Jitka Hanzlova, propose des variantes tout comme Alberto Garcia-Alix. Chez ce dernier, une femme est de profil, le dos nu, le corps mince, alors que son visage est tourné vers le lecteur, de face. Une mise en scène déroutante qui intensifie l'expression de cette femme.
La mise en scène est un terrain de jeu pour tous ces photographes. C'est un moteur de sens. Au-delà des modèles multigénérationnels, hommes ou femmes, petits ou grands... tous racontent une histoire. Les portraits les plus connus sont désormais ceux du quotidien : passeport, auto-portrait, selfie, photo de famille... Mais ici, les photographes utilisent d'autres supports, d'autres matériaux pour raconter, pour signifier. Adam Panczuk utilise autant le décor que le modèle. Une vieille dame, derrière laquelle se trouve un vieil arbre, se trouve au milieu d'un champ. Les branches semblent sortir de sa tête, comme-ci son corps était le tronc, symbole de la sagesse acquise au fil du temps.
© Juergen Teller
Polysémie du portrait
Au-delà de la mise en scène, les artistes modernisent le portrait « classique ». Les photographes zooment sur l'inhabituel, se frottent aux sujets sensibles. Denis Darzacq en fait partie : il photographie des personnes handicapées. « Les portraits ont souvent une valeur personnelle ou sociale », ajoute Frits Gierstberg. Leur mise en scène est parfois réelle ou fictive. La série Kids de Sergey Bratkov expose de jeunes enfants habillés vulgairement. Ils fument des cigarettes, la culotte à l'air pour certains. L'artiste donne à ces âmes innocentes une certaine perversité. Les petites filles portent des robes courtes, moulantes, du rouge à lèvres sur la bouche. Une allusion à la prostitution chez les mineurs ? Ou à la sexualisation grandissante des jeunes enfants dans les médias ? L'ouvrage aborde des problèmes sociétaux et universels. C'est là aussi tout le pouvoir d'une mise en scène efficace.
Mais un visage n'est pas moins important qu'une barbichette. Tous les éléments sont porteurs de sens. Stratos Kalafatis photographie des personnalités orthodoxes du Mont Athos. Deux hommes sont assis devant une même tapisserie, l'un porte une grande barbe rousse, l'autre une immense queue de cheval. Ces détails reflètent pourtant tout un caractère, toute une culture qui en disent plus que l'expression d'un simple visage.
© Sergey Bratkov
Portrait et démocratisation
Jamais auparavant les portraits n'ont été autant démocratisés et utilisés dans l'art photographique. European Portrait Photography since 1990 en est la preuve. La photographie au fil du temps a généralisé la pratique du portrait. Luc Delahaye, dans sa série l'Autre, capture discrètement les visages du métro. Il met l'accent sur les détails auxquels on ne prête pas attention. Il y a une part de voyeurisme face à tant d'intimité. Un voyeurisme positif qui propose un autre regard sur l'humanité. Les photographes évoquent aussi les sujets « tabous », ceux qui dérangent. Boris Mikhailov aborde plusieurs thèmes comme la sexualité, la violence, la perversité. Un vieux monsieur est assis en caleçon sur les genoux d'une jeune femme. Pourquoi ce couple n'aurait-il pas sa place tout autant que les autres ? Jorge Molder traite lui de la folie, avec une série d'un homme maquillé de blanc aux expressions folles, comme le personnage du Joker dans Batman.
© Adam Panczuk
© Jitka Hanzlova
© Denis Darzacq
Les artistes rendent hommage à l'hétérogénéité de l'Europe. Stephan Vanfleteren capture de vieux hommes dont la peau est marquée par le temps. Comme des arbres anciens et précieux qu'on ne déracine pas. Ari Versluis et Ellie Uyttenbroek photographient des éléments universels qui pourtant s'appliquent à différentes personnes : hommes ou femmes, noirs ou blancs, jeunes ou vieux. Les bikers ont tous une même veste en jean, les femmes ont toutes un même trench, mais tous n'ont pas la même gueule. La différence dans ce livre s'installe naturellement, puisque dans la différence tout le monde se retrouve.
Juliette Sellin
European Portrait Photography Since 1990
Editions Prestel