© Luca Sola
Plus d'un an après le début des Printemps Arabes, nous avons voulu connaître le point de vue de ceux qui se sont une fois de plus révélés indispensables aux médias internationaux : les photographes. Nous avons demandé à Guillaume Binet (MYOP), Ron Haviv (VII) et Luca Sola de raconter leur expérience, et de donner leur opinion sur la couverture médiatique des évènements.
Plus d'un an après le début du printemps Arabe, quel regard portez-vous sur la couverture médiatique qui lui a été accordée ?
Guillaume Binet : Je pense que nous avons pu lire, voir et entendre le travail de très grands journalistes, comme le papier du 23 février, Dans l’enfer de Homs de Jean Pierre Perrin, en une de Libération par exemple. Nous avons pu comprendre certains moments grâce au recul des livres de Claude Guibal et Tangi Salaün L’Egypte de Tahrir, ou d’Olivier Piot La révolution tunisienne.
Les journalistes ont travaillé sans relâche. Que certains médias aient privilégié le sensationnel n’est pas très surprenant par ailleurs, la qualité d’un support se mesure à celle de son lectorat.
Ron Haviv : Le printemps arabe a occupé une place logiquement proéminente dans les médias l'année dernière. Mais les évènements ont progressivement pris un tour plus complexe et diffus, et nous devons aujourd'hui au public de maintenir l'attention sur ces zones, ce qui s'y passe et pourquoi.
Luca Sola : Je crois que l'attention des médias pour un phénomène si important n'est pas assez constante, surtout en Italie. Notre intérêt est très élevé dans des moments dramatiques, mais l'espace réservé au développement de thématiques moins immédiates, moins liés aux faits divers, au combat, est très limité.
© Guillaume Binet / MYOP
On a évidemment vu beaucoup d'images des affrontements, spectaculaires, mais beaucoup moins du processus de reconstruction, politique et économique, après les crises : avez-vous constaté des freins auprès des éditeurs photo des médias ou de vos agences ? Il y a des images qui se vendent mieux que d'autres...
GB : Les bonnes images se vendent mieux, dit-on ! Mais ce n’est pas vrai. Chaque document à un temps de vie plus ou moins long.
Dans le cas de la photo, certaines images d’explosion sont reprises des centaines de fois (exemple, Goran Tomasevic en Libye) mais ne témoignent que d’un instant, qui s’efface et la photo s’oublie.
D’autres mettent plus de temps à apparaitre, ont plus de fond ou sont plus intemporelles.
Dans un premier temps, les médias privilégient le sensationnel, malheureusement, aux images plus compliquées. En France, il n’y a plus que très peu de supports pour montrer les travaux des photo-journalistes, les freins sont là chez les diffuseurs qui ne payent pas ou peu, à la botte d’un lectorat plus soucieux de la couleur des chaussure de Rachida Dati que de savoir qui signent les images.
LS : Je parlais récemment du manque d'attention pour les aspects les moins spectaculaires – mais pas les moins intéressants – d'un conflit. Parfois, on pourrait penser que la faute est celle des journalistes sur le terrain. Même si notre travail est notre grande passion, il est aussi vrai que nous devons penser à ce que nous demande le marché. Bien évidemment ça n'est pas toujours comme ça et parfois nous arrivons à nous consacrer à des histoires « différentes ». Mais malheureusement, cela ne représente qu'une exception.
RH : La renaissance de ces nations prend du temps, il est difficile de l'expliquer avec des gros titres.
Y a-t-il des aspects de ces évènements que vous regrettez de ne pas avoir pu montrer ?
GB : N’étant pas arabophone, je me suis contenté de ce qui était à ma porté dans le temps imparti, et comment même pouvoir espérer faire le tour de moments si complexes pour des sociétés si riches ? Donc non, je ne regrette pas.
RH : Avoir les accès est toujours difficile et avoir la capacité à travailler des deux côtés de ces mouvements a été difficile dans tous les pays.
LS : Non, pas d'aspects spécifiques, mais des histoires plus particulières qui auraient mérité d'être racontées. Dans une situation comme celle du conflit en Libye, les histoires des individus étaient des histoires de courage, d'une très grande dignité, de sacrifice, mais qui ont rarement été racontées.
J'ai eu l'opportunité et le privilège de pouvoir rentrer dans la prison de Djeida, à Tripoli, et je pense avoir été le premier journaliste à y rentrer depuis des décennies. Là-dedans j'ai trouvé des anciens prisonniers du régime de Kadhafi qui, avec beaucoup de courage, ont pris en main la prison pour essayer de la moderniser et de la rendre conforme aux standards internationaux du droit international humanitaire. Aucun journal ne s'est intéressé à cette histoire.
© Luca Sola
Quelles étaient vos conditions de travail sur place ? Dans quels pays avez-vous pu le mieux et le moins bien travailler ?
GB : Le début de la révolution au Caire était délimité autour de la place Tahrir entre les tours des grands hôtel, les conditions de travail étaient confortables.
En Libye, la désorganisation du front des insurgés et la prolifération des armes utilisées à tort et à travers rendait la situation très confuse.
RH : Chaque pays a ses propres limites. Il était parfois difficile de travailler pour des raisons de sécurité, avec la menace d'être arrêté et battu comme en Egypte, alors qu'en Libye, c'est le danger lié aux combats proprement dits qui constituait une limite.
LS : La place la pire pour travailler est celle où tu ne peux pas faire confiance aux personnes qui t'entourent parce que tu ne sais pas ce qu'ils pensent de ta présence. Cet aspect a rendu mon travail très difficile en Egypte pendant la contre-révolution à l'occasion des élections. J'ai découvert des gens magnifiques sur la place Tahrir, mais également des gens prêts à t'agresser en t'accusant être un espion israélien. Parfois la foule peut être plus effrayante que des balles.
Auprès de quel camp était-il le plus pratique et intéressant de travailler, populations « rebelles » ou Etats ?
GB : Je n’ai travaillé qu’au milieu des populations insurgées. L’élan et l’espoir étaient des idées capitales et centrales de ces soulèvements.
RH : Le mieux est de pouvoir être des côtés, mais au final les accès sont plus facilement obtenus du côté qui a besoin des médias pour rapporter l'évènement. C'est généralement le camp rebelle.
© Luca Sola
LS : La chose la plus importante, c'est de comprendre que nous sommes d'un coté ou de l'autre de ce qui se passe. C'est sûr que tu ne retrouveras pas la force et la chaleur que tu peux trouver chez des gens qui luttent pour leur liberté chez des soldats où chez des mercenaires qui se battent pour le régime. Mais en tant que journalistes, nous devons comprendre que nous regardons les choses d'un certain point de vue et que notre travail en sera influencé.
Les photos que vous réalisiez étaient-elles majoritairement destinées aux médias locaux ou internationaux ? Avez-vous senti, pour les uns et les autres, des volontés éditoriales qui déviaient de la réalité que vous aviez devant les yeux, et lesquelles ?
GB : En majorité pour les médias internationaux. La notion de «réalité que vous aviez devant les yeux» n’est je pense pas une idée qui s’applique dans ces moments-là. Nous sommes au moment où s’écrit une histoire, à un endroit donné, sans recul, sans information, sans en connaitre l’issue. On essaie avant tout de comprendre, de ne pas se laisser berner par des épiphénomènes ...
Il est évident qu’à des milliers de kilomètres, la réalité est tout autre, il faut donc que le relai sur place (pour ma part, MYOP) soit vigilant. Certaines ventes ou commandes sont plus suivies que d’autre, notamment dans le respect de la légende.
RH : Mes images étaient destinées à tout le monde. Mes clients étaient internationaux, mais les images ont aussi été vues sur place. Pendant les moments les plus cruciaux des mouvements, il était visible que médias locaux et internationaux étaient sur la même longueur d'ondes.
© Ron Haviv / VII
LS : Quand on fait la couverture d'événements de la portée d'une guerre ou d'une révolution, mon premier souci est celui de raconter l'Histoire et donc je pense rarement que mes photos puissent être destinées seulement à la presse locale. En outre, la différence entre la presse nationale italienne et l'internationale est malheureusement énorme : en Italie, à part quelques exceptions, très souvent l'analyse des faits et le focus sur la nouvelle s'arrête à la recherche d'une histoire positive aux marges d'une tragédie. C'est très triste et contraignant pour nous.
Les risques étaient considérables ; on pense bien sûr à Gilles Jacquier et Lucas Dolega, disparus sur place. Avez-vous souvent eu peur, dans quels pays surtout, et quelles situations étaient les plus risquées ?
GB : La Libye, la désorganisation, les mirages F1 de Kadhafi, la retraite des insurgés vers Benghazi, sont les élements qui m'ont plus fait sentir le danger.
RH : il est difficile de comparer deux types de danger. En Egypte, il s'agissait de menaces d'arrestation et de bastonnade, qui étaient courantes, alors qu'en Libye c'était de photographier les milices qui ne vous identifiait pas correctement qui exposait au risque - le danger était omniprésent.
LS : Si l'on regarde mes travaux, je crois qu'on peut percevoir le fait que je ne suis pas un photographe de ligne de front : disons que je m'arrête quelques mètres avant. Rares sont les occasions qui m'ont amené à travailler sur la ligne de feu, étant donné que là bas tout se passe très vite, et normalement il me faut un minimum de temps pour élaborer dans ma tête les images qui m'intéressent.
Ce qui va rester aux générations futures sont des images fortement évocatrices, je pense par exemple à l'image magnifique qui ouvre le travail qui a fait remporter à Remi Ochlik le WPP, juste quelques jours avant de mourir en couvrant la révolte en Syrie.
Malheureusement, dans ce genre de situations, rester quelque pas en arrière ne constitue pas une garantie de sécurité et la situation la pire à laquelle j'ai du faire face a été pendant ma première mission en Libye, quand j'ai été obligé de opérer à l'intérieur d'un front non délimité et fluide qui faisait de moi une cible potentielle permanente.
Dans notre monde très connecté, où tout se fait en temps réel et en vidéo, qu'apporte selon la photographie par rapport aux autres médias ?
GB : Les médias sont des moyens, des outils au service de journalistes. La photographie est la résultat d’un choix, d’un mode d’expression avec lequel le journaliste se sent à l’aise pour raconter. Je ne pense pas qu’il faille opposer l’image l’écrit et le son.
Vous laissez entendre que la photo viendrait combler un manque, je ne le pense pas. C’est l’homme qui fait le document, pas le média.
© Ron Haviv / VII
RH : La photographie restera toujours puissante car nos souvenirs sont des images fixes. Elle nous donne le temps de regarder et de discerner d'une manière que la vidéo ne nous permet pas.
LS : C'est exactement ce que je disait toute à l'heure. Nous devons travailler pour créer des images qui soient un témoignage immédiat, ma qui aillent au delà, en poussant les gens à réfléchir sur les conséquences de certains choix inconscients.
Un reportage sur le sujet, parmi tous ceux qui ont été publiés, vous a-t-il particulièrement marqué ?
GB : Les photographies qui m’ont marqué sont les miennes, pas qu’elles soient meilleures loin de là mais les moments de tension y résonnent. Les moments vécus et photographiés restent bien plus longtemps que leurs ersatz au 60ème de seconde.
RH : Vu l'expansion du printemps Arabe, ce que je trouve le plus intéressant est l'interprétation que nous faisons de ces évènements.
LS : Nombreux auteurs ont capté mon attention pas spécialement pour un ouvrage particulière mais surtout pour certains images. J'aimerait rappeler encore une fois Remi Ochlik en Libye, Davide Monteleone, Moises Saman, juste pour en citer quelques-uns, et je pourrais continuer longuement
Propos recueillis par Antoine Soubrier.
Mercredi 14 mars 2012.
La page de Guillaume Binet sur le site de l'agence MYOP : http://www.myop.fr/fr/photographe/guillaume-binet
Le site de Ron Haviv : http://www.ronhaviv.com/
Le site de Luca Sola : http://www.lucasola.com/