Les baigneurs du parc d’Alep, avril 2017 © Katharine Cooper
La Syrie, sa guerre et sa destruction sont au cœur de l'attention occidentale pour les crimes contre l'humanité qui s'y sont commis et pour être le siège de l'organisation terroriste mondiale la plus offensive. Alep, dépositaire de nombreux vestiges de la civilisation mésopotamienne antique, était en guerre civile depuis 2012 et occupée par l'Etat Islamique depuis 2014. Elle a finalement été « libérée » en décembre 2016, au terme d'une semaine de bombardements meurtriers et destructeurs. La fin des combats a permis dans la région d'Alep le retour des reporters occidentaux, comme la photographe française Katharine Cooper.
Née dans la communauté blanche d'Afrique du Sud en 1978, elle a ensuite grandi au Zimbabwe. En 1999 elle a déménagé au Royaume-Uni pour suivre des études de photographie qu'elle poursuit en France à l'Ecole Nationale Supérieure d'Arles en 2001. Après avoir obtenu son diplôme en 2004 elle travaille en tant que développeuse pour Lucien Clergue et obtient en 2012 le prix Ladreit de Lacharrière. Décerné par l'académie des Beaux-Arts, cette nomination a pour but d'aider un photographe à réaliser un projet photographique original en lui attribuant 15 000€ de fonds. Katharine Cooper en a profité pour retourner sur les terres de son enfance, avec son projet « Blancs Africains » dans lequel elle a photographié les blancs vivants en Afrique du sud et au Zimbabwe, dans l'optique de documenter la vie d'une minorité. « Tout n'est pas brillant chez ces blancs-là, tout n'est pas fier, riche, arrogant et dominateur » en dira Jean-Claude Carrière.
Ses photos réalisées avec un Hasselblad 6x6 expriment les sentiments forts qui l'unissent à ses sujets. Photographiant très majoritairement en noir et blanc, l'artiste assume sa subjectivité et son émotivité photographique. « Tout ce que je fais est une façon de raconter ma vie ». Outre ses reportages en Afrique, ses sujets de prédilection sont diverses et variés, des nus féminins au surf en passant par les combattantes kurdes jusqu'aux premiers pas occidentaux à Palmyre. Encore une fois, elle a eu l'occasion au printemps 2017 de pénétrer dans un lieux au récent passé sanglant :
« Aleppo mon Amour » ou « Le Printemps d'Alep »
© Gaelle Thibault, 2016
Pourquoi ce titre « Le Printemps d’Alep » ?
C'est parce qu'il y a eu le « printemps arabe » que j'ai donné ce titre à ma série car j'ai voulu souligner que dans mon cas, j'ai vu le réel printemps à Alep. La ville commençait à revivre après la guerre, elle commençait à reconstruire, les gens commençaient à sortir sur les terrasses des cafés, à se baigner dans les rivières.
Qu’avez-vous trouvé à Alep ?
On est d'abord frappé par la destruction, mais dans certains quartiers seulement. J'étais logé dans le quartier chrétien qui s'appelle Azazieh et on voit bien sur les rideaux de fer des boutiques qu'il y a des impacts de tirs et d'explosions, mais sinon, c'était intact et très agréable à vivre comme quartier.
La première chose que j'ai voulu faire était de voir le centre historique, la citadelle, et là il y avait beaucoup de destruction, c'est frappant. Mais dans ces ruines, on croise des hommes avec des bottes en caoutchouc, couverts de poussière, qui sont en train de reconstruire.
Le crucifix criblé de balles dans le couvent de Midan,
Alep avril 2017
© Katharine Cooper
Comment s’organise la reconstruction ?
Je ne sais vraiment pas qui finance ça, j'ai l'impression que ce sont les gens qui reconstruisent eux-même leurs maisons, à petite ou grande échelle. Mais on voit des équipes d'ouvriers qui sont là et qui trient des pierres dans les décombres, ils sortent les belles pierres intactes pour les utiliser plus tard j'imagine. Il y a une grande activité et c'est très impressionnant. Ceux qui ont perdu des boutiques dans le vieux souk – qui est complètement détruit – rouvrent sur les trottoirs et forment des marchés un peu spontanément.
Quelle est l’ambiance à Alep après la guerre ?
Les gens ont une incroyable énergie, un espoir, une espèce de joie du fait qu'ils ont pu retrouver leur ville, retrouver leur maison, même une maison atteinte. Ils sont ravis de la réintégrer, de la nettoyer.
Il y a un souffle de vie à tel point que j'étais « énergisé », presque euphorique. Je serais volontiers resté encore un mois ou deux.
Garçons jouant avec toupies dans les rues d’al-Sukkari,
Alep mai 2017
© Katharine Cooper
Y a-t-il des tensions entre communautés dans la ville ?
Je n'en ai absolument pas ressenti. Dans les quartiers chrétiens il y a des musulmans qui viennent boire des coups en terrasse et fumer le narguilé. On peut voir attablé des groupes de jeunes chrétiennes sans hijab avec leurs copines qui portent le hijab. Il y a même des musulmanes qui ne portent pas le hijab du tout. J'ai parlé avec une jeune fille qui m'a dit qu'elle était musulmane et que ses copains de classe qui n'étaient pas musulmans faisaient un jour de jeûne avec elle et qu'ils partageaient le repas de rupture le soir. C'est une espèce de solidarité entre les communautés, c'est très beau à voir.
Y a-t-il toujours une présence militaire dans la ville ?
Bien évidemment, il y en a, mais beaucoup moins qu'à Damas – qui est très protégée. On se sent protégé par eux, parce qu'il y a toujours beaucoup de danger. Il y a des checks-points qui vérifient les coffres de voiture, c'est tout à fait normal en temps de guerre.
Quel est le sentiment de la population face à Bachar al-Assad ?
Je ne suis pas journaliste donc je ne pose pas de question directe. Mais les personnes que je photographiais me voyaient comme une espèce de messager du monde extérieur et donc ils me livraient volontairement des messages. Et tous ces messages-là étaient extrêmement patriotiques. Je ne pouvais pas croire que c'était une simple parade, de la femme qui vendait des biscuits sur le trottoir jusqu'au professeur d'université, car ils soutenaient tous le président. Et ils voulaient vraiment que ces guerres cessent et que tout redevienne comme avant, parce qu'ils étaient heureux avant.
Ayman porte son t-shirt patriotique dans la rue Sousse (réglisse en français),
Alep est, mai 2017
© Katharine Cooper
Quel est votre lien avec SOS chrétiens d’Orient ?
SOS Chrétiens d'Orient me soutient dans plusieurs voyages depuis 2015. C'est grâce à l'exposition de « Blancs Africains » à l’Académie des Beaux-Arts en 2013 qu'ils ont vu mes photos. Ils cherchaient quelqu'un avec un œil artistique pour aller témoigner la-bas. Ce sont eux qui m'ont invité à faire partie d'un premier voyage en Syrie. Ils m'ont sponsorisé plusieurs autres voyages, un en Irak et un autre à Palmyre en 2016, au Kosovo également et puis cette à Alep. Je ne fais pas partie de l'association et j'ai une liberté totale pour mes photos.
Pourquoi vous intéressez-vous particulièrement aux communautés minoritaires ?
Parce que j'ai toujours fait partie des minorités moi-même en Afrique du Sud et au Zimbabwe. C'est pour ça que j'ai fait ce travail sur les « Blancs Africains » en 2013 et justement, j'ai cette affinité avec d'autres groupes qui peuvent être dans la même situation.
Alep en ruines vue des toits et la citadelle au loin,
avril 2017
© Katharine Cooper
Quelle a été votre méthode de travail sur ce reportage ?
Je travaille avec un Hasselblad moyen format, donc un argentique. Ça dicte mon procédé photographique parce que c'est très lent donc il faut avoir l'accord de la personne photographiée, c'est lourd et parfois contraignant. En comptant le temps de discussion, je mets entre dix minutes et une demi-heure pour prendre une photo.
Comment avez-vous décidé quelles photos faire en couleur et lesquelles faire en noir et blanc ?
C'est une question de composition. Pour le noir et blanc en général, il faut une lumière forte qui crée des ombres et des contrastes ainsi qu'une géométrie intéressante. Quand ce n'est pas le cas et qu'il y a une touche de couleur qui entre dans la composition, je choisis la couleur. Par exemple il y a la photo en couleur d'une jeune scout avec une voiture orange dans le fond. C'est évident lorsqu'on regarde la scène.
Maja, scout devant l’église Latine et des passantes alépines,
Alep mai 2017
© Katharine Cooper
Quelles réactions ont eu les aleppins face à des européens comme vous et votre équipe ?
Je travaille seule avec un traducteur. La réaction des aleppins a été juste extraordinaire car, même s'il y avait beaucoup de syriennes avec la peau pale, les yeux bleus et les cheveux assez clairs, ça se voyait physiquement que j'étais étrangère. Et les gens venaient spontanément dans la rue pour me serrer la main. Ils me remerciaient aussi d'être là parce qu'ils sont très blessés par le regard du monde extérieur sur eux, par les sanctions internationales et par la disparition des touristes. Leur façon de m’accueillir était vraiment touchante.
Avez-vous une anecdote à raconter ?
Je me souviens de l'histoire des roses. En fait je suis arrivé à la saison des roses avec lesquelles ils font de la confiture de pétales de roses. Il y en avait sur des étalages un peu partout et je me faisais offrir des roses quasiment tous les jours, par des enfants qui venaient dans ma rue, un pâtissier qui me montrait son arrière-boutique ou encore un homme dans un parc. Voir autant de romantisme dans un lieu en ruine était assez extraordinaire et symbolique.
Quelle leçon avez-vous tiré de cette expérience ?
J'en retiens qu'il faut toujours aller voir de ses propres yeux ce qu'il se passe et croire à ses intuitions. Si on pense que quelque chose ne va pas dans ce que disent les médias, il faut aller voir. Car la plupart du temps ils n'y sont pas et je n'ai vu aucun journaliste étranger pendant mon voyage à Alep.
Abou Jumar, le vendeur de légumes, qui danse avec un bouquet de pois-chiches à Khaldiyeh,
Alep, mai 2017
© Katharine Cooper
Dans le Hors-Série printemps-été 2016 de la Nouvelle Revue d’Histoire intitulée : « Être minoritaire en terre d’islam » vous avez dit : « La question, me semble-t-il, n'est pas celle de vider l'Orient de ses chrétiens mais plutôt celle (irresponsable) de dénaturer notre culture européenne, en laissant entrer, sous prétexte de charité chrétienne, des personnes (des malheureux certainement) qui ne seront pas capable de s'adapter à notre civilisation. » Après votre reportage à Alep, avez-vous changé d’avis ?
Je ne peux pas dire que j'ai changé d'avis la-dessus. J'ai constaté la-bas qu'il y a des personnes qui sont parties à l'étranger et qui ont eu envie de retourner dans leur pays parce qu'ils sont malheureux. Chaque famille inculque des valeurs et des traditions très riches aux enfants, qu'ils ne retrouvent pas en Europe, ça c'est certain. Ils ont vraiment une culture qui a beaucoup à nous apprendre au contraire. Pour eux c'est un réel arrachement de partir de leur pays.
Après c'est très compliqué car il est normal de vouloir fuir des zones de guerre. Mais je ne suis pas sur que ce qu'on leur propose en Europe soit meilleur que ce qu'ils ont chez eux.
Pensez-vous que la crise syrienne ne nécessite pas le départ de Bachar al-Assad ?
Non. Je pense que c'est la seule personne qui fait que tout tient ensemble. Il l'a dit lui-même : si le peuple syrien décide qu'il ne veut plus de lui, il partira. C'est à personne d'autre de le décider.
Grâce à lui il n'y a pas eu de massacres des minorités. Il y a eu des attaques en 2013 soi-disant chimiques et ils ont envoyé des experts mais leur rapport n'a jamais donné de preuves. Il suffit de regarder le contexte de ces attaques, les Etats-Unis commençaient à dire que le départ de Bachar al-Assad n'était pas inévitable et il commençait à gagner du terrain alors ça n'aurait aucune logique qu'il ait fait ça. Je ne pense pas que son départ soit souhaitable pour la Syrie qui est un beau pays libre et digne.
Ali Debes (11 ans), du village de al-Foua, victime de l’attaque terroriste sur des
bus qui évacuaient des civils à Rashidin le 15 avril 2017
— ici à l’Hôpital de l’Université d’Alep
© Katharine Cooper
http://www.katharine-cooper.com