©Edouard Elias
Comment vous sentez-vous de retour en France ?
Tous les reportages sont différents, que ça soit la Syrie, le Congo, la Centre Afrique ou la Méditerranée. Parfois on rentre en ayant eu un sas de décompression avant de revenir en France. D'autres fois on peut être amené de but en blanc à travailler dans une zone de guerre l'après midi et rentrer tôt le lendemain matin. Comment on se sent ? Je pense que comme on a choisi de partir, on sait qu'on devrait revenir, donc il n'y a pas vraiment de différence et on reprend souvent ses activités.
Personnellement j'ai surtout envie de me reposer, de rester dans un environnement apaisant pour retrouver mes esprits avant de penser à un nouveau projet.
Il m'arrive aussi de partir consécutivement sur un autre reportage. Début juillet je suis parti en Irak et à mon retour je suis directement parti pour un reportage sur le football dans le sud ouest de la France avec encore dans mon sac mon gilet par balle. On a l'habitude d'enchainer et c'est un épuisement sur le long terme qui se développe.
Qu'est ce qui vous intéresse dans ce projet qui vous éloigne des zones de guerre ?
La méditerranée est une zone qui est impactée par la guerre. Je ne suis pas spécialement intéressé que par les zones de guerre mais par les gens qui se battent pour quelque chose.
Ce qui m’intéressait c'était surtout l'aspect maritime. J'ai vécu en Egypte lorsque j'étais petit, donc je sais à quel point ça peut être oppressant. Tomber à l'eau, c'est presque la fin en quelque sorte. Ces gens qui fuyaient la guerre en allant presque au suicide parce que leur unique espoir était de quitter la zone où ils se trouvaient, quitte à ce que ça soit en montant sur cette embarcation extrêmement frêle.
Pourquoi avez vous fait le choix du noir et blanc ?
Il y avait énormément de reportages qui avaient été faits sur la crise des réfugiées. Je voulais lui donner un coté beaucoup plus intemporel parce que je n'allais pas pouvoir photographier toute la route des migrants mais seulement le moment du sauvetage.
De plus, la première chose qu'on voit sur ces réfugiés sur ces images est qu'ils ont tous des gilets de sauvetage oranges alors que ces gilets ne leur sont distribués que quelque minutes avant de monter sur le navire, lors du transbordement, pour éviter les noyades lors du passage de la petite embarcation à la grande embarcation de secours. Le noir et blanc m'a permis de les effacer même si on les voit sur les photos. Ca m'a aussi permis d’omettre certains éléments tout en rajoutant d'autres comme la mer qui est d'autant plus présente que tout est en gamme de gris. On a pas juste un fond bleu mais une masse grise ou noir et ça rajoute à l'oppression.
Pouvez-vous m'expliquer le choix du titre « Et si c'était nous ? ».
Ce n'est pas moi qui l'ai choisi mais la commissaire d'exposition Aline Arlettaz. Lorsqu'on m'a proposé le titre ça m'a rappelé un moment à Bayeux, où cette exposition a pris place au festival des correspondants de guerre. Un enfant qui était venu avec sa classe m'avait dit « maintenant que je vois ce qu'ont vécu ces gens là, je comprend qu'ils sont pas venus juste pour voler nos métiers en Europe, comme peuvent le dire mes parents ». Face à ce drame, il avait finalement eu de l'empathie.
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Vous avez passé 3 semaines à bord du navire pour seulement 2 jours de travail… cela n'a t'il pas été frustrant ?
Oui et non. Ca nous permet aussi de nous mettre dans une temporalité qui est complètement différente. Le mouvement du bateau fait qu'on dort beaucoup plus, qu'on est plus fatigué, le temps est décuplé et il y a toute une préparation psychologique par rapport à ça. On se pose beaucoup de questions. Peut-être que plusieurs sauvetages m'auraient permis de voir des choses différentes, mais le plus important est qu'au contraire tout se soit bien déroulé. Et puis j'ai aussi réalisé des photos de l'équipage.
Pouvez vous me raconter une journée type sur un navire humanitaire ?
Dans un milieu de huis clos, il faut installer une routine. Je savais qu'il fallait que je sois le plus efficace possible pendant le sauvetage, que je connaisse le bateau, que je comprenne le fonctionnement sur le bâteau. Je passais du temps avec l'équipage pendant les repas, le soir mais je gardais beaucoup de temps de repos pour moi, un temps d'introspection pour me préparer au sujet. Sinon, j'allais manger à peu près à la même heure le matin, je me promenais, je lisais. Puis je passais beaucoup de temps à préparer le matériel, le contrôler, regarder les vents et la lumière, comprendre dans quel endroit la lumière est plus propice et à quelle heure. J'organisais les lieux où je pourrais prendre les photos pendant le sauvetage.
Y a t'il eu des moments où vous avez posé votre appareil pour aider ?
Oui bien sûr, au moment de sortir les gens lorsqu'ils grimpaient sur le bateau, pendant la distribution de nourriture, le soir aussi quand il fallait aller voir les gens pour leur demander si ça allait ou pas.
Pensez vous que certains sujets ou manière de les traiter soient vus et revus et qu'ils s'épuisent ?
Ils s'épuisent pas vraiment puisque s'ils sont vus et revus c'est qu'ils sont dans l'abondance et il n'y a pas d'épuisement dans l'abondance mais les gens s'y intéresseront peut être un peu moins. J'ai pas vraiment voulu humaniser un sujet qui est déjà humain. Et on peut se demander si c'est le flux d'images qui dépersonnalise le sujet. La référence est un peu bizarre mais Staline disait « La mort d'un homme est une tragédie, la mort d'un million d'homme est une statistique ». Lui il en a envoyé des millions à la mort donc ça devait certainement pas le déranger, mais c'est intéressant de voir l'image d'un homme en train de souffrir soit une tragédie, avoir des chiffres sur des dizaines de milliers de mort reste de la statistique. Faire des photos en les rendant dignes et en quelque sorte en leur donnant un caractère personnel avec un zoom sur les visages, créer une proximité avec la personne, permet de comprendre la tragédie qui se passe. Alors que des images qui seraient restées juste informatives comme les chiffres n'ont pas le même effet.
Comment instaurez vous une relation de confiance avec les réfugiés ?
S'ils n'acceptent pas de se faire photographier, je n'arriverai pas à les avoir, ou on verra une forme d'énervement chez eux et c'est pareil partout. Je dois me faire accepter par les gens et là c'était très particulier parce qu'ils étaient sortis de l'eau, et on crée pas forcément une relation mais un contact avec eux. Après, c'est comme dans n'importe quelle relation et mon travail est de ne pas être un poids pour ces gens.
Comment choisissez vous vos destinations ?
C'est aléatoire. Avec l'Irak et les puits de pétrole en feu, j'avais envie de faire ce sujet et j'avais en tête les images de Salgado que je trouvais dingues et aussi qu'en 2017 on ait la même chose qu'il y a dix ans … Un jour je lisais une bande dessinée de Manu Larcenet Le Rapport de Brodeck et dans les pages il y a tout d'un coup un décor avec des flammes et un un homme qui se souvient de son enfance. Son visage a été détruit par la guerre, on suppose que c'est pendant la seconde guerre mondiale et en fait non. Il y avait ans le ciel des colonnes de fumée et c'est ce qui donne vraiment envie d'aller photographier les puits de pétrole en Irak.
Considérez-vous qu'un photographe doit forcément être engagé, quel est votre engagement ?
Pour faire ce métier on est forcément engagé. Après, tout dépend vers où l'engagement va. Pour ma part, c'est la grande question. Je pense que c'est une recherche de liberté et de connaissance par rapport à des gens qui souffrent. Il y a montrer, témoigner, mais on ne fait pas uniquement ça. Le terrain va nous permettre de comprendre et de le partager. Pour moi c'est aussi un engagement par rapport à l'histoire, j'ai envie d'être là où l'histoire se passe. Ce qui m'étonne c'est que je retrouve ce que je voyais dans les livres d'histoire quand j'étais petit aujourd'hui dans mes photos. Et je trouve ça dingue parce que l'homme ne change pas.
©Edouard Elias
Pensez vous qu'il puisse y avoir une objectivité dans votre métier ?
L'objectivité est propre à chacun. Moi je me la crée en suivant certaines personnes. J'ai voulu couvrir les guerres en Centre-Afrique alors je suis simplement parti avec l'armée française et je n'ai raconté que ce que vivaient trente hommes de la légion étrangère lors de ce conflit. Mon objectivité était là, je n'étais pas en objectivité par rapport au conflit, je ne racontais pas une vérité générale, juste la vérité de ces hommes, leurs conditions sur le terrain, leurs souffrances, leurs doutes, quelques passages où ils se battent, puis d'autres où ils attendent. Par contre j'ai pas pris parti en disant que ce que l'armée française faisait c'était mal et les autres c'était bien.
Cherchez vous a appeller à la conscience humaniste de celui qui regarde vos clichés ?
Je cherche à marquer les gens en utilisant des images qui ont un caractère esthétique et qui font appel à des compositions qu'on pourait voir dans l'art classique pour les intéresser et finalement créer en eux un lien avec l'image qui va au delà de l'information. Est-ce que c'est faire appel à leur humanité, je n'en sais rien. Peut être, si ça leur permet de se mettre à la place des gens qu'ils sont en train de voir. Est-ce que je crois à l'humanité chez les gens, c'est encore une autre question.
Pensez-vous qu'il soit essentiel de montrer les combats et la violence pour marquer les gens ?
Non. Prenez Stanley Greene par exemple, je me souviens d'une photo de deux combattants, l'un avec un téléphone et l'autre juste appuyé sur son épaule. On les voit épuisés et on comprend toute la souffrance. Ils ne sont pourtant pas en train de se tirer dessus et il n'y a pas d'éclat d'obus à coté. Dans une autre photo, une femme est assise dans un bus, on voit juste son visage, mais elle raconte tellement de choses. C'est pendant la guerre.