©Nnoman
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Pourquoi avez-vous choisi la photographie comme outil pour exprimer votre engagement ?
J'étais attiré par la photo, dès la primaire, je me promenais avec des appareils photo jetables sur moi, même si je ne les développais pas toujours. Puis quand j'étais lycéen et que je militais beaucoup, notamment sur la question des quartiers populaires et des sans-papiers, j'ai très vite compris que je devais articuler ma passion avec ces questions.
Quel a été l'évènement déclencheur qui vous a incité à prendre des photos engagées ?
Lors d'une manifestation, des étudiants se faisaient tabasser par la police Place de la Nation. A ce moment, je n'avais qu'un argentique sur moi et pour des questions de lumière, c'était compliqué de photographier. Les pompiers avaient mis un garçon qui s'était fait tabasser sur une civière et l'avaient sanglé de partout. Un des pompiers m'avait dit que vu l'état dans lequel il était et ce qui lui avait été fait, il ne pourrait probablement plus jamais remarcher. A ce moment-là, je me suis senti investi du rôle de montrer ces choses-là, parce que les médias traditionnels étaient partis boucler leurs 20h et on ne disposait pas des mêmes moyens qu'aujourd'hui. Puis au fur et à mesure, avec la création du collectif OEIL et plus récemment avec la reprise de Fumigène Magazine, ça s'est articulé dans ce sens.
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Et à quel moment la photographie est-elle passée d'une passion à un projet professionnel ?
J'ai connu un nouveau souffle en janvier 2016, je couvrais ce qui se passait à Calais et j'ai envoyé des photos à une agence. Deux semaines plus tard, une de mes photos était en double page de Paris Match. Le fait de partir sans capital au niveau du réseau dans ce milieu est plus compliqué, mais du coup, j'ai réalisé que tout était possible.
Concernant l'année 2016, comment expliquez-vous votre interdiction de manifestation lors de la mobilisation de la loi travail ? Pensez-vous que le fait que vous vous soyez un peu invité dans ce milieu soit une des raisons pour laquelle vous avez été mis en cause ?
En fait, c'est marrant le terme de « s'inviter » c'est vraiment comme ça que j'ai l'impression que les autres nous voient. Je garde mon libre-arbitre dans mon travail. Du coup, dans le cadre des manifestations contre la loi travail, avec un rapport de force qui a été de plus en plus fort, il n'y avait personne pour m’empêcher de montrer les débordements de la police notamment. C'est ce qui m'a valu cette interdiction, qui a été amené chez ma mère avec tout un jeu autour pour effrayer ma famille. Après mon recours au tribunal administratif, le représentant du préfet de police s'est excusé à demi-mot en disant qu'il ne savait pas que j'étais photographe. On est alors en mai 2016, sachant que l'été 2014, je me suis rendu en Palestine pendant la guerre à Gaza, que j'ai également fait des reportages au Mali en traversant le Maroc et la Mauritanie en voiture … qu'on ne me fasse pas croire, qu'après tous ces déplacements, notamment ceux à risque, les autorités françaises ne savaient pas que j'y allais en tant que photographe. Là où ils ont raté leur travail d'intimidation, c'est qu'ils m'ont donné plus de visibilité médiatique.
En parlant de vos limites, j'ai vu que vous évitez de faire paraître des photos sur lesquelles on peut voir le visage des manifestants, pour éviter que vos clichés puissent être utilisés par la police. Avez-vous d'autres limites lorsque vous photographiez ?
En effet, il y a cette limite que je m'impose parce qu'on sait aujourd'hui qu'il y a une forte répression qui s'abat sur les manifestants et je ne suis pas là pour ficher les gens ou pour leur porter préjudice. Par ailleurs, ce qui est important pour moi, c'est de rendre leur dignité aux gens, notamment lorsqu'on rencontre des réfugiés qui sont dans des situations d'extrême précarité ou de détresse. Je ne publie pas non plus les photos qui sont trop facilement utilisées à de mauvaises fins et qui peuvent être reprises par un discours raciste ou xénophobe.
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Même à Paris, la prise de risque dans votre travail est indéniable ... Pensez-vous que de nos jours, ça soit de plus en plus inévitable ?
Ce qui est inévitable, c'est le rapport de force qui s’accentue. Il y a 10 ans, c'était moins dangereux de prendre des photos de manifestation comparées à aujourd'hui. N'étant pas dans un pays en guerre, nos prises de risque me paraissent injustifiées ou par exemple de devoir penser à prendre des protections, un masque à gaz ou notre groupe sanguin pour travailler sur nous … Après il y a aussi les risques du métier.
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Est-ce que vous pensez que dans notre société, on tend de plus en plus vers une insécurité ?
Je pense qu'on tend de plus en plus vers une société qui protège ses dirigeants au détriment du peuple. Et faire des images peut ébranler le plafond de verre. Les images ont une réelle force, grâce aux lives, on découvre que la police est violente en quartier populaire depuis toujours. Mais pas seulement en France, au Brésil par exemple la police doit se comporter autrement dans les favelas où ils ne peuvent plus tirer impunément sur les gens parce que les voisins se mettent tout de suite aux fenêtres avec périscope.
Ce moyen de protection existe également pour vous en France n'est-ce pas ?
Bien sûr, lorsque le soir du premier tour des élections, alors que je faisais un reportage photo, des policiers en civil m'ont sorti de la ligne de CRS et m'ont frappé au visage avec mon appareil, m'ont confisqué ma carte mémoire et m'ont volé tout mon matériel de protection, j'étais en live et le fait que des gens aient vu et entendu les menaces proféré par les policiers m'ont protégé. Cet outil qui permet d'archiver des faits directement en ligne et qui est hors de leurs porté permet aussi de mettre en évidence l'impunité policière. Après, l'insécurité en France est aussi à relativiser. Le problème est qu'on a des policiers surarmés et sous formés, qu'ils n'ont pas forcement les compétences psychologiques pour porter une arme létale face à une foule qui est en colère. C'est ce fossé qui créé le danger.
Vous semblez rejeter dans votre travail une certaine forme de neutralité voulue par d'autre, pourquoi ?
Je fais de la photo sociale et engagée. Je refuse des contrats photo lorsqu'ils ne correspondent pas à mes valeurs, même si ça doit me fermer des portes. Je ne pense pas que ca soit possible de faire un reportage neutre à Calais où on voit dans quelle condition la France accueille ou plutôt n'accueille pas les réfugiés.
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Avez-vous l'impression de renouveler la pratique journalistique ?
Ce qui est sûr, c'est que le journalisme au sens large, donc pas que la photo, s'entretient par une reproduction sociale d'élite. Ce milieu social assez favorisé a une très mauvaise connaissance de la réalité de milieux populaires. Certains fantasment ces quartiers et ont une approche très biaisée. On en est encore à la scène dans le film La Haine de Mathieu Kassovitz où des journalistes filmaient à travers la fenêtre de leur voiture. Donc peut être que notre manière d'aller sur le terrain, d'aborder les gens, fait qu'on renouvelle la pratique journalistique.
Sortir des magazines, bien concrets, vous permet aussi d'avoir une certaine légitimité n'est-ce pas ?
Oui, c'était important pour nous d'exister, de laisser un support concret entre les mains des jeunes. C'est nécessaire parce que c'est une revanche par exemple d'avoir une de mes photos en couverture du livre d'Assa Traoré, Lettre à Adama. On se gouverne nous-même comme le dit Tiers Monde. Ca nous permet aussi de faire des interventions dans des écoles et des prisons. Dans les écoles, l'échange et la transmission est très importante. En prison, c'est pareil, on ouvre une fenêtre avec eux, on aime bien dire qu'on fait tomber les murs. Surtout avec la déshumanisation très forte qui y règne, libérer la parole en discutant de photo avec des détenus qui sont isolés est très important.
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Pouvez-vous présenter en quelque mot la nouvelle revue http://fr.actuphoto.com/38102-etats-d-urgence-une-photographie-sociale-et-documentaire.html">Etats dont vous êtes membre ?
La revue http://fr.actuphoto.com/38102-etats-d-urgence-une-photographie-sociale-et-documentaire.html">Etats, se fait sous la direction d'un photo reporter qui s'appelle Yann Levy, qui fait partie du studio Hans Lucas, qui nous a rassemblés avec la volonté de retracer l'année sociale en France en photo. Dans le reportage que j'ai choisi de présenter, je rends hommage à la famille d'Adama Traoré.
Vous considérez vous comme un citoyen engagé ou un artiste ?
(Rire) On me demande souvent si je suis un artiste. Des gens m'ont démontré par a+b que je l'étais, mais je n'ai toujours pas la réponse. Ce qui est sûr, c'est, qu'au-delà de la photo, je suis un citoyen engagé. Après je ne sais pas ce qui définit un artiste ou un non-artiste et je trouve ça toujours très prétentieux de se proclamer artiste. Je fais des photos parce que j'en ai envie et j'en ressens le besoin.
Comment arrivez vous a allier les situations d'urgence, comme lorsque vous vous faite gazer et l'oeil artistique ?
Sur le coup, je ne me pose pas la question, j'essaie de ne pas shooter démesurément. J'essaie de prendre le moins de photo possible avec l'idée d'en garder le plus possible. Après quand je rentre d'un reportage, il m'arrive de ne pas être content, de ne pas trouver d’intérêt à une photo qui ne fait qu'illustrer.
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Et est-ce que vous hiérarchisez vos photos entre beau et expression engagée ?
Ah mais ça doit être les deux. Mais c'est quoi beau ? C'est subjectif et c'est pour ça qu'on s'envoie tout le temps nos photos pour avoir un avis extérieur. Il faut que la photo dise quelque chose et ouvre le débat. Et si en plus, elle est belle et qu'elle touche les gens, c'est tant mieux.
La concertation est-elle essentielle pour choisir une photo ?
Pour moi, c'est important. Lors d'une réunion du collectif, on se moquait entre nous et un ami nous a dit « de l'émulation naitra l’excellence ». Je suis assez d'accords. A force de se moquer, on avance et on tend à mieux. Il faut avoir la franchise de dire les choses parce qu'un œil critique va beaucoup plus m'importer que le like de ma petite sœur même si ça fait plaisir qu'elle mette un like.
Que comptez vous faire des photos que vous prenez, mais ne publiez pas forcement ?
Les photos concernant le comité de soutien d'Adama auraient du sens dans un livre reportage plus long. Quant aux photos sur la loi travail, elles ont déjà une visibilité dans Fumigène Magazine. Mais pour le moment, j'ai pas le projet de sortir un livre parce que ça demande de l'argent et du temps que je consacre a de nouveaux projets, notamment une série de photo avec une danseuse classique sur la place de la danse dans le milieu urbain et un projet de portrait de ma famille, qui est plus compliquer a aborder, mais qui est important pour moi.
J'ai vu que vous aviez fait une exposition éphémère sur le campus de Nanterre ...
C'était dans le cadre d'un festival étudiant. J'aime bien le support du collage avec l'idée de se réapproprier l'espace public et d'être sur tous les fronts. Dans la même idée, le fait que Fumigène Magazine soit consultable à la prison de Nanterre et aussi à l'EHESS est un grand écart important à mes yeux.
Est-ce que dans la suite logique, vous voudriez vous que votre travail vous mène à être reporter de guerre ?
Oui, le terrain est quelque chose qui m'a toujours attiré et j'ai l'impression de ne pas avoir peur d'aller sur une zone de guerre. Je pense que c'est un avantage pour y aller, mais un inconvénient pour revenir et il faut estimer les risques. Mais aujourd'hui, j'ai pas les moyens, ni financiers, ni logistique pour le faire.
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