Olivier Culmann © Soha Gupta
Autour – NEW YORK, 2001-2002 © Olivier Culmann
Votre nomination au Prix Niépce est un moment clé dans votre carrière, qu'est-ce qu'elle pourrait vous apporter ?
C'est une nomination à double tranchant. D'un coté c'est une vraie reconnaissance car celle d’un Prix historique, et qui récompense un parcours qu'on dit à mi-carrière. Il y a aussi la possibilité de créer un objet photographique, grâce au partenariat entre les Gens d’Image, qui organisent le Prix, et la Fondation Picto.
D'un autre coté, certaines personnes qui vous auraient confié un travail à un autre moment ne vont pas oser « vous déranger » en se disant que vous avez certainement mieux à faire. Alors que les photographes ont plus que jamais besoin d'avoir des commandes pour vivre. C'est le coté un peu moins positif.
Votre pratique photographique suit pour chaque projet une sorte de protocole obligatoire acceptant quelques libertés. Pensez-vous qu'il y a un parallèle à faire avec la société où les individus ont quelques libertés dans un cadre strict?
Je me suis rendu compte au fur et à mesure de mes projets photographiques que l'une des thématiques récurrentes de mon travail est celle du conditionnement. C'est une notion qui me fait peur et qui peut être dangereuse, tant pour une société que pour un individu, mais également pour un travail artistique. « Les Mondes de l'école », par exemple, est un questionnement sur le conditionnement au sein des systèmes scolaires. Cette idée est également présente dans les séries « Une vie de poulet », « Watching TV » et « The Others ». Le conditionnement est donc présent dans la majorité des sujets que je traite. Artistiquement, j'ai donc choisi de ne pas être conditionné par une forme photographique particulière, mais plutôt d’opter pour un nouveau langage à chaque nouveau projet. C'est une certaine mise en danger.
Pourquoi être passé d'une photographie classique des « Mondes de l'école » jusqu'à « Watching TV », à une esthétisation des images dans votre travail à partir de « Diversion » ?
Je ne dirais pas « esthétisation », puisque si l'esthétique est certes diverse, elle pouvait être déjà présente dans « Les Mondes de l'école ». Au début de mon parcours et dans les séries des années 90, j'étais peut-être davantage influencé par les photos que je connaissais, de Cartier-Bresson ou d’autres photographes de Magnum par exemple. J'ai commencé par cette forme photographique parce qu'elle me convenait, puis je m'en suis éloigné parce que je me suis rendu compte qu'elle enfermait mon regard dans une certaine façon de voir le monde. Au début des « Mondes de l'école », projet qui a duré sept ans, je pensais être dans une photographie photo-journalistique. Mais je me suis rendu compte au fil des années, avec Mat Jacob (avec qui j'ai réalisé ce projet), qu'on avait un passif plutôt négatif par rapport à l'école et que notre travail, malgré son esthétique photo-journalistique, était bien plus un questionnement sur l'éducation à travers le monde qu’un travail purement documentaire.
Les Mondes de l'école © Olivier Culmann
Pourquoi les photos de plusieurs de vos séries comme « Les Mondes de l'école » et « Watching TV » ont été réalisées dans plusieurs pays du monde ?
Pour des raisons différentes. Dans « Les Mondes de l'école », on avait un certain doute par rapport à l'éducation en France et on voulait savoir si l'école nous apportait le bagage intellectuel qui nous rendait plus libre par la suite, ou au contraire nous enfermait dans un certain mode de pensée. On a eu envie d'aller voir si il y avait d'autres propositions ailleurs, d'où la recherche dans le monde et dans chaque pays d'éventuelles pédagogies différentes. Le constat est que, dans 99% des cas, l'éducation est globalement calquée sur le même modèle occidental, diffusé à travers le monde, notamment via ses anciennes colonies.
Pour « Watching TV » c'est différent car, à la différence des « Mondes de l'école », j'ai volontairement mélangé les photos issues de différents pays. Ce qui m'intéressait n'était pas de montrer la différence entre les pays mais d'avoir une vision générale sur le téléspectateur. Le but était de ne pas enfermer le téléspectateur dans sa culture et son pays, bien que ça transparaisse dans certaines images, mais qu'il devienne un téléspectateur du monde. Je voulais casser aussi cet enfermement que pouvait être le fait de calquer une nationalité sur quelqu'un.
Que cherchiez-vous par ce procédé dans « Watching TV » ?
J'ai cherché à la fois les similitudes et les différences. Il y a effectivement des choses que l'on retrouve dans de nombreux endroits. Par exemple et je n’ai jamais trop compris pourquoi, beaucoup de gens mettent un coussin sur leurs genoux lorsqu’ils regardent la télévision. Il y a comme ça des signes, des attitudes qu'on retrouve partout, notamment cette attitude de passivité, cette espèce d'inertie totale, qui fut l’origine de ma préoccupation et donc le point de départ du projet.
D'une façon générale, ce qui m’intéresse ce sont les sujets a priori « pas intéressants ». Il y a des choses exceptionnelles qui se passent dans le monde, comme un conflit ou une catastrophe naturelle par exemple, mais qui restent un moment particulier de l'histoire d'un pays. Par ailleurs, il y a des choses plus quotidiennes et beaucoup moins spectaculaires qui me semblent tout aussi intéressantes, mais qui sont très peu photographiées. D'un point de vue photo-documentaire, je me mets toujours à la place de quelqu'un qui vivrait dans un siècle et qui tenterait de comprendre notre époque actuelle. S'il ne voyait que des photos de gens en train de faire la guerre, de famines ou de tremblements de terre, il aurait une vision assez réductrice et particulière sur notre époque. Alors que beaucoup plus d'êtres humains sont devant leur écran de télévision qu’en train de faire la guerre, on n’y prête très peu attention.
Watching TV, 2004-2007 © Olivier Culmann
August Sanders et Martin Parr ont cherché dans leurs travaux à transmettre une image de leur société pour les générations suivantes, est-ce votre cas ?
C'est vrai que je me pose souvent cette question de l'intérêt d'un travail dans sa longévité. Je me méfie des projets photographiques qui sont dans l'air du temps et qui vont être liés à une certaine esthétique de l'époque, à une certaine mode, voire pire à certaines attentes du marché. Lorsque j'ai commencé la photographie, nous vivions encore de l’économie de la presse et étions donc naturellement plus proche de l’esthétique du reportage. Aujourd'hui, nous sommes quasiment passé dans l’économie de la galerie, de la vente du tirage et donc du collectionneur. Je me méfie de la tendance de certains photographes qui, pour pouvoir répondre à cette attente, vont adapter leur forme et leur démarche photographique à une demande économique plutôt qu'artistique. L'idée de la liberté de création est très importante pour moi.
Avez-vous pensé à reproduire la démarche de « Watching TV » sur les utilisateurs d'écrans type ordinateurs et smartphones ?
On m'a en effet souvent posé la question suite à ma série « Watching TV ». Mais celle-ci a été réalisée à un moment où il y avait beaucoup moins d'ultra-connexion qu'aujourd'hui. Et, comme je l’ai dit précédemment, c’était avant tout l’attitude globale d'inertie qui m’avait interpelée. Or, dans l’utilisation d’Internet ou des téléphones portables, c'est un peu différent parce qu'on est davantage actif. Ça m'intéresse aussi - je ne dis donc pas que je ne le ferai jamais - mais pour moi c'est un peu autre chose.
À propos du téléphone portable, je me suis d’ailleurs intéressé récemment au phénomène du « Selfie ». C'est une série beaucoup plus petite, car ponctuelle, réalisée en Corée du Sud lors d'un séjour, effectué en 2014, dans le cadre du projet collectif de Tendance Floue intitulé Korea On / Off. Je me suis amusé à faire une série d’autoportraits avec une perche à Selfie, ustensile qu'on voit énormément là-bas. Avec en tête ce questionnement : pourquoi, tout d'un coup, y a-t-il eu cette inversion de l'appareil photo, auparavant dirigé de soi vers les autres, comme notre œil, et soudainement retourné vers soi-même ? Je trouve que c'est une question sociétale très actuelle et qui mérite d’être posée, d’autant que le phénomène s’est propagé à travers toute la planète et à vitesse grand V. Pourquoi a-t-on soudainement ressenti cette nécessité de se regarder soi-même et surtout de propager vers les autres l'image de soi ? Comme si, pour exister, pour être présent au monde, il fallait être présent sur l'image…
Watching TV, 2004-2007 © Olivier Culmann
Votre passage à l'autoportrait avec « The Others » est-il un tournant dans votre conception des modes de représentation ?
Non, ce n'est pas un tournant. L’autoportrait est un outil qui m'a semblé pertinent à un moment donné, mais je pourrais passer complètement sur un autre mode.
L’idée était née d'une série intitulée « Faces », que j'avais réalisé en 2008, un an avant de retourner vivre en Inde. Celle-ci m'avait donné la clé d'une partie du projet « The Others ».
Mais d'une certaine façon, les photographies de « The Others » ne sont pas réellement des autoportraits. Si je m'utilise comme matériau, c’est pour tenter de « photographier » des gens, vus en vrai, en essayant de reproduire leur l'apparence.
Etes-vous contre les modes de consommation actuels que vous critiquez dans « Une vie de Poulet » ?
La consommation, la surconsommation ou la malbouffe sont des questions très actuelles qui me concernent et me préoccupent, mais comme n’importe lequel d’entre nous. On vit dans un monde capitaliste où le profit passe avant la qualité ou la santé. Mais ce qui m'avait intéressé plus spécifiquement dans « Une vie de poulet », c’était avant tout et encore une fois l'idée du conditionnement.
Je commence souvent mes projets de façon intuitive, parce que je sens que ça touche à quelque chose qui m’intéresse ou me préoccupe. Puis, dans un second temps, j’en comprends l’enjeu, le sens et les véritables raisons qui m’ont poussé à le faire. C'était le cas pour « Les Mondes de l'école », la série sur le service militaire ou le reportage sur l’industrie du poulet. Je n'ai fait le rapprochement entre ces deux séries que plus tard, dans « Une vie de poulet ». Ce n'était absolument pas prémédité.
Votre travail vise-t-il à rendre son libre-arbitre à la population par la prise de conscience des cadres qui la conditionne grâce à vos photos ?
Je n'aurais pas cette prétention, mais le questionnement étant primordial dans mon travail, j’aime voir les visiteurs d’une exposition se questionner. Lorsque j’ai montré « The Others » en Inde, ce fut intéressant de voir que les gens ne comprenaient qu'au bout d'un certain temps qu’il ne s’agissait en réalité que d’une seule et même personne.
Je suis resté plusieurs jours sur place à observer les visiteurs. Au bout d’un moment, certains s’en rendaient compte par eux-mêmes. J’en voyais parfois dire à leurs amis : « Mais regarde, en fait c'est le même, c'est le gars qui est là-bas ! ». La plupart étaient totalement interloqués.
Ce qui m’intéressait, avant tout, était que cela questionne la photographie elle-même. On croit que la photographie montre le réel, alors qu'elle n'en est qu'une interprétation. Je voulais volontairement créer le doute. Je voulais poser la question en Inde car, plus encore qu’ailleurs, c'est un pays où les gens sont très catégorisés, pour des raisons sociales, religieuses, régionales, etc. Qu’une seule et même personne puisse y incarner différentes catégories est totalement impossible. Cela a réellement surpris le public et cela a souvent créé une très grande hilarité. J'ai trouvé intéressant de provoquer ce double choc chez les gens.
The Others - Phase I © Olivier Culmann
Entre sensibilité et dénonciation, considérez-vous qu'il y a une « mission de l'art » ?
Je ne me sens pas investi d'une « mission ». Mais je trouve toujours intéressant de provoquer quelque chose. Pour ma part je tente de provoquer des questionnements, parce que je n'ai pas la prétention d'amener les réponses. Mais effectivement si l'art n'est qu'esthétique et ne sert qu'à décorer sa maison ou fructifier financièrement, ça ne m’intéresse pas.
Autour – NEW YORK, 2001-2002 © Olivier Culmann
La démarche collective dans laquelle vous vous inscrivez tant professionnellement avec Tendance Floue qu'artistiquement par votre collaboration avec les laboratoires de création digitale indiens, est-elle la méthode de l'avenir ?
D'une façon générale je n’en suis pas sûr parce que, par essence même, le métier de photographe est un métier de solitaire. Même lorsqu'on travaille collectivement, la plupart du temps on est seul lorsque l’on prend des photos.
Par contre travailler collectivement est effectivement quelque chose qui nous est cher à Tendance Floue. On a engagé, depuis début mars, un projet qui s'appelle Azimut. Il s’agit d’une marche qui fonctionne sous forme de relais. Chaque photographe marche neuf jours à travers la France puis passe le relai au suivant. Chacun étant libre de son itinéraire sur la partie qui lui est allouée. Nous avons invité à y participer autant de photographes extérieurs au collectif qu’il y en a à l’intérieur. Pour l’instant et sauf erreur, il est prévu qu’environ vingt cinq photographes y participent. Mais de nombreux autres photographes nous sollicitent pour participer au projet. On se rend compte que ça répond à un vrai besoin, peut-être parce que la situation actuelle est particulièrement difficile pour les photographes, qu’ils sont donc plus isolés et plus en danger. Si nous en trouvons les moyens, il est donc possible que nous décidions de prolonger cette aventure.
Y a-t-il une volonté pédagogique à travers votre travail dont l’aboutissement se retrouverait dans vos enseignements et ateliers photographiques ?
Les projets photographiques que je fais n'ont pas vocation à être pédagogique. Par contre, depuis un peu plus de dix ans, je fais régulièrement des ateliers, des workshops ou des stages photo, car je trouve toujours intéressant de tenter d’apporter quelque chose aux autres. Dans la plupart des stages que je fais, l'intitulé est du type « Chercher sa propre photographie ». J'essaye d'accompagner chacun dans une démarche ou une direction qui - de par son histoire, sa vie ou sa sensibilité - lui sont propres, c'est-à-dire qui ne pourraient pas être réalisées par quelqu'un d'autre. Je ne leur apprends pas une méthode qui serait la mienne et je ne cherche surtout pas à leur imposer ma façon de faire. J'essaye de les accompagner dans leur propre recherche. Le résultat de ces stages est donc généralement très différent d'une personne à l'autre.
De par votre pratique photographique qui se place dans la recherche constante de l'innovation et dans l'expérimentation, vous considérez-vous comme un photographe à la pointe de la recherche?
Non, pas du tout. Pour moi chaque nouveau projet est un retour à la case départ. Même si chaque travail permet malgré tout d'avancer dans sa recherche, je recommence à chaque fois avec de nouveaux questionnements.
En revanche l'expérience photographique m’intéresse beaucoup. Me mettre en danger, voire mettre en danger la photographie elle-même, m’interpelle particulièrement ces derniers temps. Pour « The Others » par exemple, j'ai inversé le processus habituel qui consiste à aller quelque part avec sa forme photographique et à en ramener des images ; là je suis allé quelque part et je me suis adapté à une forme photographique locale, puis je n’ai ramené des images des gens du pays qu’à travers ma propre personne. Cela a été une expérimentation totale.
The Others - Phase I © Olivier Culmann
Quelle question guide votre recherche ?
Dans la forme photographique mes projets sont très différents, même si l'idée du conditionnement, l'utilisation de l'humour ou un certain décalage reviennent fréquemment dans mon travail. Mais s’il devait y avoir un questionnement récurrent, ce serait sans doute sur le medium photographique lui-même.
Quels sont vos projets en cours et à venir ?
Si j'ai quelques projets, encore à l'état de gestation, j'ai surtout travaillé ces derniers temps sur « l'après The Others », notamment sur la scénographie et la circulation des expositions. Plusieurs expositions sont d’ailleurs prévues pour la rentrée (*).
J'ai également travaillé à un projet qui s'est étalé sur ces deux dernières années, dans le cadre de résidences en milieux scolaire, et qui a notamment donné lieu à un ouvrage qui s'appelle « Passages ». Sur le principe de la série, je me suis contraint à garder un cadre fixe dans des classes, pendant une demi-heure ou une heure. Chaque image est donc un instant arrêté, mais n’est présentée qu’avec les autres. D'une seconde à l'autre, une photographie peut tout raconter ou son contraire. On voit un même élève s’ennuyer à un moment, écouter le cours à un autre, faire le pitre, s'endormir, se battre avec le voisin, etc.
Si je voulais pousser le vice, je pourrais, avec les images issues de ces séries, répondre à n'importe quelle commande sur l’éducation scolaire. Mais, en jouant sur l’aspect décisif du choix de l’instant, le but de ce travail est avant tout un questionnement sur la pratique photographique. Une sorte de pied de nez au mythe décisif…
The Others - Phase I © Olivier Culmann
(*) The Others sera exposé cet automne au Landskrona Foto Festival en Suède, au Centre André Malraux au Bourget et place de la République à Paris dans le cadre des Rencontres photographiques du 10ème. http://www.actuphoto.com