© Sylvie Meunier, Patrick Tourneboeuf - 2017
Comment a démarré le projet American Dream ?
Sylvie Meunier : Je travaille principalement à partir de photographies anonymes, donc forcément je vais beaucoup dans les vide-greniers. Pour American Dream, on a trouvé les premières photos, Patrick et moi, dans un salon à Porte de Champerret. Dans une caisse, il y avait un lot de photos qui devaient sortir d'un même album provenant des Etats-Unis. Parmi elles, on a trouvé quelques images du même type que celles d'American Dream, c'est-à-dire représentant des familles qui posaient devant leur maison et leur voiture. Cela nous a tout de suite interpellés. Par curiosité, nous sommes allés sur Ebay pour découvrir si ces images étaient isolées ou si elles représentaient une pratique courante dans ces années-là. On s'est alors rendu compte que c'était un mode de représentation très classique des Etats-Unis de l'époque. C'est très étonnant car en Europe on ne fait pas ce type de photographie, on fait plutôt des photos de gens qui mangent, il y a cette tradition de se réunir autour d'un repas.
Selon vous, pourquoi ces familles avaient-elle l'habitude de poser ainsi devant leur maison et leur voiture ?
S.M. : Cette pratique s'étale sur les années 50 et 60. J'y ai tout de suite vu l'incarnation du rêve américain, ces familles qui quittent les grandes villes pour s'installer dans les banlieues, dans un petit pavillon avec pelouse et voiture. En faisant cette photo à l'époque, on disait au monde : « On s'est installés, on a réussi notre vie ». On achetait un pack qui comprenait la maison et tout ce qu'elle contenait, clé en main. Tout le monde s'était installé de la même manière et avec des voitures similaires. C'est ce qui a donné des photos qui se ressemblent toutes. Que les gens soient pauvres ou riches, c'était une manière de montrer sa vie.
Vous avez formé un vrai binôme pour construire le projet. Quel est l'avantage de travailler à deux ?
Patrick Tourneboeuf : Lorsqu'on est tout seul, ce qui motive la création et ce qui la perturbe, c'est le doute. Il est synonyme de réflexion, d'angoisse, mais aussi peut-être de réussite. Dès que l'un de nous a un doute, il demande l'avis de l'autre. Si on l'a tous les deux sur une photo, on l'enlève.
S.M. : Il y a un réel échange au quotidien, mais American Dream c'est le premier projet qu'on a fait dès le départ tous les deux, puisque les premières images on les a trouvées ensemble et on a continué ensemble.
© Sylvie Meunier, Patrick Tourneboeuf - 2017
Vous considérez-vous comme collectionneurs de photographies ?
P.T. : On ne se considère pas comme des collectionneurs mais comme des collecteurs. La nuance, c'est qu'on ne cherche pas absolument à trouver l'image manquante.
S.M. : En tant qu'auteurs, on est effacés, on n'intervient pas sur les collections. Un collectionneur est quelqu'un qui va avoir une obsession sur un type d'image, sa collection ne s'arrêtera que quand il les aura toutes. Pour nous peu importe. Je ne fais que récupérer des images qui me donnent envie de faire des projets. La collection de photographies n'est pas une possession mais une sauvegarde de l'histoire. On s'intéresse au sujet avant tout.
Pourquoi s'intéresser à la photo de famille en particulier ?
S.M. : La photo de famille est un grand mensonge, même si on ne s'entend pas du tout, il y a ces quelques secondes au moment de la photographie qui font qu'on a l'impression d'un bonheur familial. Ce qui me trouble dans la photo anonyme c'est qu'on ne sait pas ce qu'il se passe avant ni après.
P.T. : La photographie est un fil de funambule. On veut s'inventer une histoire, savoir ce qu'il s'est passé avant la photo et après. La photographie de famille est à la fois précieuce, et en même temps on ne sait pas quoi en faire. On n'a pas envie de la détruire mais on ne sait pas la valoriser.
© Sylvie Meunier, Patrick Tourneboeuf - 2017
Sylvie, vous avez créé en 2011 l'association « Les instantanés ordinaires » où vous recensez par thèmes des photographies retrouvées. Comment décidez-vous d'un projet en particulier ?
S.M. : Une idée arrive toujours avec une photo qui, de par son format ou son sujet, déclenche quelque chose, une interrogation, un sentiment. Je peux collecter des images sans qu'elles ne me paraissent avoir de sens sur le moment, et ce n'est que plus tard que je me rends compte qu'elles iraient bien avec un certain thème. Je marche au coup de cœur, à l'intuition.
Pensez-vous que la photographie anonyme est une forme d'art ?
S.M. : L'intérêt pour nous n'est pas plastique ni artistique. Souvent quand je travaille à partir de photographies anonymes j'en fais d'autres choses, je réinterprète, et c'est là que l'art intervient. Pour American Dream, par contre, ça me paraissait important de les laisser comme elles étaient. Une image seule n'est pas intéressante, mais mises ensemble elles dessinent le portrait d'une époque révolue. Je ne crois pas qu'une photographie de famille soit artistique en tant que telle, mais elle peut le devenir par l'usage qui en est fait. Ce qui est artistique, c'est le fait de sortir ces images faites dans l'intimité d'une famille pour les utiliser en tant qu'artiste, les remettre dans une sphère publique et donc en faire autre chose que leur première nature.
© Sylvie Meunier, Patrick Tourneboeuf - 2017
La collection de photographies est-elle particulièrement importante pour vous du fait de la disparition de la sacralité de la photo papier aujourd'hui ?
S.M. : Pour moi, cela n'a pas été une motivation consciente. Mais c'est vrai que c'est très étonnant, il y a une préciosité parce que l'on faisait moins de photo avant. Il y a des familles qui n'ont eu qu'un seul album dans leur vie.
P.T. : Les photos que les jeunes font aujourd'hui seront très vite perdues, c'est là le paradoxe. On ne fait plus les photos de la même manière. L'image aujourd'hui est une parole, elle fait partie de la conversation.
Vous vous apprêtez à exposer une œuvre à la Fondation Cartier qui comprend 196 photos de famille, certaines déjà présentes dans American Dream. Comment avez-vous choisi les photos montrées ?
S.M. : D'abord, elles devaient toutes être en format carré, donc on a enlevé celles qui ne l'étaient pas. Cela a été un jeu de tri. Il faut guider le regard pour réussir à montrer 196 images sans avoir une impression de masse. On voulait qu'il y ait des cohérences, qu'on puisse lire de manière horizontale, verticale, et diagonale. Nous avons créé une structure : les hommes seuls, les femmes seules, les couples, etc. Nous avons ensuite positionné les images de manière graphique : sur la ligne du haut, les images contiennent un ciel important, quand sur la ligne du bas, les images contiennent plus de sol.
P.T. : La narration va beaucoup plus loin qu'une simple lecture de l'image. Il y a des associations qui créent une force. On a choisi des photos plutôt joyeuses, même si je les ai montrées à quelqu'un qui les a trouvées très tristes, parce qu'elles sont une forme de mécanisme de la réussite sociale.
American Dream
de Sylvie Meunier et Patrick Tourneboeuf
Paru le 29 mars 2017 aux http://www.editionstextuel.com/"
32€
Événements à venir :
Sortie d'« American Dream » le 29 mars 2017.
Une œuvre de 196 photos sera exposée à l'exposition « Autophoto » la Fondation Cartier à partir du 20 avril 2017.
Sylvie Meunier exposera une série intitulée « Petits repas en famille » au Festival MAP, Toulouse du 1er au 30 juin 2017.
Patrick Tourneboeuf exposera « The Diamond Trace: Kimberley, South Africa in Photographs » au MIT Museum, Boston, à partir du 12 avril.
Patrick Tourneboeuf exposera une œuvre à la Bibliothèque Nationale Française à l'occasion de l'exposition « PaYsages Français . une aventure PhotograPhique (1980-2017) » à partir du 20 octobre 2017.