© Corentin Fohlen, Haïti
Comment est né cet ouvrage ?
J'ai vraiment découvert Haïti le jour du tremblement de terre, le 12 janvier 2010. À l’époque, je couvrais l’actualité et j'ai décidé de partir en indépendant cinq jours plus tard. Puis j’y suis retourné plusieurs fois en 2010, toujours en lien avec des commandes. Ensuite, j'ai mis un peu de côté Haïti, je suis passé à autre chose. J'y ai repensé en 2012, quand je réfléchissais à une autre manière de travailler, parce que j’en avais un peu marre de traiter l'actualité. J’y suis retourné une vingtaine de fois sur six années, mais sans commande, et cela a donné ce livre.
C’est donc une démarche plutôt personnelle ?
Exactement. C’est la première fois que je retourne plusieurs fois dans un pays. Quand je m'y rends à nouveau en 2012, je ne sais pas trop ce que je vais faire. Mais en explorant le pays plus en profondeur, et notamment la société haïtienne, je découvre une nouvelle manière de travailler qui n’a plus cet angle très "journalistique".
Vous avez couvert beaucoup d’autres zones dans le monde. Pourquoi être retourné précisément à Haïti ?
Je sais pas si il y a quelque chose qui m'a poussé là-bas "précisément". Mais je pense que le fait que ce soit un petit pays, francophone, dans lequel j’étais allé plusieurs fois m'a aidé. J’avais déjà bien accroché avec les gens, sur la complexité du pays et de sa situation. Il y a aussi le fait qu’on ne m’en avait parlé que du point de vue catastrophique et humanitaire. Tout cela combiné a fait que j’avais une envie forte d’y retourner.
© Corentin Fohlen, Haïti
C'est ce que vous expliquez dans votre préface : vous aviez envie de déconstruire les préjugés post-séisme sur le pays ?
Cette formulation est venue avec le temps, à force d’approfondir mon travail et d’explorer un peu. Je sentais qu’il y avait quelque chose, d'où mon intérêt initial. À la base, je voulais juste faire un road trip, me balader dans le pays et tenir une sorte de carnet de voyage. Très rapidement, j’ai repensé à un sujet et à une manière de l'exprimer. Au début, c’était plus sur l’actualité du pays. Je voulais raconter les choses absurdes qui existaient, en lien notamment avec l’humanitaire. Et à force d’y retourner, je me suis dit que l’absurdité, c’était trop caricaturale. Je voulais raconter plus subtilement les choses. J'ai décidé de diviser mon livre en plusieurs chapitre quand j’ai commencé à concevoir vraiment ce que je voulais dire, c’est à dire montrer l’autre versant d’Haïti, loin des stéréotypes.
Vous avez accordé une grande partie au tourisme humanitaire et à l’ingérence internationale dans votre livre. Est-ce ça le vrai problème d’Haïti aujourd’hui ?
Non, il y a plein de problèmes. Mais le plus fondamental pour moi, c’est le fait qu’on résume ce pays à sa seule misère. En le faisant, on empêche de mettre en lumière le reste. Du coup, cela attire toutes ces problématiques d’ingérence et de tourisme humanitaire, ou même le poids de la religion. C’est un territoire qui n'a jamais été indépendant. Il a toujours été exploité et continue de l’être aujourd’hui de différentes manières. Cette misère, c’est une façade. C’est un pays qui a connu une extrême richesse, qui a enrichi la France, et qui a des potentiels. En résumant le pays par sa misère, on en perd les énergies et les ambitions.
Vous vouliez mettre l’accent sur l’espoir et la fierté du peuple haïtien ?
C’est vraiment le mélange des deux. C’est une manière de le réhabiliter et d’essayer de changer la vision qu'on en a. Effectivement, il y a la fierté de ce peuple extrêmement ambitieux : l’existence d’un ministère du tourisme, le fait qu’il y ait une fashion week, et beaucoup d'autres facteurs font que c’est un pays comme un autre. Il a sa bourgeoisie, ses cultes, les mêmes références que n’importe quel autre endroit.
Cela montre aussi que c’est un pays qui ne veut plus uniquement être montré et utilisé. Quand on a qu’une seule vision, on va uniquement chercher à l’aider, mais pas de la façon la plus adaptée. L’ingérence humanitaire, par exemple : cela fait 40 ans que ça dure à coups de milliards, et le pays ne se développe pas plus. On ne sait pas où va l’argent ; les gens, les associations, et même les orphelinats font un peu ce qu’ils veulent. Même certains Haïtiens tombent dans une mentalité attentiste et dépendante quand on leur répète qu’ils ne sont bons qu’à recevoir de l’aide. C’est cela aussi ça que je dénonce : casser le stéréotype pour mettre en lumière les ambitions d'Haïti.
© Corentin Fohlen, Haïti
A qui s'adresse ce livre : aux touristes, aux photographes, aux journalistes ?
C’est pour tout le monde, autant pour les Haïtiens que pour les étrangers qui ne connaissent pas le pays. Mais c’est avant tout un livre de photographie documentaire. Le travail de photographe y est aussi important que le travail de journaliste. On a par exemple un résumé historique à la fin, des textes, des légendes extrêmement nourries et documentées. C’est un objet qui raconte la complexité d’Haïti qui peut être destiné à tous ceux qui s’intéressent soit au développement, soit au pays, soit à la photographie.
Vous êtes-vous inspiré de quelqu'un pour le réaliser ?
Je ne me suis pas inspiré du travail d’un photographe en particulier. C’est un mélange de tout. Ma première référence en photographie était Martin Parr. Et on le retrouve ici dans le tourisme humanitaire, avec une volonté très sarcastique et ironique. Mais c’est aussi Cartier-Bresson dans l’obsession du cadrage, et même Alex Webb dans la couleur et les jeux de plans. C’est un mélange certainement inconscient. Je travaille beaucoup à l’instinct et je n’ai pas forcement de références.
Qu’est-ce qui change entre un journalisme d’actualité et une approche plus documentaire, comme sur Haïti avec une analyse de fond travaillée ?
Ce qui change, c’est la notion de temps, de réflexion et de choix sur ce que je vais raconter. L’actualité se borne un peu à raconter une manifestation ou une période électorale. Elle est dépendante de celui qui lit et de la manière dont va être décrétée l’actualité. Ici, c’est moi qui suis porteur d’une réflexion car j'impose mon angle. J'ai vite été repris par mes vieux démons de l'actualité. J’avais tout de suite envie de raconter mon histoire, donc j'ai dû prendre mon temps.
Mais venir de l'actualité m'a aussi permis de réfléchir à ce que j’allais raconter et comment, et de ne pas me contenter de faire des photos d’ambiance. Ce qui est extrêmement gratifiant avec ce livre, c’est qu'il m’a permis aussi de façon très subjective d’imposer un point de vue sur Haïti. L’impact de cet ouvrage a aussi une retombée sur les choix des journaux, car beaucoup de gens parlent de mon travail.
Comment voyez-vous l’avenir du photojournalisme ?
C’est une question vieille de dix ans ! Je pense qu’il n’y a jamais eu autant d’avenir pour le photojournalisme. Après, l’avenir du photojournaliste, c’est autre chose. Il n’y aura pas d’avenir pour tout le monde car de plus en plus de personnes veulent faire ce métier. On a de plus en plus d’écoles, de bourses et de formations. C’est un métier exponentiel par son rayonnement, mais ça ne veut pas dire que tous ceux qui veulent faire ce métier pourront en vivre.
Paradoxalement, il n’y a jamais eu autant de possibilités de diffuser son travail. C'est comme la musique : tu peux être un amateur et avoir un million d’écoutes sur un morceau enregistré dans ton garage. C’est le paradoxe de notre société car chacun peut diffuser son travail et c'est génial, mais il y a trop de photographes pour trop peu de médias sérieux, prêts à les rémunérer.
© Corentin Fohlen, Haïti
Avez-vous des conseils à donner aux jeunes photoreporters ?
Pour commencer, il ne faut jamais écouter les conseils des autres photographes ! Quand j’ai commencé, on m’a conseillé d’arrêter parce que « le métier était mort ». Donc il ne faut jamais écouter les conseils des vieux cons, dont je fais partie (rires) ! Chaque photographe a un parcours différent, sa propre manière de travailler. Plus sérieusement, il faut juste croire en ce qu’on veut faire. Il faut avoir des choses à raconter, et il faut le faire bien. Surtout y aller à fond. Je pense que ceux qui ont ça au fond d’eux vont se donner les moyens de leurs ambitions, ça ne peut que marcher !
Pensez-vous réellement que « une image vaut 1000 mots » ?
Je ne sais pas, je n’ai pas compté les mots ! Mais si tu regardes dans l’histoire, ce qu’on retient le plus, c’est une photographie. Ce qui résume la guerre du Vietnam, c’est une photographie. Pareil pour Tian'anmen et pour le Débarquement. C’est rarement une phrase ou un film. On a Guernica, la peinture de Picasso, qui résume la guerre d'Espagne, c’est vrai. Mais ça reste une image.
Une image reste la même avec le temps. Elle n’est jamais modifiée ou dépassée. Elle fige une situation, une émotion, un symbole. Par exemple la photo de la jeune femme tenant cette fleur face au militaire et sa bâillonnette, de Marc Riboud. Quasiment personne ne se souvient pour quelle manifestation c’était. Et pourtant, tout le monde reproduit inconsciemment cette scène aujourd’hui dans les manifs. Je pense que l’image a ceci de fantastique, je pense que c’est pour ça que je suis devenu photographe. Le message est compris par tout le monde ; c’est ça la force d’une image. C’est un langage universel.
http://www.lightmotiv.com/?page=editions&idkey=28"
Photographies et textes : Corentin Fohlen Préface : Jame Noël Postface : Jean-Marie Théodat PRIX AFD/Libération du Meilleur Reportage Photo.
35 euros