© Nicolas Moulard
© Johann Rousselot / Signatures
Vous avez commencé la photographie au début des années 1990 dans le milieu bien particulier des discothèques (à Bruxelles, Paris et Londres). Le premier grand reportage que vous avez réalisé concerne Delhi, comment expliquer ce passage du monde superficiel de la nuit à une Inde plus réaliste ?
J'ai voyagé en Inde entre 1992 à 1995. J'étais étudiant et j'avais l'impression de faire du grand reportage, c'est cette notion qui est importante : j'avais l'impression. L'Inde était une destination vraiment exotique pour moi. « Quoiqu'on fasse là-bas, on fait du grand reportage », c'est ce qui se disait à l'époque. Au même moment, J'ai commencé à shooter dans les discothèques. J'ai adoré cet univers. 1994, c'était une année importante. Nous assistions à une ascension de la musique électronique, techno. Ce n'était d'ailleurs pas seulement un mouvement musical, mais un vrai changement de société. A l'époque, je m'intéressais au look. C'est un monde de show, idéal pour la photo. J'aime photographier quand on n'a pas besoin de s'excuser, quand on n'a pas l'impression de déranger. C'est peut être un point commun avec mon travail réalisé à Delhi. L'Inde est un pays assez facile d'accès : on ne se retrouve pas face à une barrière sociale. Dans le monde arabe, on hésite parfois un peu plus.
Vous n'avez donc jamais ressenti de gêne liée aux différences culturelles ?
Je commence à connaître ce pays et je pense que j'en ai capté les codes. A mon avis, c'est une question d'habitude. En Inde, la relation à l'image est simple : les Indiens sont très ouverts et ils aiment ça : « We love picture very much ». Les gens sont profondément gentils et bienveillants avec moi. Peut-être y a t-il une alchimie entre l'Inde et moi.
Pourquoi l'Inde ? On suppose que vous avez envie de rendre compte de l’évolution de Dehli... mais n’avez vous jamais pensé à photographier d’autres villes qui sont dans la même situation (développement à double vitesse, processus d’industrialisation) ?
Au-delà de la photographie, l'Inde est un pays particulier : soit on déteste, soit on adore. Il y a quelque chose avec ce pays. On n'a jamais fini de le découvrir, de le comprendre... Je ne fais pas des photos juste pour faire des photos : j'aime le mode de vie indien. Pour le moment, c'est Delhi. Je n'ai pas encore totalement terminé ce projet car je voudrais éditer un livre. Vingt-neuf photos ne suffisent pas à témoigner de la ville. J'aimerais aussi associer des auteurs indiens. Ce livre serait l'aboutissement de tout un travail ! Je sais quelles sont les images qui me manquent. La pollution et le trafic par exemple sont des sujets qui me tiennent à coeur et je n'ai pas encore LA photo qui montre ces phénomènes.
D'ailleurs, en parlant de bonne photo, on pense tout naturellement à celle de cet homme sur son vélo, entouré de ballons de couleur, sur fond de décharge. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les conditions de la prise de cette photo ?
J'avais déjà repéré le lieu : un paysage industriel à l'est de Delhi. J'avais shooté cette usine sous tous les angles. Mon matériel était rangé, j'étais sur le départ et là, je vois arriver cet homme au loin. Je me suis mis à courir pour me replacer et prendre le cliché. Jamais je n'avais prévu un tel moment...
Vous avez photographié la « double société » de Delhi : l'extrême pauvreté et l’opulence (célébrités, mannequins, etc.). Avec qui le contact a-t-il été le plus dur à établir ?
Avec l'élite. Enfin, ce sont les premiers contacts qui sont difficiles. En Inde, plus on est riche et plus on se protège de l'extérieur. C'est cela Delhi aujourd'hui. Cela se retrouve dans l'urbanisation d'ailleurs avec les « Integrated Townships » : des quartiers autonomes, c'est à dire sécurisés avec un minimum de commerces, un hôpital et des écoles éventuellement. La logique est de limiter les déplacements. Il y a une autre logique aussi : les villes indiennes sont non réformables, c'est à dire qu'on ne peut pas abattre et tout reconstruire comme ça. Alors les riches populations bâtissent ailleurs et se protègent...
Avec les gens les plus modestes, le contact est donc plus facile...
Oui, le contact est plus humain. En fait, ma question de départ était : « Comment peut-on vivre à Delhi ? ». Cette question est venue avec la vision abominable que j'ai eue un jour en 2008, depuis une décharge à Yamuna, à l'est de Delhi. Ce jour-là, la ville était particulièrement affreuse : l'air était poisseux et gris, la ville sale. Face à moi, une montagne de déchets. J'ai pris quelques clichés. J'avais devant moi l'enfer urbain : les déchets au premier plan et les habitations au second. C'est à partir de là que tout a commencé. Comment peut-on vivre comme ça ? Comment cette ville peut être aussi laide d'un point de vue architectural ? Comment peut-on supporter de voir ses enfants jouer au milieu de ces déchets ? Comment peut-on accepter d'avoir vue sur cette montagne depuis ses fenêtres ?
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La question de l'urbanisation est centrale dans votre travail...
A Delhi, les gens sont obligés de construire eux-mêmes car l'Etat n'a jamais répondu aux besoins de logement. L'agence qui gère tous les terrains de la ville et qui est censée gérer tous les logement est corrompue et a donc servi les riches. Les dirigeants ont totalement raté l'indépendance de l'Inde. Ce sont des zones qualifiées d'« unauthorised », terme que j'ai traduit par « ville pirate ». L'expression est juste mais très péjorative. Or on ne peut pas leur en vouloir : ils ne vont pas attendre 30 ans avant d'avoir leur logement.
Cet aspect de la ville m'a choqué. Bien sûr, le Delhi britannique est joli, à l'image du Temple de Humayun. Mais ce n'est pas là que les habitants vivent. J'ai poussé plus loin mon questionnement : est-ce une ville du 21e siècle ? Est-ce un modèle ? J'ai voulu travailler sur le modèle de la ville pirate qui envahit tous les interstices de la ville officielle et qui va beaucoup plus vite que la ville planifiée dont rêvent les dirigeants mais qui est loin de la réalité. Je crois que Delhi est un modèle caricatural voire extrême de la ville du 21e siècle. Et en même temps, c'est contradictoire car la ville se développe sur le modèle du 20e siècle, un modèle dépassé : tout pour l'automobile, la construction de tours. Un modèle qui repose sur une économie grise tout en voulant rejoindre les grandes villes comme New-York, Paris ou encore Shanghai. Je n'y crois pas trop.
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C'est l'environnement, mais j'aime bien qu'il y ait une présence humaine car cela donne une dimension de l'endroit. Il y a trois volets à ce travail. D'abord le décor : cela me paraît compliqué de raconter une ville sans planter le décor. Après, il y a les portraits car je voulais être près des gens. Du paysan au commercial, du riche au pauvre : je souhaitais montrer un large éventail des habitants de la ville. Enfin, je voulais à tous leur poser trois questions identiques et c'est d'ailleurs à partir d'elles qu'ont été rédigées les légendes des photos.
Quelles étaient ces trois questions ?
« Est-ce que vous aimez Delhi ? » ; « Quel est selon-vous le problème numéro 1 de Delhi ? Qu'est-ce qu'il faudrait changer ? » et « Je vous donne une somme illimitée, mettons 1 million, qu'en feriez-vous ? » Je voulais connaître le rapport à l'argent des sujets que je photographiais car, selon moi, c'est l'argent qui construit cette ville et non pas des urbanistes ou des politiques qui pensent au bien-être des citoyens. On entend souvent que les gens se fichent de Delhi, qu'ils y viennent juste pour y faire de l'argent.
Que répondaient-ils à cette troisième question ?
« Acquérir un toit à moi » et « Donner une éducation à mes enfants » sont les réponses qui revenaient souvent, pour les plus pauvres d'entres eux. D'autres m'ont répondu : « Je voyagerai, je ferai le tour du monde. » Certains jeunes issus de famille modeste m'ont dit qu'ils dépenseraient cet argent pour acheter une maison à leurs parents - la famille est un pilier de la société indienne. D'autres encore disaient vouloir investir dans un mouvement pour vraiment changer cette ville. Pour trouver ces informations, il faut lire les légendes – ce que tout le monde ne fait pas. Le livre relatera davantage leur réponse.
Où situez-vous la frontière entre esthétisme et photojournalisme ?
Je me définis comme un photojournaliste. L'esthétique ne peut pas primer sur l'information. En tant que photographe, on n'aime pas exposer une image que l'on trouve esthétiquement moyenne. Selon moi, le jeu c'est de trouver un équilibre entre quelque chose d'acceptable esthétiquement et une information qui est vraiment là. Ce qui arrive souvent, c'est d'avoir une image qui « claque » mais qui n'est pas forte en information ou inversement. Nous sommes en permanence confrontés à ce dilemme. Sur ce travail, j'ai préféré exposer des images que je trouve peut-être un peu plus faibles esthétiquement mais dont je ne pouvais pas me passer.
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Dans la première partie de l’exposition, une photo ressort tout particulièrement (centrée et imprimée en grand format) : des enfants au cœur d'une aire de jeu, un choix qui peut surprendre. Comment s'explique la mise en valeur de certains clichés par rapport à d'autres ?
Les formats étaient le résultat d'une décision commune avec le commissaire d'exposition Alain Mingam. On voyait cette image centrée, en grand format car elle donne à voir un contraste. C'est un portrait de reportage : j'avais posé la série de trois questions au père. J'estime que la photo est réussie : elle est le symbole des classes moyennes aujourd'hui. Nous sommes dans un township, c'est à dire dans une zone résidentielle composée de tours de 20 à 30 étages avec au milieu cette aire de jeu standardisée. Et cela ne me fait pas rêver : je ne m'imagine pas descendre avec mes enfants par l'ascenseur et les regarder jouer à cet endroit. En plus, l'homme sur la photo est un promoteur immobilier, il vend ces choses-là. J'avais le sentiment d'un bonheur publicitaire et l'impression de faire une image un peu « corporate » de l'Inde : des parents heureux de voir leurs enfants jouer. C'est un cliché plein d'ironie...
Avec l'explication, cela devient plus clair. Petite question logistique : êtes-vous accompagné lors de votre travail sur le terrain ?
Oui, j'avais une assistante qui était rémunérée - avec la bourse notamment. Elle traduisait essentiellement et puis je lui donnais quelques recherches à effectuer afin que je puisse programmer mes journées, mes déplacements.
Ce n'était donc pas un appui « technique » ?
Non, je fais les photos tout seul. J'ai mon boîtier, une batterie dans la poche et un flash de reportage. Il faut être mobile, léger et simple. J'ai un gros flash par contre que je pouvais régler avec un bol que je pouvais filtrer (un Q-flash).
Vous vous êtes spécialisé dans la photo couleur, pouvez-vous nous expliquer ce positionnement ?
Oui, concernant Delhi, l'unique photo en noir et blanc est un portrait. Je trouve qu'il n'est pas utile de faire du noir et blanc pour rajouter de la dramaturgie. C'est drôle parce qu'il y a beaucoup de débats sur les images trop retouchées, antinaturelles, mais qu'y a-t-il de plus antinaturel que le noir et blanc ? Qui voit le monde en noir et blanc ? J'aime bien l'information de la couleur. Cette dernière est fondamentale dans mon travail.
Vous parliez tout à l'heure de votre projet de livre, un très beau projet, en avez vous d'autres ?
J'ai un rêve, encore plus ancien que le projet de Delhi : j'aimerais voyager au quatre coins de ce pays avec un studio mobile : un camion aménagé en studio. Cet équipement me permettrait de faire des portraits. J'aimerais faire un livre de portraits qui rassemble toutes les communautés de ce pays, du Rajasthan aux montagnes himalayennes en passant par les indigènes du Centre-Est. C'est un projet qui nécessite un gros budget.
Quels sont les photographes qui ont influencé et influencent encore votre travail ?
J'aime beaucoup le travail de http://fr.actuphoto.com/31896-lars-tunbjork-le-maitre-de-la-couleur-est-decede.html" qui est décédé il y a deux ans. Il suffit de voir son travail au flash : le rendu est assez acide. J'aime aussi le projet qu'il a réalisé sur le monde des bureaux, sur la petite bourgeoisie suédoise. Autrement, j'ai eu un premier vrai « flash » pour les Portraits dans l'ouest américain de Richard Avedon. Son travail est magistral. Enfin, Alex Webb est pour un moi un vrai maître en matière de street photo : il a le sens du moment, de la lumière et de la composition des plans successifs. Ce sont trois univers complètement différents. J'ai beaucoup de sources d'influence.