Abbas by Melisa TEO
Au temple Sri Ranganathaswamy, un éléphant donne, contre quelques pièces de monnaie, sa bénédiction avec sa trompe à une pénitente.
Celle-ci a offert ses cheveux à la divinité du temple, sa tête est couverte d'une pâte de curcuma protectrice ; Tiruchirapalli (Trichy), Inde
© Abbas / Magnum Photos (pages 188-9)
Ce titre « Les Dieux que j'ai croisés » n'est pas qu'une référence au divin, il évoque les hindous eux-mêmes. Il y a près d'un milliard de dieux chez eux, dites-vous, car aux divinités, il faut ajouter les pratiquants : un sacré défi photographique que de tenter de les capturer, comment vous est venue cette idée folle ?
Je ne les ai pas tous capturés (rires) ! J'étais plutôt bien disposé envers l'hindouisme avant d'y aller, de par mes lectures notamment. Je trouvais que l'art hindou était magnifique, beaucoup plus développé que l'art bouddhiste par exemple. Mais quand on voyage, on rencontre des gens, on tire des conclusions, et j'ai abouti à la suivante : il y a non seulement 330 millions de dieux, mais il faut y ajouter les 800 millions d'hindous ! Parce que, dans la façon dont ils se comportent, chacun devient un dieu. J'ai montré ce texte à Amina Okada-Hussein, conservateur en chef au musée des Arts asiatiques – Guimet où elle est en charge des collections d’art indien, et elle a trouvé que c'était effectivement cela : chaque hindou est un peu un dieu.
Dans vos textes, vous avez une distance avec la religion et ses pratiques qui est à la fois salutaire, mais surtout particulièrement drôle. Dans vos photographies, à quelques rares exceptions près, il en va tout autrement : rien de vraiment gai chez ce « peuple de joyeux allumés » : du texte ou de l'image, qui dit la vérité ?
C'est intéressant que vous me disiez cela, car je n'en ai pas conscience ! Je n’ai pas d'explication sauf celle de vous dire que ce sont deux regards parallèles, d'un côté la photographie et de l'autre les textes. Ils ne se croisent pas vraiment. On ne photographie pas comme on écrit et vice versa.
Les célébrants confient la statue de Durga, l'avatar bengali de la déesse Kali, à la rivière Hoogly ; Kolkata, Inde
© Abbas / Magnum Photos (pages 2-3)
Seize jours après sa crémation, les cendres, ainsi que trois os de la défunte, sont jetés dans l'océan ; Varkala, Inde
© Abbas / Magnum Photos (pages 18-9)
Et c'est à votre journal de voyage que vous avez choisi d'associer votre travail couleur, dans la seconde partie de l'ouvrage. Une tentation à laquelle vous n'avez su résister, dites-vous. Expliquez-nous.
C'est une gageure de vouloir photographier l'Inde en noir et blanc ! C'est mon style pourtant, c'est ma vision, mais là c'était trop fort et j'ai décidé de faire un peu de couleur. Avant, j'avais trois appareils, deux en noir et blanc, l'autre en couleur. Maintenant je travaille en digital, avec un seul appareil et un zoom 24X70. Il suffit d'appuyer sur un bouton et l'on passe à la couleur, c'est extraordinaire !
Photographier un pays comme l'Inde, c'est prendre le risque de tomber dans la photographie spectaculaire et/ou folklorique. Axer le sujet sur la religion et ses pratiques double les risques. Comment évitez-vous ces écueils ? Grâce au noir et blanc ?
Je n'essaie pas de retranscrire la réalité, je veux la transcender, c'est-à-dire faire en sorte qu'il y ait plusieurs niveaux de lecture dans mes photographies. Le noir et blanc m'aide en cela, car le discours est rendu possible alors qu'il ne l'est pas dans la couleur. Imaginez cette photo en couleur (NDLR, p.36-37) : de l'ocre, du blanc, une chemise rouge, un peu de bleu, un peu de jaune... Cela tue l'équilibre de la photo. La couleur, ça distrait !
Vos critiques à l'égard de l'Inde ou des Indiens sont parfois féroces, à commencer par celles à l'égard de votre sujet de prédilection : la religion et les ferveurs qu'elle suscite parfois. « Je ne comprendrai jamais la « folie » religieuse, son aberration », écrivez-vous.
Si je comprenais, je n'aurais pas passé 40 années dessus ! C'est comme l'amour, le jour où vous comprenez, vous ne tombez plus amoureux, c'est fini. Je suis toujours ébahi par la foi des gens, par leurs pratiques religieuses, leurs ferveurs... Comme sur cette photographie (NDLR, p.98-99), quand je l'ai prise, j'ai vu cette masse de 3 000 personnes, toutes nues, cendrées, foncer sur moi pour plonger dans les eaux sacrées. J'ai pris des coups, je saignais même, parce que si quelqu'un se met devant eux, ils le frappent !
En général, les conditions de votre travail ont été plus sereines...
Oui ! Il y a seulement deux raisons pour lesquelles les hindous interdisent de photographier : la sécurité et le fait que, selon eux, certains dieux n'aiment pas être pris en photo. On vous autorise certains jours et pas d'autres, mais en général c'est vraiment un pays très ouvert ! Tous d'ailleurs, le Sri Lanka, le Népal et Bali aussi. Vous savez, quand ils ne veulent pas être photographiés, en général je n’insiste pas, mais si la photo est vraiment importante pour moi, je la fais en douce et je déguerpis.
Parmi vos critiques de l'Inde, celle qui ne cesse de revenir concerne le problème de la crasse. Il semble vous avoir traumatisé, au point d'interroger une professeure bengalie et de lui suggérer une puja de la propreté ou d'écrire « J'ai découvert le cul du monde » à Bundi. N'en faites-vous pas un peu trop ?
Non, je n'en fais pas assez (rires) ! Pour l'une de mes plus belles photos (NDLR, p.20-21), j'avais littéralement les pieds dans la crasse ! Pour une autre (NDLR, p 36-37), c'était dans du poisson pourri, vous ne pouvez pas imaginer l'odeur ! Je me suis retenu, croyez-moi ! C'est ce que je me disais à chaque voyage : « Abbas, cette fois tu ne vas pas regarder la crasse, tu vas la transcender et regarder les hindous » et au bout de trois jours, je craquais ! C'est trop ! Tous ceux qui connaissent l'Inde disent la même chose !
Pensez-vous vraiment, comme vous l'écrivez, que ce problème de crasse est lié au système de castes ?
C'est une hypothèse. Ce qui est extraordinaire en fait, c'est que personne ne semble la voir et que personne n'en parle ! Parmi tous les romans et les essais que j'ai lus, il n'y a que Naipaul qui en parle, et encore, parce qu'il est un Indien de l'extérieur, né à Trinidad. Paradoxalement, les hindous sont très propres ! L'hindouisme leur impose de se laver : la première chose à faire en se réveillant est de prendre un bain avant de prier. Beaucoup d'étrangers ne voient pas la saleté parce qu'ils sont dans des hôtels 5 étoiles et qu'on les transporte dans un bus climatisé d'un temple à l'autre. Un touriste ne va jamais dans les endroits que j'ai photographiés.
Dans le temple de Batur, de jeunes étudiantes de l'Institut des arts d'Indonésie se préparent à accomplir une danse traditionnelle rejong ; Kinmantan, Bali.
© Abbas / Magnum Photos (pages 164-5)
Un fidèle prie de bon matin devant un autel au bord du lac ; Pushkar, Inde
© Abbas / Magnum Photos (pages 22-3)
Vous vous montrez également impitoyable, voire méprisant parfois, envers « l'Inde émergente » : pourquoi ?
Parce que je n'y crois pas, et je ne pense pas avoir été méprisant. J'ai été en Chine récemment, et là on peut parler de « pays émergent » ! Je suis impitoyable, mais en même temps je suis juste. J'essaie de montrer l'autre Inde. La tradition et la modernité peuvent cohabiter, mais je me demande où est l'Inde émergente quand on voit arriver à Vanarasi (NDLR, Bénarès ou Banaras : grand centre religieux et lieu de pèlerinage) des bus et des bus de paysans, secs comme des sarments de vigne, débarquer pour aller se baigner. Ce n'est pas toute l'Inde bien sûr, il y a des poches de modernité !
On l'a compris, vous n'êtes pas du tout angélique au sujet de l'Inde. Avez-vous aimé ce pays ?
Évidemment ! Chaque jour était extraordinaire, mais j'ai été « émerveillé par l'Inde, exaspéré par les Indiens ! » Ce que dit Michaux aussi. Même si j'admire leur résilience. Ce n'est pas comme à Paris, ils ne sont pas en train de se plaindre ou de rouspéter : ils se débrouillent. Pour un photographe, c'est un paradis, si j'ose dire. Même dans la vie de tous les jours, il y a toujours des images à faire, au coin de la rue...
Sur l'aire du ghat de crémation de Bamakhepa, un sannyāsin tantrique utilise le crâne de son guru décédé pour « décupler ses pouvoirs spirituels » ; Tarapith, Inde
© Abbas / Magnum Photos (page 105)
Vos travaux photographiques ont comme point commun la religion, en quoi diffèrent-ils néanmoins ?
Pour l'Islam - sujet sur lequel j'ai fait deux livres - j'avais un compte à régler. Après avoir couvert la révolution en Iran pendant deux ans, j'ai vite compris que cette vague émotionnelle et religieuse n'allait pas s'arrêter aux frontières iraniennes. C'est pour cela que j'ai commencé le travail sur l'Islam. Les islamistes ont pris mon pays et ont confisqué une révolution qui était nationale.
Avec les chrétiens, je n'avais pas vraiment de problème, le sujet était plutôt plaisant à photographier. J'ai adoré photographier les polythéistes parce qu'ils ont des rituels magnifiques et que, même sans y croire, on trouve cela visuellement intéressant. J'étais même devenu ami avec une chamane russe qui opérait à Touva, au nord de la Mongolie. Un jour, elle m'a dit : « Mais Abbas, tu n'y crois pas vraiment à ces choses-là ! » Elle avait raison, mais s'il n'y avait pas de rituel chamanique, musulman ou chrétien, je serais « out of business ». Avec le bouddhisme, j'étais aussi très libre, car je n'avais rien à prouver ? Même chose pour l'hindouisme : je les trouve plutôt drôles !
Et le judaïsme ?
Je suis en train de terminer. Je suis allé en Israël plusieurs fois, en Ukraine, à New York, en France, en Éthiopie avec les Falash Mura... Je voulais aller en Iran parce qu'il y a là-bas une communauté de 20 000 juifs iraniens, mais je ne pouvais pas y travailler librement, alors j'ai été les voir aux États-Unis. Le livre est pratiquement fini.
Et après ? Vous semblez avoir fait le tour de toutes les religions.
J'ai eu une espèce d'intuition en Chine. Il n'y a pas de religion, mais il y a une culture qui se nourrit de Confucius, Lao Tseu et Bouddha. Sans oublier Mao. Je ne sais pas si je vais le faire, on verra !
Dans le Temple d'Or, le lieu le plus sacré des sikhs, un croyant tient une feuille pour y recevoir le darshan, l'offrande de nourriture du matin ; Amritsar, Inde
© Abbas / Magnum Photos (page 108-9)
Votre rapport à la religion a-t-il évolué depuis vos premiers travaux ?
J'ai une relation purement professionnelle avec Dieu. Il ne me dit pas ce qu'il faut faire et je ne le conseille pas non plus. Je ne le tutoie pas, et c'est très bien comme cela. Chacun à sa place. Mais je respecte les croyants, même si je ne les comprends pas ! Sauf quand ils me disent ce que je dois faire et ce que je dois penser, alors là ça ne va plus !
Vous comparez le photographe au militaire en campagne qui a de longues périodes d'inactivités entrecoupées par l'action frénétique. « Ou bien comme les putes », vous avait dit non sans malice Eve Arnold...
C'est important l'attente dans la photographie ! C'est pour cela qu'il y a en général, deux façons de travailler. Soit le temps est un ennemi et il faut donc tout préparer en amont, prendre un fixeur, etc. Le travail que j'ai fait en six semaines, je pourrais le faire en deux ou trois. Soit le temps est un allié et dans ce cas-là il faut s'en servir. Il faut être prêt à le perdre. Il ne sera d'ailleurs jamais totalement perdu : au retour d'un cul-de-sac photographique où rien ne se produit, vous rencontrerez autre chose ! Il faut rester ouvert à ce qu'il se passe, à vos influences... Moi, je travaille plutôt comme ça.
Dernière question au sujet de votre journal de bord : c'est un vrai ?
Bien sûr ! J'ai toujours un petit carnet avec moi. Je prends des notes tous les soirs et cela va faire cinquante ans que ça dure. Parce qu'on oublie beaucoup de choses… Un carnet de route est aussi impitoyable qu'une planche-contact !
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Voyage parmi les Hindous
Abbas/Magnum
Editions Phaidon
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