FRANCK VOGEL ©FREDERIQUE PHILIPONA
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Comment avez-vous choisi ce sujet sur le fleuve Colorado ?
Je travaillais sur le Nil en Ethiopie et je me suis dit que ça ne devait pas être le seul fleuve où il y a des problèmes. En creusant, j'ai trouvé le Brahmapoutre et le Colorado. J'ai alors découvert qu'il s'agissait du seul grand fleuve qui ne se jette plus dans l'océan. Pourtant, cela fait maintenant dix ans que c'est le cas. Mais, bien sûr, les Etats-Unis ne communiquent pas trop là-dessus puisque ce sont eux les fautifs. L'année dernière, j'ai donné une conférence à l'université de Columbia, à New York, sur les 300 personnes de mon auditoire, composé de personnes lambda mais aussi de chercheurs, 80% d'entre eux ne savaient pas que le Colorado n'atteignait plus le Mexique.
Après avoir choisi cette thématique, comment avez-vous procédé ?
J'ai passé cinq semaines là-bas. J'ai travaillé en amont avec un professeur de la NASA, sur l'impact du réchauffement climatique et de la poussière de sable sur les eaux du Colorado. Sur place, j'ai aussi travaillé avec une ONG de pilotes bénévoles qui donnent des heures de vol pour des projets environnementaux.
En fait, la cause du problème actuel date de 1922. A l'époque, l'eau du Colorado a été répartie entre les différents états et ethnies qui peuplent les alentours du fleuve, mais en mettant de côté les petites minorités comme les Navajos. De plus, le calcul a été fait en quantités et non en pourcentages, et à un moment où il pleuvait beaucoup. Cela a rendu la répartition complètement illogique. Celle-ci a néanmoins été inscrite dans la Constitution, de sorte qu'il est extrêmement difficile d'y toucher, aucun président ne s'y est encore risqué. A partir de 1930, il a commencé à pleuvoir de moins en moins et il était trop tard pour changer la répartition. Le résultat aujourd'hui, c'est que 300 fermiers s'accaparent 70% de l'eau du grand fleuve. Il y avait une logique à cela à l'époque où ces endroits étaient les greniers des Etats-Unis, mais maintenant, cette eau sert surtout à produire de la luzerne pour nourrir le bétail. Cette culture nécessite beaucoup d'eau.
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Comment avez-vous découvert l'existence de ces gigantesques fermes en plein désert ?
Pendant que je travaillais sur le projet sur place, je suis tombé par hasard sur l'une d'elles. Il y avait là 90 000 têtes, dispatchées sur 2 560 000 m2 d'auvents et d'arroseurs, parce qu'il fait 45°C. Quand on sait qu'il faut 3550 litres d'eau - dont 90% pour la luzerne - pour produire un steak de 200 grammes, c'est une énormité ! Je me suis rendu compte que les fast-foods étaient en train de tuer les Etats-Unis. Parce que la plupart de cette viande leur est destinée. Je connaissais l'existence de « petites » fermes, mais ne me doutais pas que certaines avaient cette ampleur ! Même le journaliste américain qui m'a aidé pour ce sujet, pourtant spécialiste du thème de l'eau, n'avait aucune connaissance de ce type de ferme. Celle que j'ai vue est pourtant la plus grosse de l'Imperial Valley.
Après avoir vu ces fermes, avez-vous changé la direction de votre travail ?
L'axe n'a pas vraiment changé. Je suivais toujours l'angle « le grand fleuve qui ne se jette plus dans la mer » et je comptais toujours faire des photos aériennes. Au début, je comptais me focaliser sur les dérives de Las Vegas. Mais en quantité, la ville n'utilise que 15% des eaux du Colorado. C'est l'agriculture dans les zones désertiques le vrai problème.
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Dans votre ouvrage, vous parlez des réserves indiennes qui n'ont plus accès aux eaux du Colorado. Vous évoquez également les Mexicains, car le fleuve ne passe plus la frontière de leur pays. Cherchez-vous à dénoncer les disparités sociales à l'oeuvre sur ce territoire ?
Oui bien sûr. Il y a une photo qui figure au début du livre : celle d'un cimetière de vétérans Navajos. Ça ne me plaisait pas du tout que le drapeau américain soit déchiré, mais je me suis dit que finalement, c'était une très belle métaphore. Ce drapeau était l'histoire des Etats-Unis. Il est coupé pile au niveau de la bannière étoilée, juste au milieu. En haut ce sont les riches, les Blancs. Ils ont la richesse et l'eau. En bas, ce sont les Autres. Cela reflète typiquement les inégalités au sein de la population américaine. Autre signe de ces disparités sociales : le passage de gros 4x4 sur les petites routes de sable. Cela provoque des nuages de poussière qui, en s'accrochant sur les manteaux neigeux, vont accélérer la fonte.
Vous avez publié l'article dans Géo, en décembre 2015. Avez-vous eu de mauvais retours des personnes que vous y critiquez (comme les fermiers par exemple) ?
Non, ils n'ont pas forcément eu l'info. L'article n'a pas encore été publié aux Etats-Unis. Mais quand le livre sortira là-bas, peut-être... En revanche, ce qui m'a touché avec le sujet sur le Colorado, c'est que http://www.geo.fr/photos/reportages-geo/photos-le-colorado-un-fleuve-epuise-par-l-homme-159154" était le plus lu, le plus partagé, sur toute l'année 2015. On pourrait dire que faire des sujets comme ça ce n'est pas très glamour, pas très joyeux, mais au contraire pour moi c'est plutôt une motivation, j'ai envie de me battre pour faire changer les choses. Voilà pourquoi je donne des interviews. Parce que c'est important que cela soit diffusé le plus possible. L'essentiel est que les gens parlent de ce livre. Que cela fasse réagir. Peut-être que certains mangeront même un peu moins de viande...
Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans ce sujet sur l'eau ?
Ce qui m'a choqué, c'est qu'à chaque fois, plus je creusais et plus je découvrais des choses ahurissantes dont très peu de personnes ont vent. Pourtant, à l'échelle cosmique, l'eau est plus rare que l'or. C'est ce que j'ai écrit au début de Fleuves Frontières. Si on arrivait à intégrer ça, on ferait plus attention. Il n'y a déjà pas beaucoup d'eau douce, mais en plus on la pollue. Comme c'est rare, ça devient source de conflit. C'est déjà le cas avec le fleuve Jourdain. Cela va continuer avec le Mékong. Même pour le Colorado, si le Mexique s'en mêle, les choses peuvent vite dégénérer.
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Cet intérêt pour le thème de l'eau et de l'environnement vous vient-il de votre formation en agronomie ?
Cela vient même d'un peu avant. Je suis alsacien, mes parents sont hyper écolos, on avait un grand jardin et une maison à la campagne. Après j'ai fait des études d'agronomie et j'ai pu connaître l'envers du décor, les tenant et aboutissants. C'est quelque chose qui m'a beaucoup touché. L'avantage de ma formation est qu'elle me permet aujourd'hui d'être plus écouté qu'un photographe ou qu'un journaliste lambda. C'est pour cette raison qu'on m'a invité à Columbia par exemple. Pourtant, je ne suis pas un expert mondial !
Vous ne regrettez pas ce changement d'orientation ?
Je pense que chacun a son rôle sur terre. On n'est pas là par hasard. Moi mon rôle c'est d'être un diffuseur d'informations, de révéler les choses. J'ai nettement plus d'impact en étant photojournaliste qu'en étant ingénieur. Parce qu'en travaillant pour une entreprise, on est formaté et on ne se rend pas forcément compte de ce qui se passe. Alors que, lorsque l'on est journaliste, on est plus libre. On rencontre des gens qu'on n'aurait pas forcément rencontrés en tant qu'ingénieur : des activistes, des écolos, etc. C'est ça qui permet d'avoir une vision un peu globale, et donc plus juste, de ce qui se passe réellement. C'est très important de voir de ses propres yeux.
Fleuves frontières - La Guerre de l'eau aura-t-elle lieu ?
Franck Vogel
Editions La Martinière
39€