© Niels Ackermann / Lundi13
Il est assez insolite de pénétrer dès le revers de la couverture dans votre série photographique, exposée en pleine page de surcroît. Aviez-vous une idée préconçue d'un format d'ouvrage qui faciliterait une immersion totale dans votre travail ?
Oui, je voulais un petit format, avec l'image pleine page, quelque chose de très immersif où l'on peut voir toute l'image en un seul coup d'oeil. L'entrée dans le livre se fait directement et jamais je n'aurais pensé que l'on puisse faire quelque chose comme cela. C'est une idée très provocante, mais j'adore ! Le papier non couché était également important, je souhaitais avoir une texture qui me rappelle l'adolescence en elle-même, un peu comme sa peau, rugueuse et douce à la fois. En plus, il a même une odeur incroyable !
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« J'étais venu à Slavoutytch pour photographier l'architecture de la ville la plus jeune d'Ukraine... Puis j'ai rencontré Ioulia. », écrivez-vous au sujet d'une rencontre qui semble déterminante. Pourquoi elle ? Comment Ioulia est-elle devenue en quelque sorte l'héroïne d'un travail photographique de trois années ?
C'était en avril 2012. Il faisait gris, froid, et je me baladais tout seul dans les rues de Slavoutytch. On en a vite fait le tour ! À force de faire tous les jours deux-trois photos d'immeubles déprimants, je me disais qu'il n'y avait rien à faire dans cette ville et que j'allais pouvoir arrêter le sujet là. C'est à ce moment précisément que je vois cette fille, Ioulia, qui embrasse un garçon dans un parc. J'essaie de faire une photo, on commence à discuter, et par chance elle avait un peu appris l'anglais aux États-Unis. Elle était en contact avec plein de gens dans la ville, et elle est devenue une sorte de guide. Elle m'a montré des gens d'horizons différents, des jeunes bobos aux gens un peu plus à la marge, comme Kiril. Je photographiais tous ces gens, mais progressivement c'est sa vie qui m'a captivé, parce que sa vie changeait, contrairement à celle des autres. D'ailleurs, elle est à Paris en ce moment, pour l'exposition. J'ai organisé cela avec l'ambassade pour être sûr qu'elle ait son visa : j'avais vraiment envie qu'elle puisse voyager, parce qu'elle n'a pas retiré grand-chose de ce projet, à part le livre. À Slavoutytch, cela lui a même apporté plus de problèmes qu'autre chose...
Sa mère aurait-elle vu les photographies ? Ioulia vous avait pourtant prévenu : « Tu peux prendre toutes les photos que tu veux, tant que tu ne les montres pas à ma mère. »
Alors cette phrase est le seul élément de censure que j'ai accepté, parce que la vraie phrase était : « Tu peux faire toutes les vidéos que tu veux tant que ma mère ne sait pas que je fume ». Je l'avais utilisée dans le livre, mais quand elle a vu la maquette, elle m'a redit : « J'aimerais vraiment que ma mère ne sache pas que je fume », et effectivement il n'y a aucune photo où elle fume !
D'autres ne s'en privent pas, et y ajoutent vodka, crack, joints, etc. La jeunesse de Slavoutytch boit, baise, se drogue et s'ennuie : on dirait un sujet de Larry Clark...
Ça me fait plaisir parce que je suis un grand fan de Larry Clark et de Boris Mikhailov !
En moins trash peut-être ?
Je suis un gentil garçon, moi : mon côté suisse ! Clark et Mikhailov ont tous les deux la capacité à ne pas se soucier du côté esthétique de l'image - enfin surtout Mikhailov - en se disant qu'il faut que l'information soit crue, quitte à se mettre dans des situations complètement folles. De mon côté, j'essaie de garder une certaine distance. Et les qualités esthétiques sont pour moi aussi importantes que les celles du contenu. On a donc des images un peu moins dans la nudité ou la sexualité, mais plutôt calmes, distantes, discrètes...
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« Je me sens bien avec Jenia. Il me fait rire et je n'ai pas besoin d'être bourrée pour vouloir être avec lui »
C'est un appartement où l'on passait beaucoup de temps. Il appartenait au frère d'un des skateurs de la ville. Et au bout d'un moment, j'ai fait partie des meubles. Au début, les gens savent qu'il y a un photographe, ils ne l'oublient pas et font attention à ce qu'ils montrent d'eux. Mais très vite, passé quelques jours, quelques semaines, ou mieux quelques mois, ma présence devient tout à fait naturelle. Que je sorte mon appareil ou pas, ils commencent à vivre leur vie sans penser à moi. Là, c'était une soirée à la fin de leur boulot. Tout à coup, ils s'endorment dans le hamac, moi j'étais avec les autres et quand j'ai vu cela j'ai pris la photo.
Vous évoquiez des qualités artistiques, nécessaires et évidentes, mais vos qualités humaines ne vous ont-elles pas amené elles aussi à ne pas tout montrer ?
Ces Ukrainiens m'ont beaucoup montré, mais il y avait des zones où je savais que je ne pouvais pas aller. Il y avait une espèce de limite fixée à un autre seuil, beaucoup plus hermétique que chez nous, comme pour la photo de Nadia (ndlr, ci-dessous), nue sur le lit, et qui est la seule photo posée du projet. Nadia était censée se marier avec Kiril, mais le mariage a été annulé en dernière minute : il était passé à autre chose, tandis qu'elle était toujours très attachée à Kiril. J'avais vu sa chambre et j'avais une idée assez claire d'elle nue sur son lit. J'avais sélectionné un tas d'images tirées de la peinture classique, de la photographie contemporaine, commehttp://fr.actuphoto.com/antoined-agata ou http://fr.actuphoto.com/antoined-agata. On a été chez elle faire la photo, avec sa mère qui regardait la télé dans le salon, et qui nous a proposé du thé et des biscuits. J'étais rouge comme une tomate : je ne suis pas un photographe de nu ! Elle était vraiment gênée, d'où le cliché d'elle, assez pudique, emballée dans son duvet. Cette image me correspond parce que sa mélancolie et sa composition très pyramidale nous racontent finalement plus de choses que si l'on avait une vraie nudité, plus exposée.
© Niels Ackermann / Lundi13
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Les histoires de Nadia, Kiril ou Ioulia sont au cœur de l'ouvrage, beaucoup plus que Tchernobyl finalement, comme pour ne pas sombrer dans les stéréotypes autour de l'inévitable centrale ?
Quand j'ai commencé mon travail, Tchernobyl ne m'intéressait pas du tout. Ce qui m'intéressait, c'était cette ville de Salvoutytch, la plus jeune d'Ukraine ! Parlons de la jeunesse, m'étais-je dit. Tchernobyl s'est imposée parce que tous les jeunes y sont connectés, ils y travaillent presque tous, comme leurs parents. On ne peut pas parler de cette ville sans parler de Tchernobyl qui est à la fois sa raison d'être et son futur. Mais j'avais envie de la garder comme trame de fond : le centre de l'histoire, pour moi, c'est la vie de ces jeunes. Elle devait rester à l'arrière-plan, comme ce champ radioactif (ndlr, ci-dessus). On ne voit pas la centrale, ni les cheminées, mais juste le mélange de la beauté, des sources de vie et d'un petit élément de peur. Des paysages fascinants où il y a toujours un rappel du danger.
« Pour financer la statue de l'Ange blanc, la municipalité a économisé sur le gaz en coupant l'eau chaude dans toute la ville pendant un mois » : cet Ange blanc qui plane n'intervient (visuellement) que très tard dans l'ouvrage, pourquoi ?
En 2012, j'avais vu cette photo qui montrait cet ange qui traînait dans un garage en attendant que la ville économise de l'argent pour payer un piédestal. Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette image : un beau projet qui échoue à la dernière minute. Il ne manque pas grand-chose à cet ange, juste le dernier bout, et il échoue sur des pneus - en plus les pneus ont depuis Maïdan une symbolique encore plus forte, on les brûlait sur les barricades. L'Ange blanc, c'est vraiment cette idée du beau projet qui échoue lamentablement dans le dernier sprint, et c'est quelque chose que je vois beaucoup en Ukraine : des immeubles abandonnés et quasi finis, auxquels il ne manque plus que le plâtre ou les vitres... Faute d'investisseur, en raison d'une économie qui se casse la figure ou d'un argent disparu dans les poches d'une personne corrompue.
D'où le choix d'en faire le titre...
Oui, car Slavoutytch, c'est aussi cela : un très beau projet inachevé qui risque de mal finir... Il y a un symbole à la fois kitsch et mystérieux dans cet ange. Ce titre me plaît parce qu'on ne sait pas non plus si Ioulia est cet ange ou pas. Car elle est une fille comme les autres, elle a ce mélange du bien et du mal en quelque sorte. Il arrive au moment où elle passe de l'adolescence festive à la vie adulte, où l'on commence à tirer un trait sur certains de ses rêves. Cette transition s’opère au moment où il apparaît. L'ange, c’est le symbole de la ville, celui de l'ennui, parce que Slavoutytch est une ville que j'associe beaucoup à la notion d'ennui.
Deux excellents textes accompagnent vos photographies en fin d'ouvrage : la préface écrite par l'écrivain ukrainien Andreï Kourkov et un texte du journaliste Gaetan Vannay. Pourquoi n'avoir traduit en ukrainien que le texte de Kourkov ?
On a d'abord fait traduire le texte de Vannay, mais je ne pouvais pas vérifier moi-même que tout était exactement en accord avec le texte. Et on a commencé à se rendre compte qu'à Slavoutytch les gens ne percevaient pas du tout ce travail de la même manière. Ici, ces images racontent une Ukraine plutôt jeune, plutôt moderne, finalement pas si différente. Mais là-bas, j'ai eu le droit à une espèce de procès politique parce que certaines personnes de l'administration détestent ce travail : ils pensent qu'il donne une image négative de la ville. La chef de la communication de la ville a voulu faire interdire mon exposition, en montrant cette photo (ci-dessous) et en disant : « Regardez cette baignoire, c'est scandaleux ! Elle est sale, c'est insultant pour les femmes ! » En entendant cela, on se dit que l'on vit dans des univers culturels tellement différents, c'est surréaliste.
© Niels Ackermann / Lundi13
Vous n'aviez donc pas donc vu que la baignoire était « scandaleusement » sale ?
Non, je voyais juste le poisson hors de son environnement, et son côté drôle et ridicule ! On a donc organisé une table de ronde autour de la projection de cette photo à Slavoutytch et pendant une heure et demie chacun a dit ce qu'il y voyait. C'est quelque chose que j'aime, parce que la photo n'est vraiment pas un langage universel : il y a les âges, le passé culturel que les gens ont eu... En Ukraine, ils ont vécu le réalisme soviétique où la réalité est montrée telle qu'on aimerait qu'elle soit plutôt que telle qu'elle est. Moi, je leur montre une réalité qui est celle que je peux observer et qui ne plaît pas forcément à ceux qui ont envie de montrer une ville où tout va bien. On a donc finalement décidé de ne pas mettre le texte de Gaetan Vannay en ukrainien pour protéger les personnes qui sont dans le livre, pour ne pas donner trop de matière à des gens qui ont une perception culturelle très différente de la nôtre. Je n'ai pas envie que Ioulia, Jenia ou les autres aient à payer le prix de ce livre. On n'a donc gardé que la préface en ukrainien : Kourkov est reconnu en Ukraine et si lui a aussi cette vision relativement négative de la ville, cela nous donne une certaine légitimité.
À la fin de l'ouvrage, on ne sait toujours pas quoi penser de Slavoutytch...
On ne peut pas simplifier les choses, il faut ramener un maximum d'informations et laisser les gens utiliser leur propre intelligence pour savoir s'ils sont pour ou contre. Pour moi, c'est le but du journalisme : dire les faits, leur complexité, et ne pas conclure pour les gens.
http://fr.actuphoto.com/antoined-agata