Olivier Culmann - Faces
Bazacle, Toulouse
Vous exposez à Toulouse cinq séries réalisées ces quinze dernières années, de 2001 (« Autour, New York 2001-2002 ») à aujourd'hui (« Seoulfie ») : comment les avez-vous choisies et organisées ?
On a décidé de faire une sorte de parcours à travers différentes propositions. Il y a d'abord une partie sur les « watchers », les « regardeurs », qui sont sur le contrechamp : les New Yorkais qui viennent voir les ruines du World Trade Center et les téléspectateurs devant leur écran (« Watching TV », 2004-2007). Après cela, on rentre dans la deuxième partie de l'exposition, avec la série « Faces », autoportraits (2008), qui introduit à la suite : « The Others », c'est-à-dire tout le travail fait en Inde avec l'utilisation de moi-même comme matériau pour mes propres photos.
« Autour, New York 2001-2002 »
« Watching TV », 2004-2007
Vous avez même pensé à une installation, plutôt perverse, dans la première partie...
Salon reconstitué au Bazacle
La série Faces m'a donné la clé pour le faire, alors que c'est une série très ponctuelle, faite en une seule journée. Elle m'a amusé en montrant ce que peut changer un détail, en l'occurrence les cheveux, dans l'identité de quelqu'un. J'incarne 12 à 15 personnes différentes sans changer de look du tout. À cela s'est ajouté l'intérêt que j'avais pour la photographie populaire indienne, à travers les studios photo de quartier, et l'utilisation que les Indiens font de la photographie. Du coup, quand je suis retourné habiter là-bas en 2009, j'ai décidé à la fois de m'utiliser comme matériau, mais aussi d'explorer tout cet univers de la photo utilitaire.
« Faces »
Je me suis aussi toujours questionné sur notre légitimité à aller photographier les autres, sur cette pratique très occidentale, ou très européenne, qui consiste à aller au bout du monde faire des photos des gens et à en rapporter les images ici. C'est le principe du reportage comme son nom l'indique, ce qu'avaient initié les frères Lumière : « Tenez, prenez une caméra, allez au bout du monde, filmez les Chinois, les Indonésiens, etc., pour qu'on voie à quoi ils ressemblent ». Au lieu de faire cela, j'ai inversé le processus, je suis allé là-bas, j'ai observé des gens, j'ai pris des repères avec des images que j'ai pu faire, et ensuite je n'en ai rapporté que ce que j'avais pu en percevoir, c'est à dire uniquement ce que j'avais pu reproduire sur moi, en jouant sur les coupes de cheveux, les vêtements, etc. pour reconstituer ces personnages. Je ramène des images des gens que j'ai vus, mais en réalité il n'y a aucun Indien réel dans cette série.
Et cette série « The Others » se décompose en quatre temps...
Oui, il y a la phase 1 avec les photos dans les studios de photo de quartier. La phase 2 montre cette même pratique, mais ici complètement virtuelle avec la création numérique de fonds de studio, que j'ai doublé avec l'utilisation de ce que j'appelle les « corps sans tête ». Pour la phase 3, j'ai donné à différents studios de retouche des photos déchirées en noir et blanc, car ils interprètent la couleur différemment d'un studio à l'autre. Je me suis appuyé sur une pratique locale qui consiste à aller faire restaurer, réparer ou coloriser des photos abîmées, souvent de personnes décédées, afin de pouvoir l'accrocher chez soi, comme une sorte de garant de la lignée. Quant à la phase 4, j'ai donné les mêmes photos noir et blanc à un peintre qui travaille dans la tradition des affiches de films indiens, notamment de Bollywood, et il en fait une peinture : il interprète la couleur, il choisit le fond...
Est-ce à dire, pour cette phase 4, qu'il s'agit plutôt de l'œuvre du peintre que de la vôtre ?
Pour moi, ce n'est pas une histoire de qui est l'auteur, c'est la démarche et le questionnement que cela peut avoir : ces peintures sont les siennes, mais elles viennent d'un concept qui est le mien. Si on parle d'oeuvre, disons que ce serait une oeuvre partagée. Nous appartenons à cette culture - que je défends par ailleurs - d' « une œuvre, un auteur », mais en Inde, notamment dans la photographie populaire, il n'y a pas cette idée-là. Il y a des œuvres collectives par nécessité, c'est-à-dire qu'elles se construisent parce qu'elles sont transformées les unes après les autres, exactement comme les histoires au Moyen-âge, et aujourd'hui plus personne ne sait qui en est l'auteur.
« The Others »
« The Others »
Les démarches et motivations sont éminemment différentes, mais on ne peut s'empêcher de penser à Cindy Sherman quand l'on voit votre travail.
On ne peut pas ne pas y penser, mais bizarrement ce n'est pas du tout une photographe qui m'intéresse ! Autant j'adore Lee Friedlander qui a beaucoup joué de l'autoportrait, mais Sherman je trouve cela très « marché de l'art ». Elle ne fait pas du tout partie de mes influences ou de mon imaginaire photographique.
Quels seraient-ils alors ?
Ils sont multiples. J'ai beaucoup travaillé comme photographe de l'instant décisif et cela continue à m'animer à certains moments. Peut-être pas avec la même idée derrière, car pour moi la photographie n'a jamais montré le réel, elle est la proposition d'un regard sur le réel. J'ai beaucoup d'affection pour les photographes comme Cartier-Bresson, Koudelka, etc., mais je m'intéresse aussi beaucoup à la photo vernaculaire, à ce qu'elle peut raconter en tant que document sur une époque, sur une société, sur le monde dans lequel on vit. Ce n'est pas un hasard si des photographes africains comme Keita ou Sidibé intéressent les gens, c'est parce qu'ils parlent d'une société à une certaine époque, avec une certaine esthétique qui, elle aussi et en tant que telle, parle de la société.
La question d'une sorte de « protocole photographique » revient régulièrement dans votre travail, que ce soit la poursuite d'une ligne droite imposée ou un angle unique de prise de vue par exemple. Et de la contrainte semble naître la liberté d'une expression et d'une vision...
C'est vrai qu'il y a souvent cette idée de ligne, comme une espèce d'obligation dans laquelle je m'octroie ma propre liberté. Cela rejoint aussi l'une des thématiques récurrentes de mon travail : le conditionnement. Il y a eu « Les mondes de l'école » (NDLR, réalisé par Olivier Culmann et Mat Jacob entre 1993 et 1999 à travers 20 pays) avec un questionnement sur l'éducation, la liberté ou l'enfermement dans un mode de pensée. Dans « Une vie de poulet » (1996-1998), c'est la même chose, deux reportages faits à deux ans d'intervalle, absolument pas prévus pour être réunis, mais je me suis rendu compte qu'ils racontaient exactement la même histoire donc je les ai associés. D'un côté l'armée, où les appelés devaient suivre une ligne qu'on leur imposait, et de l'autre, les poulets qu'on accroche par le pied à un câble et qui avancent aussi sur une ligne.
« Une vie de poulet »
En 2003, on a fait le projet « http://tendancefloue.net/collectif/nationale-zero/" » avec Tendance Floue. On a tracé une route qui traversait à un moment ou à un autre les pays de l'Union européenne. On a acheté une voiture et chaque photographe a fait une partie de la route, avec une double entrée photographique : l'une était une carte blanche, chacun faisait ce qu'il voulait, et l'autre était une obligation de photographier frontalement la route tous les 50 kilomètres avec un appareil photo panoramique. C'est toujours une sorte de va-et-vient, un jeu entre un protocole assez strict et l'octroi d'une liberté qui est fondamentale dans tout ce que j'ai toujours fait et dans ce que l'on fait à Tendance Floue. C'est l'une des bases du fait qu'on soit ensemble !
Et c'est aussi ce qui a motivé votre intégration à ce collectif en 1996 ?
J'y suis rentré assez naturellement et notamment parce que l'une des phrases de l’époque disait que Tendance Floue était une « cour de récré » ! C'est une structure qui nous appartient donc on n'en fait ce qu'on veut et on défend ardemment la liberté et l'indépendance. L'autre point tout aussi essentiel, c'était le travail collectif, l'idée de faire des projets à plusieurs. Comme pour « Nationale Zéro » , où l'on a la sensation d'être dans quelque chose de collectif tout en gardant sa liberté individuelle. Cet équilibre subtil, pas toujours simple à trouver, je le trouve formidable !
Quelques mots pour conclure sur ce dernier projet, « Seoulfie » , présenté en conclusion de l'exposition toulousaine ?
Cette série fait partie intégrante d'un travail collectif que l'on fait avec Tendance Floue sur la Corée du Sud. On est tous partis travailler là-bas, les uns après les autres. J'ai travaillé sur différentes séries, toujours sur l'idée de l'identité. On était en plein boom des perches à selfie, en vente à tous les coins de rue, et j'ai donc joué à une sorte de visite de Séoul à travers le selfie. Ce retournement vers soi de l'appareil me questionne : pourquoi, à un moment donné, l'appareil photo qui jusqu'à maintenant était constitué comme l'oeil, c'est à dire dirigé de soi vers les autres, s'est-il retourné ? Je me suis créé un personnage un peu improbable de touriste, avec un tee-shirt « I Love Korea ». Dans cette installation au Bazacle, j'ai joué sur le trop-plein d'images. L'idée, c'est aussi de questionner cette notion de flux continuel, ainsi que cette image de soi que l'on veut absolument propulser, multiplier, pour laquelle on veut obtenir le plus possible de « partages » ou de « like », toute cette idée d'envahir et de prendre la place.
« Seoulfie »
http://tendancefloue.net/collectif/nationale-zero/"
Du 1er juin au 28 aôut 2016
Espace EDF Bazacle
11, quai Saint-Pierre, 31000 Toulouse