KARIM ET MEHDI, Père et fils, France 2011 © Grégoire Korganow
Qu'est-ce qui a inspiré ce projet « Père et fils » ?
La photo que j'ai faite de moi avec mon fils Marco. Il avait 5 ans le jour où il m'a questionné sur la ressemblance. C'est un petit garçon adopté qui a la peau noire, il m'a donc tout naturellement demandé pourquoi on n'avait pas la même couleur de peau. Nous avons discuté: « Qu'est-ce que la ressemblance ? Qu'est-ce qu'être un père ? Qu'est-ce qu'être un fils ? » Je lui ai dit que j'allais photographier d'autres pères et fils et qu'il verrait. Certains se ressembleraient et d'autres pas. Pourtant, ils sont tous dans la même histoire qui est celle de la filiation.
DIDIER et LEO, Père et fils, France 2012 © Grégoire Korganow
Que recherchez-vous en faisant poser un père et un fils côte à côte ?
Je ne sais pas. Je mets en place un dispositif et j'attends de voir ce qui se passe. Mais, ce que je sais, c'est qu'en réunissant un père et un fils torses nus dans un studio, où ils ne peuvent se raccrocher qu'à eux-mêmes, il peut se passer quelque chose, surtout avec les pères et les fils plus âgés. Durant le temps de la photo, il y a beaucoup de choses qui remontent à la surface : ce qu'on n'a pas pu dire, ce qu'on aimerait dire, ce qu'on n'a pas fait, ce qu'on aimerait faire, etc. Le studio devient une antichambre de la relation et la photographie vient fixer cette réaction un peu chimique qui se passe entre un père et un fils.
Pensez-vous que la relation père et fils n'est pas assez valorisé dans les arts?
Dans les arts picturaux ou photographiques, la représentation du lien père-fils est un terrain en friche. C'est une relation qui est vue à travers le prisme du conflit, de la rivalité et de la guerre. Le fils veut surpasser la figure paternelle, la tuer ou se venger. Ce qui est important pour moi , c'est au contraire d'explorer la tendresse qu'il y a entre un père et son fils. Je veux donner une image très harmonieuse et pacificatrice de ce lien. On connait mieux les relations mère-fils ou mère-fille, car elles sont surreprésentées. La place de la mère est évidente alors que celle du père est plus mystérieuse et complexe. Aujourd'hui, je développe ce projet dans d'autres pays. C'est intéressant de voir, comment le modèle paternel évolue en Amérique Latine ou en Chine.
PABLO et FLORENT, Père et fils, France 2012 © Grégoire Korganow
Voulez-vous donc rompre avec les idées reçues autour de cette relation ?
Je ne suis pas psychologue, sociologue ou anthropologue, je suis photographe. J'explore ce lien familial car, à travers lui, je peux questionner ma propre histoire. C'est toujours intéressant pour un photographe de s'appuyer sur son vécu pour mener à bien un projet. A travers cette relation, je veux également questionner la représentation masculine. En photographiant des pères et des fils, j'entre dans l'intimité de l'homme. J'examine son corps, sa manière de se tenir, de s'exprimer. Je découvre son affection, son amour, sa gêne. C'est une porte d'entrée intéressante. Par exemple en Chine, c'est difficile de figurer l'intimité de l'homme chinois. Pourtant, en travaillant sur la relation père-fils, j'ai un accès direct à la figure masculine chinoise. Le lien père-fils est un sésame assez formidable !
Cela n'aurait pas eu de sens de prendre des photos de père et de fille ?
Dans le dispositif qui est celui de la nudité, cela aurait été compliqué. Je n'aurais pas pu demander à une femme de 40 ans de se mettre nue devant son père de 60. J'ai une adolescente de 14 ans, cela aurait été impossible pour elle d'être nue dans mes bras. La question ne se pose pas car cela aurait été un travail totalement différent. Ce qui m'importait en plus, c'était de pouvoir faire du nu, de mettre en avant la peau. Avec les pères et les fils, qu'importe le pays ou la culture, je peux toujours les faire poser torses nus.
Pourquoi avoir choisi justement de les photographier presque nus ?
Parce que cela gomme l'anecdote. La réalité sociale ne m'intéresse pas. Le père agriculteur, le père artiste, le père chef d'entreprise sont réunis dans la même histoire. Il n'y a pas de distinction. Le père en costard ou le père en tee-shirt pourraient induire une lecture de l'image. Le torse nu brouille les pistes. On est aussi surpris par l'abandon de ces corps. Ils ne sont pas sublimés mais incarnés. L'homme nu est toujours une représentation de surpuissance : le calendrier des pompiers, les athlètes. L'homme nu, s'il n'est pas bien « roulé », il n'y a aucune raison de le montrer. Au contraire, dans mon travail, peu m'importe le corps, je cherche sa sincérité et sa vérité.
Tony et Simon, Père et fils, France 2013 © Grégoire Korganow
Pourquoi est-ce important pour vous de prendre des photos de père et de fils d'âge différent ?
Quand, on est un homme de 2 semaines, de 20 ans, de 40 ans ou de 60 ans, on n'est pas le même. Le rapport au corps et l'inquiétude qu'il peut susciter sont différents. L'enfant n'en a pas conscience. L'adolescent est embarrassé par son corps. L'homme de 20 à 40 ans est dans une pleine possession de son corps, après 50 ans, il le subit. Cette tension et cette charge culturelle me touchent. L'abandon du petit garçon de 10 ans n'est pas compliqué, mais celui de l'homme de 40 ans dans les bras de son père est difficile. Il y a beaucoup de tabous. La photo, c'est de la tension, et la nudité en crée.
Comment avez-vous réussi à trouver vos modèles ?
Je ne les trouve pas, c'est eux qui me trouvent. Cela fonctionne par les annonces, les résidences, les réseaux sociaux, le bouche-à-oreille. C'est un travail qui est clairement identifié aujourd'hui. Je pourrais le faire ad vitam aeternam. Mais, j'ai décidé d'arrêter en France. Je ne le fais plus qu'à l'étranger.
Comment se passent ces séances photo avec des gens presque toujours inconnus ?
C'est de l'alchimie. On arrive, on boit un thé, on discute. Tous le monde est un peu sur son quant à soi. A un moment, il faut s'y mettre. On est alors plongé dans le noir. C'est comme un cocon. On se sent protégé et hors du temps. Les hommes commencent à enlever leur chemise. Parfois chacun de leur côté, parfois, le fils aide le père quand celui-ci est très âgé. J'ai besoin que les gens se déshabillent devant moi, qu'il soient acteur. C'est une manière pour moi de voir leur pleine adhésion. Presque chimiquement, il y a une atmosphère qui se met en place. On se retrouve tous dans cette même histoire et on va vite à l'essentiel. Il y a une intensité qui dure le temps de la photo et puis après, on se sert la main et c'est fini. Je suis là pour les propulser. Je leur dis qu'ils ne courent aucuns risques, je suis bienveillant. C'est comme un saut à l'élastique.
Erio et Diven, Père et fils, France 2011 © Grégoire Korganow
Pourquoi avoir choisi de vous mettre vous-même dans votre livre avec votre fils puis avec votre père? Est-ce pour rappeler l'origine du projet ?
Ce sont les premières images. Quand j'ai commencé ce travail, je ne pensais pas qu'il allait me mener aussi loin. Au début, je voulais juste me photographier avec ma famille. Je me suis mis ensuite à photographier mes amis, les copains de Marco, les gens du quartier. J'ai été surpris. J'ai ouvert une porte que je ne suspectais pas. Je ne savais pas ce qu'elle refermait. J'ai aussi une relation forte avec mon père. C'était une manière pour moi de me retourner sur une partie de ma vie et sur le lien avec mon père.
« Père et fils » est le titre d'un ouvrage paru aux éditions Neus, de l'exposition à la Maison européenne de la photographie et à la Galerie du Passage à Paris actuellement. Par lequel des supports vous sentez-vous le plus fidèlement représentée ? Qu'apporte l'un à l'autre et inversement ?
Je préfère sans hésitation l'exposition. Avec le livre, on est toujours dépendant de l'impression, de la mise en page et du graphisme. Il y a beaucoup d'intermédiaires entre le livre et l'auteur. Alors que l'exposition est très vivante. Les gens parlent directement. Ils sont tout de suite en lien avec l'image. Mais l'exposition dure un mois ou deux et tous le monde finit par l'oublier alors que le livre reste. Cependant, c'est un objet qui fige et je n'ai pas trouvé le moyen d'y remédier. C'est compliqué de commencer une histoire mais c'est aussi compliqué de la terminer. Le livre me permet de la finir. Une fois, le livre fait, je ne peux plus revenir en arrière. Et puis, cela remplit les étagères....
Ouvrage Père et fils aux édition NEUS, sortie en librairie le 24 mai 2016
Exposition Père et fils à la Galerie du Passage-Pierre Passebon du 24 mai au 25 juin 2016, 20/26 gaelerie Vero Dodat, Paris 1