En juillet 2009 au Portugal au cours de son exposition au musée de l'Immigration à Fafe
Une rétrospective vous est consacrée actuellement à la Dorothy's Gallery. Elle retrace votre carrière à travers quatre thèmes principaux : les célébrités, l’engagement social, le Paris éternel et populaire, ainsi que le monde ouvrier. En quoi cette rétrospective est-elle importante pour vous ?
Disons que ce n'est qu'une partie de ce que j'ai pu faire. Dorothy (ndlr : la galeriste) a été passionnée par mon travail photographique et les portraits des personnages importants que j'ai pu rencontrer au cours de ma carrière. Cela m'honore car d'immenses personnalités qui ont fait notre siècle sont exposées. Mais l'essentiel de mon travail a été de m'occuper de la classe ouvrière. J'ai photographié des mineurs, des dockers, et j'en suis beaucoup plus fier.
J'ai souhaité montrer l'homme du quotidien, son travail, sa souffrance, ses espoirs, sa dignité. C'est pour cela que j'ai été en Afrique du nord, où j' ai été le premier photojournaliste à la guerre du Front Polisario*. J'ai aussi parcouru les Antilles, les Amériques. J'ai été dans beaucoup de pays pour voir comment vivaient les gens, de quelles manières ils luttaient pour une vie nouvelle, parce que je suis engagé moi-même. J'ai milité toute ma vie dans l'espoir d'un monde nouveau, fraternel, juste, fidèle aux Lumières, aux grandes idées, à la Liberté, à l’Égalité, à la Fraternité.
Au cours de votre carrière, vous avez photographié les plus grands, Aragon, Chaplin, Cendrars et bien d'autres. Y a-t-il une rencontre qui vous a particulièrement marqué ?
Elles m'ont toutes marqué. Je ne peux pas faire de choix. Je pourrais parler de Jean Lurçat, le maître tapissier, que j'ai connu et avec qui j'ai vécu. C'était un visionnaire, un créateur extraordinaire, d'une grande gentillesse et d'une vraie humanité. Mais toutes les personnes que j'ai rencontrées étaient des gens gentils, intéressants, qui exprimaient quelque chose par leurs voix ou leurs créations. Brigitte Bardot par exemple, bon, elle est devenue ce qu'elle est devenue, mais elle était une très grande actrice.
© Gérald Bloncourt
Pourquoi avez-vous décidé de devenir photographe ?
Je n'ai pas décidé, c'est le hasard. J'étais peintre et graveur, et j'ai été expulsé d'Haïti par la junte militaire. Je suis donc arrivé en France. J'ai trouvé un job dans une boîte qui s'appelait pompeusement « Les Éditions Photographiques Universitaires ». Cette dernière avait des contrats avec l’Éducation Nationale, et elle m'a embauché. J'ai appris la photo avec la grosse chambre 18x24, le pied, le voile, la poire : j'ai succédé à Nadar en fait ! J'ai photographié des groupes scolaires dans toute la France, on m'a aussi envoyé prendre les vitraux de la cathédrale de Chartres. J'ai vraiment appris la technique de la photo.
Quel regard portez-vous sur les nouvelles technologies (smartphone, Photoshop) qui permettent à pratiquement tout le monde d'être photographe ?
J'ai fait tout le chemin de la photographie, depuis la grosse chambre, les appareils avec des plaques... A l'époque, il fallait régler le diaphragme, la distance, c'était très compliqué, la photo avait le temps de foutre le camp avant qu'on ait le temps d'appuyer sur le bouton ! Je rêvais d'un appareil qui soit le prolongement des réflexes de l'homme. Et j'ai acheté un Nikon numérique dès la fin des années 1990. C'est merveilleux, on n'arrête pas le progrès ! Des gens discutent au sujet du numérique et de l'argentique. C'est de la masturbation intellectuelle. Moi je ne rentre pas dans cette mesquinerie. C'est un progrès considérable. Aujourd'hui tout le monde fait des photos. Il y a beaucoup de merde, mais il y a beaucoup de chef-d’œuvre. La photographie s'est démocratisée.
© Gérald Bloncourt
Comment avez-vous atterri à L'Humanité ?
A l'époque, j'étais militant communiste. Le parti a entendu parler du fait que je prenais de photos. On m'a donc proposé de venir à L'Humanité. J'ai découvert que le photojournalisme était une autre façon de prendre des photos. Depuis, la presse est ma salle d'exposition, quotidienne, permanente, populaire, ouverte au public de la rue. J'ai découvert que je pouvais toucher d'autres gens, m'engager, transmettre. La photo est devenue un outil, une arme. Et j'y ai trouvé un moyen réaliste-socialiste de traduire mes émotions, mes convictions. Je suis donc parti dans cette direction-là, tout en continuant à graver et à peindre.
Vous dites que votre rencontre avec Robert Capa fut décisive. Pourquoi ? Que vous a-t-il appris ?
Décisive, oui, dans une certaine mesure. Un jour, j'étais avec Rochain, un de mes collègues à L'Humanité dans un bar. Il est parti aux toilettes, et un type est arrivé, s'est assis à côté de moi et m'a demandé : « Tu es photographe ? » parce qu'il avait vu que mes ongles, comme les siens, étaient noircis par l'huile du révélateur. On a commencé à discuter, et à un moment, il m'a dit : « Moi je photographie la guerre pour mieux la combattre ». Je lui ai répondu : « Moi je photographie les ouvriers pour mieux combattre l'exploitation, pour dénoncer la misère. » On a parlé quelques minutes, et puis il est parti. Rochain est revenu des toilettes et il m'a appris que je venais de discuter avec Capa. Je ne le connaissais pas, et c'est après que j'ai découvert ce génie. Cette rencontre n'a pas été déterminante, parce que j'étais déjà engagé dans cette direction là, mais elle m'a donné un peu plus de lucidité.
Vous êtes peintre, graphiste, photographe, écrivain mais aussi poète. La photographie est-elle l'activité que vous préférez ?
Non. Pour moi, ce sont des créneaux. Je voulais déjà écrire des romans quand jétais très jeune. En Haïti, il y a beaucoup de conteurs, c'est un pays de poètes. J'ai toujours écrit des poèmes. La poésie est également une façon de communiquer, de transmettre des émotions. J'ai aussi peint très tôt. La photographie est venue beaucoup plus tard, j'étais déjà adulte.
© Gérald Bloncourt
Parmi les 200.000 photos que vous avez prises, y en a-t-il une ou plusieurs que vous préférez ?
Ah non, ce sont toutes mes filles ! Certaines m'ont un tout petit peu plus frappé que d'autres, bien sûr. Par exemple, j'ai photographié Angela Gremao, la femme de Julian Grimau, un communiste espagnol qui a été tué par Franco. J'étais présent à un grand meeting où les gens protestaient pour ne pas que Franco le tue. Il a été fusillé, et on a annoncé cela à cette femme avec un bouquet de fleurs. J’étais là, et j'ai donc fait la photo. Je me suis dit : « Il faut faire cette image ». On peut y voir ses yeux qui sortent de sa tête, sa douleur poignante.
J'ai aussi photographié une petite fille dans un bidonville de Champigny. Elle me regardait avec un air accusateur, parce que j'étais l'étranger, je représentais l'autre monde. J'ai d'ailleurs mis en légende « J'Accuse ». J'ai fait la photo parce qu'il fallait montrer aux gens les conditions dans lesquelles vivaient ces immigrés et comment leur dignité était bafouée.
Justement, vous avez beaucoup photographié dans les bidonvilles. Pourquoi avoir choisi ces lieux ?
J'ai suivi les bidonvilles parce que j'ai rencontré des Portugais qui construisaient la Tour Montparnasse. Ces gens étaient calmes, sérieux ils travaillaient bien. J'ai éprouvé de la sympathie pour eux. Je leur ai parlé, et j'ai voulu savoir où ils vivaient. Ils habitaient les bidonvilles. Le premier où je suis allé, c'était Champigny.
Cette rencontre m'a permis d'aller au Portugal sous Salazar, j'ai passé les Pyrénées à pied avec eux. J'étais même là par hasard lors de la Révolution des Œillets. J'ai essayé de les aider, en décrivant, avec ces images, leurs conditions de vie. C'est un peuple magnifique !
© Gérald Bloncourt
Une partie des attentats du 13 novembre s'est déroulée dans votre quartier, le 11ème arrondissement. Vous habitez à quelques centaines de mètres du bar « La Belle Équipe », pris pour cible ce soir-là. J'ai vu sur votre blog que vous avez publié des photos faites près de ce bar, dans les jours qui ont suivi les attentats. C'était important pour vous de vous rendre sur place ?
J'étais chez moi ce soir-là, avec ma femme. J'ai entendu tirer et j'ai tout de suite reconnu les détonations. La police est arrivée rapidement, elle a barré les routes. Le lendemain, je m'y suis rendu, j'ai photographié une rose qui avait été mise dans le trou de balle d'une vitre. Je l'ai mise sur internet, j'ai même oublié de la signer. Elle a fait le tour du monde, personne n'a su que c'était moi ! C'est un petit détail pour traduire ce massacre innommable. C'est l'espoir, à côté de l'horrible chose qui venait d'arriver.
Vous avez été un révolutionnaire engagé, qu'est ce qui vous révolte aujourd'hui ?
Tout. On continue à exploiter les gens. Je pense qu'il faut changer notre façon d'exister, il faut réorganiser la société. Nous, on a échoué. Les jeunes générations doivent réfléchir, parce que les idées sont là, elles sont belles. Notre société doit être fraternelle, respectueuse de nous-même et de l'environnement aussi car notre pauvre petite planète est menacée. Est-ce qu'on aura le temps ? C'est une course contre la montre, je commence à me poser des questions. Mais il faut le faire absolument, sinon on est foutu. J'accompagne toutes les initiatives qui sont faites pour aller vers une reconstruction de notre société.
* Le Front Polisario est un mouvement politique et armé du Sahara occidental, créé en 1973 pour lutter contre l'occupation espagnole. Il est opposé depuis 1975 au Maroc pour le contrôle du Sahara occidental.
© Gérald Bloncourt
Exposition « Un demi-siècle de mémoire photographique » à la Dorothy's Gallery jusqu'au 2 juillet 2016.
27 rue Keller, 75011, Paris