Afganistan 1997 © J-Ph.Dedieu
https://www.cherche-midi.com/livres/l-opera-du-monde" est le titre d'un ouvrage paru aux éditions Cherche Midi et de l'exposition de la https://www.cherche-midi.com/livres/l-opera-du-monde". Par lequel des supports vous sentez-vous le plus fidèlement représentée ? Qu'apporte l'un à l'autre et inversement ?
C'est d'abord l'exposition. Parce qu'elle représente pour la première fois les deux facettes, apparemment contradictoires, de mon travail : les photos de guerres en grand format noir et blanc et les photos couleur que je fais depuis des années, à chaque retour de reportage, pour exorciser ce que j'ai vu...
Un travail en couleur, comme une plongée dans le monde imaginaire de votre enfance...
Toute petite, j'ai baigné dans le surréalisme. J'ai vu travailler ma mère, Huguette Spengler, qu'on a appelée « la dernière surréaliste ». Grâce à elle, mon frère et moi savions déjà, à l’âge de cinq ans, qui étaient Gala, Dali, Breton, Turner... Après le divorce de mes parents, j'ai été envoyée à Madrid chez mon oncle et ma tante. Oncle Louis m'emmenait à la corrida, à l'âge de sept ans. J’ignorais alors que ce sang rouge de l’arène de mon enfance, Las Ventas, allait me mener plus tard aux arènes sanglantes des guerres, mais je suppose que cela a dû m'affecter. Et tante Marcelle, qui a été ma seconde mère puisqu'elle m'a élevée, m'emmenait, au même âge, deux fois par semaine au Prado.
J'ai donc eu d'abord le monde imaginaire du surréalisme qui apparaît beaucoup dans les photos couleur de la fin de l'exposition, alors que le livre du Cherche Midi commence dans la douleur avec les photos en noir et blanc. Et beaucoup de rouge, ce rouge que je ne peux pas oublier, qui me poursuit en rêve et qui est le sang de la guerre.
©Christine Spengler, d’après une photo de François Fontaine
Ma mère, Huguette Spengler, la dernière des surréalistes, Paris, 2016
(Photomontage d’après un portrait d’Irina Ionesco)
© Christine Spengler / Irina Ionesco
L’Opéra du monde, d’après le bombardement de Phnom-Penh, Cambodge, avril 1975
© Christine Spengler
Comme sur la couverture du livre - cette photographie de Phnom Pen à laquelle vous avez ajoutez des rideaux de velours -, il y a le rouge et le noir.
Le noir correspond à mes photos de guerre, mais ce rouge je l'ajoute. J'ai décidé que je ferai toujours les photos dramatiques en noir et blanc, parce que je refuse tout sensationnalisme.Et cela ne concerne pas seulement les images de conflit, à l'exemple de la dernière photographie exposée à la MEP, celle de la jungle de Calais et de ce migrant aux yeux tristes. Il me regarde depuis une petite lucarne qu'il a percée dans sa tente sur laquelle il a peint de grandes colombes de la paix. C'est là tout mon travail, toujours au grand angle, toujours la tragédie et - lorsque je le peux et lorsque ça existe - l'espoir.
Cet espoir chez vous s'incarne souvent dans l'enfance. L'innocence au milieu des conflits les plus terribles vous paraît essentielle à montrer ?
Oui, comme ces enfants d'Irlande coiffés de petits chapeaux de carnaval et qui font la nique aux soldats : ma première photo célèbre publiée dans Life et Paris Match. Ou encore les enfants nageant dans le Mékong, hilares et insouciants, sur des douilles d'obus vides. Mais aussi la mariée libanaise, qui agite un grand drapeau, toute habillée en robe de mariée blanche au milieu des ruines.
Un dimanche dans la jungle de Calais, janvier 2016
(“Sur sa tente, ancrée dans la boue, ce jeune migrant avait peint des colombes blanches en signe de paix...”)
© Christine Spengler
Enfants de Londonderry, Irlande du Nord, 1972 (Photo qui fait partie de la sélection “les 100 photos du siècle” de Marie-Monique Robin)
© Christine Spengler / Corbis
La dédicace à votre frère Eric, « mon jeune frère bien aimé », et cette photo de vous deux enfants au début du livre : sa disparition tragique semble avoir donné la direction de toute votre œuvre et l'imprègne de la plus belle et de la plus tragique des manières.
Quand Eric s'est suicidé à l'âge de 23 ans, j'ai été en deuil à mon tour après avoir photographié pendant plusieurs années le deuil des autres. Il m'a alors fallu un deuil plus grand pour pouvoir survivre, mon deuil personnel s'est transformé immédiatement en deuil universel. Trois jours après l'enterrement d'Eric en Alsace, j'ai repris l'avion pour Saigon. Mon patron en Asie m'avait dit, « Christine, va enterrer Eric, mais tu sais qu'il y aura toujours du travail pour toi ici » : il avait bien compris que j'aurais besoin de violence justement et de témoigner. Après tout, un suicide est un acte volontaire, c'est un choix, un luxe, que n'ont pas eu la petite fille agenouillée à côté de sa mère morte dans le plus grand hôpital de Phnom Pen ou le petit garçon innocent qui nageait dans le Mékong et qui deux heures après est agrippé au brancard de son père. Il fallait me donner un job dans une douleur immense pour que j'oublie provisoirement le deuil d'Eric.
Il est à l'origine de votre vocation.
Nous avons mis dans une vitrine de la MEP son appareil photo, le premier Nikon qu'il m'a offert en rentrant du Tchad. Nous avions été mis en prison à l'âge de 23 ans pendant 23 jours. Sur le chemin du retour, je lui avais dit « Eric c'est incroyable, lorsque j'ai un appareil entre les mains, je n'existe plus, je ne sens ni le froid, ni la chaleur, ni la peur. Je crois que je suis née pour ce métier. Je veux l'apprendre sur le terrain pour devenir correspondante de guerre et témoigner des causes justes » Et quand on me demande aujourd'hui, que sont pour vous les causes justes ? Je réponds que c'est ce que j'ai fait toute ma vie, être toujours du côté des opprimés, comme aujourd’hui à Calais.
Vous imaginez-vous parfois ce qu'Eric aurait dit de vos photographies ?
Je pense qu'au début il aurait été peut-être fier, mais désolé aussi de voir que je prenais tant de risques. Je crois que, s'il me voit aujourd’hui, il doit être beaucoup plus heureux de constater que je me tourne plutôt vers l'art. Même si je continue évidemment d'être une personne engagée : je vais retourner à Calais, je photographie la misère dans les rues de Paris et peut-être qu'un jour je retournerai au bout du monde. Mais il serait évidemment heureux de voir que je suis enfin sortie de l'arène sanglante, car c'est vrai que je n'ai cessé de provoquer la mort comme les toreros de mon enfance.
Comment êtes-vous parvenue à en sortir à temps ?
Je crois que j'ai, comme disent les Arabes, la « baraka ». Enfin, je n'en suis pas totalement sortie : je témoignerai jusqu'au dernier jour ! Même si je fais ces photos couleur, que j'appelle oniriques, parce que la plupart me viennent du rêve. Cette image de Bachir et Selma au Front Polisario, elle la chef des combattantes et lui notre guide dans la guerre, je l'avais rêvée, prémonitoire : ils voguaient dans leur Land Rover, dans un ciel bleu comme dans un tableau de Magritte entouré de bougainvilliers. A ce sujet, mon psy m'a dit : « Vous êtes ancrée dans la guerre, dans la boue, dans le sang, dans l'horreur... Pour pouvoir survivre, vous ne pouvez pas rêver d'horreur, il est tout à fait normal que votre esprit, votre imaginaire s'échappe et que vous rêviez de visions magnifiques. »
Combattants Toubous dans le Tibesti, Tchad, 1970 (“Ma première photo”)
© Christine Spengler / Corbis
Cimetière des martyrs de Qöm, Iran, 1979 (Cette photo inspirera les futures natures mortes de Christine Spengler)
© Christine Spengler / Corbis
Femmes palestiniennes pleurant leurs martyrs, Beyrouth-ouest, 1982
(“Je n’ai pas besoin de demander la permission pour faire une photo, je la lis dans leurs yeux...”)
© Christine Spengler / Corbis
Carmen Garrido parle de la pudeur et du respect de la dignité de l'homme qui caractérisent votre pratique de la photographie de guerre. Comment parvenir à ce délicat équilibre ? Comment ne pas basculer du côté du voyeurisme ou d'une esthétisation de la violence/de la mort ?
C'est très simple, d'autant plus que j'ai perdu Eric, l'être le plus aimé au monde, et toute ma famille. Je sais ce qu'est le deuil. Il m'apparaît normal d'être pudique avec ceux qui viennent de perdre quelqu'un parce que je m'identifie. Ce deuil m'a rendue solidaire de toutes ces femmes qui pleurent leurs martyrs et qui me montrent en me suppliant droit dans les yeux les portraits de leur défunt. Que ce soit en Iran, au Kosovo, en Irak ou en Afghanistan, dès qu'elles voient l'appareil sous le voile noire, elles comprennent que nous tous, photographes, sommes là pour témoigner, nous sommes les yeux du monde. Elles brandissent toujours les portraits, c'est d'ailleurs une photo répétitive qu'ont fait Capa et d'autres photographes.
Et vous n'avez jamais peur ?
Non, mais s'il y a un souvenir qui me traumatise encore, c'est le Noël au Salvador. J'en parle dans mon livre (Une femme dans la guerre, 2006, ndlr). C'était en 1981, je crois. Nous étions allés dîner le soir avec un ami, Philippe Lefait, dans un petit restaurant mexicain quand un type encagoulé est arrivé avec un revolver et a décapité la serveuse. Le patron a immédiatement mis des mariachis, fait enlever le corps et dit « C'est rien, c'est rien, on continue ». Ahurissant. Il y avait des morgues improvisées partout. Les paramilitaires de droite, après avoir exécuté dans la nuit des intellectuels, des musiciens, des poètes, des gens de gauche, disposaient les corps au petit matin dans les endroits les plus visibles de la ville, comme sur les marches de la cathédrale. En plus c'était Noël, quel contraste ! On voyait des hélicoptères avec des Pères Noël qui jetaient des jouets aux enfants, mais aussi des centaines de Krishna qui déambulaient, en robe orange et avec leurs clochettes, au beau milieu des morts du centre de la ville.
La Sérénité retrouvée, autoportrait, Alger, 2010
© Christine Spengler
Portrait de Maria Callas, Saint-Paul-de- Vence, 2013
(“suivant les saisons, Maria portait une ou plusieurs rangées de perles à son cou”)
© Christine Spengler
Loin de l'horreur justement, comme un nécessaire contraire, les fleurs ont dans votre œuvre une place privilégiée. Qu'évoquent-elles pour vous ?
Ma passion pour les fleurs me vient de ma vie dans la guerre en Asie. C’était tellement terrible de rentrer du front le soir. Je me souviens surtout du bombardement de Phnom Pen, qui avait eu lieu à midi. Après avoir passé des heures dans ce charnier, lorsque je suis rentrée à l'hôtel, j’avais l’impression que ma veste et mes habits sentaient la mort. L'odeur de la mort est tenace et terrible, elle me poursuivait. J'ai donc pris l’habitude, tous les soirs en rentrant du front, de demander à mon cyclo-pouce de m'arrêter au marché central de Saigon ou de Phnom Pen pour acheter des grandes brassées de lys odorants ou de tubéreuses. Ce sont justement les fleurs qu'utilisent les bonzes pour les enterrements : leur parfum est tellement fort, qu'il est le seul à pouvoir contre-carrer celui de la mort. J'en mettais tellement dans ma chambre que je ne pouvais plus dormir.
Il est dit, à propos de votre mère, qu'à Alger, on l'appelait « La glycine de la Casbah », et vous, quelle fleur pourriez-vous être ?
Je serais un oeillet rouge. Comme dans les cimetières en Iran, où les femmes mettent de grands glaïeuls blancs en signe de paix et des oeillets rouges qui symbolisent le sang des martyrs. Je les adore parce qu'ils sont surtout ceux de mon enfance à Madrid, à Séville, en Andalousie... Je crois que c'est mon symbole aujourd'hui, le rouge de la passion.
Une dernière question sur le titre L'Opéra du monde : est-ce vous qui l'avez choisi ? Pourquoi ?
Oui. Nous cherchions un titre avec les éditions du Cherche Midi pour ce livre qui réunit pour la première fois, comme l'exposition, les deux facettes de mon travail. Puisque la Callas était l'emblème de l'exposition, je me suis dit, pourquoi pas « L'Opéra du monde » ? Ce titre rappelait aussi la photo de couverture, Phnom Pen, les rideaux de velours rouge et les glands d'or comme dans un théâtre. Après tout, un opéra est à la fois tragique et magnifique.
Et ce monde aujourd'hui, il chanterait quel air ?
Un air terrible, le plus terrible. Evidemment, je continue à penser que n'importe quel air de la Callas illustrerait tout. La tragédie, la barbarie et la beauté du monde.
Propos recueillis par Emilie Lemoine
L'Opéra du monde
Christine Spengler
Editions Cherche Midi
35 euros