© Jean-François Joly
Quand et à quelle occasion avez-vous décidé de vous intéresser aux Roms ?
Le projet m'est venu vers 1996. Je ne l'ai vraiment écrit qu'en 1997, à l'occasion d'une bourse qui avait été mise en place par le Grand-Duché du Luxembourg, la plus grosse dotation à l'époque pour une bourse photographique. Je travaillais alors beaucoup dans la presse, mais quand je parlais de mon projet, cela n'intéressait personne. Alors que j'y voyais vraiment un intérêt politique. Comment pouvait-t-on parler de la construction européenne, en oubliant complètement la première minorité transnationale que sont les Roms ?
Votre travail a-t-il changé votre vision quant au sort des ces populations ?
Non. Je connaissais l'histoire des Roms quand j'ai écrit ce projet, donc je savais très bien à quoi m'attendre. Je savais et je sais toujours que je suis pour eux un « gadjo », c'est à dire un non Rom. Le mot « rom » vient du sanskrit qui signifie « homme ». Et quand on n'est pas Rom, on n'est pas homme. A chaque fois que j'aborde les Roms, la première chose que je leur dis c'est que je suis un gadjo. Cela clarifie tout de suite la position de l'un par rapport à l'autre.
© Jean-François Joly
Vivez-vous avec eux quand vous les photographiez ?
Non. La première chose que je dis lorsque j'arrive sur un terrain quel qu’il soit, c'est qu'un jour je vais repartir, alors qu'ils vont rester là, malheureusement. Trop souvent des photographes ou des gens qui tournent pour la télé, pour entrer ou se faire accepter, vont leur dire que leur vie va changer. Ce qui est faux. Si on peut changer un peu le regard sur eux, cela serait déjà bien, mais ce n'est pas gagné. Loin de là. Il y a tellement d'idées reçues. C'est compliqué à changer un regard.
L'exposition de la MEP montre une série de portraits d'hommes, de femmes et d'enfants en noir et blanc. Pourquoi ce parti pris artistique ?
Le noir et blanc, c'est parce que je travaille avec un système Polaroid, qui me permettait de prendre une photo, mais aussi de donner le positif à la personne photographiée. Je gardais le négatif, qui me permettait de faire les tirages pour une expo ou pour des publications. Les images présentées à la Maison Européenne de la Photographie sont des images que les gens ont eu immédiatement.
En ce qui concerne le portrait, ce qui m'intéresse, c'est le vis-à-vis. Les spectateurs vont se voir comme dans un miroir. C'est cela qui dérange aussi. Pour une fois, ce sont les Roms qui nous regardent. Dans la salle de cette exposition, certaines personnes sont mal à l'aise car ils se sentent regardés de toute part. La photographie regarde les regardants.
Quelle est votre approche des personnes que vous souhaitez photographier ?
La première chose qu'il faut trouver, que ce soit des personnes en grande difficulté ou pas, c'est le bon intermédiaire. Si vous voulez entrer quelque part, si vous n'avez pas la clef, vous n'allez pas ouvrir la porte. Moi je ne passe jamais par les fenêtres. Quand je vais sur un terrain occupé par des Roms, je cherche toujours la personne qui va me permettre de les rencontrer en toute confiance. Cela peut être quelqu'un qui travaille pour les services sociaux, une ONG ou un Rom que je connais et qui va leur expliquer qui je suis. Cela prend beaucoup d'énergie, de travailler sur les Roms, les personnes sans domicile fixe ou les toxicomanes. A chaque fois, à la fin quand j'en ressors, je suis épuisé, je fait un peu éponge. Je pense qu'on ne sors jamais indemne d'être confronté à la détresse ou à la misère.
© Jean-François Joly
Les Roms que vous avez photographiés avaient-t-ils des réticences quant à l'intrusion de l'appareil photographique dans leurs vies ?
Au départ, il y a des doutes. Le problème, c'est le fait de ne pas pouvoir faire le portrait de tous les gens parce que je suis obligé de faire des choix. Mais je n'ai jamais eu beaucoup de mal à photographier les gens. Je pense que les mots, le rapport à l'autre et le regard porté sur une personne ont leur importance. Je leur dis vraiment les choses. Ce qui m'intéresse c'est l'être humain, rien d'autre.
Selon vous, votre travail peut-il faire évoluer l'image que les Roms ont, notamment dans les médias ?
C'est compliqué. Quand j'avais écrit ce projet dans les années 90, il n'intéressait personne. Aujourd'hui, certains médias « de gauche » comme Libération publie mon travail, ce que Le Figaro par exemple ne ferait jamais. Je crois que tout est dit. Dans les médias, ce qui passe souvent sur les Roms est soit anecdotique, soit superficiel. Moi je photographie en noir et blanc, je ne leur demande pas de sourire, ni de faire croire que la vie est facile. Donc parfois cela ne plait pas à certaines rédactions. Surtout aujourd'hui où il faut être beau, gentil, intelligent et riche.
© Jean-François Joly
Y-a-t-il une rencontre qui vous a particulièrement marqué ?
Il y en a plusieurs. En Roumanie, il y a eu les enfants qui travaillent sur les décharges. Ou ceux qui dans les baraques se font manger les orteils par les rats et que leur mère doit emmailloter entièrement. Ou encore dans des pays comme la Macédoine, où les gens vivent avec rien, parfois moins d'un dollar par jour. Ceux qui vous disent le soir « J'ai mal au ventre parce que j'ai faim et je n'ai pas pu manger ». C'est très violent.
En France, les Roms que j'ai rencontrés ont fait le choix de migrer. Donc même si leur condition est difficile, elle est beaucoup plus facile qu'ailleurs, c'est incomparable. Ici des ONG leur trouvent des vêtements, de quoi manger. Tout ce qu'ils trouvent, que ce soit par la manche ou par le fait de recycler des matériaux dans des poubelles, ce n'est que du plus. Ils ont trouvé les moyens de se mettre dans les interstices. C'est un peuple très malin, rusé, débrouillard. C'est ce qui les a sauvés ! Les premiers à être passés dans les fours crématoires ont été les Roms. Il ne faut pas l'oublier.
Vendredi 8 avril, c'était la Journée internationale des Roms, dont le but est de célébrer la culture rom et de sensibiliser les populations aux problèmes rencontrés par ce peuple. Quelle est votre position quant à la question du statut des Roms ?
Aujourd'hui, la France les accueille, mais très mal puisqu'ils sont dans des bidonvilles. Certains enfants vont à l'école, d'autres lâchent très vite, alors que c'est une obligation. Ils peuvent désormais travailler, ce qui n'était pas le cas avant. Le statut des Roms en Europe, c'est un vrai problème politique. Pourquoi dans certains pays, comme en Bulgarie, y a-t-il une vraie ségrégation? Il y a même eu des murs construits dans certaines villes pour faire des ghettos, c'est l'apartheid.
Au cours de votre carrière, vous avez photographié les townships, les bidonvilles, la toxicomanie, aujourd'hui les Roms. Qu'est-ce qui vous intéresse chez ces personnes en marge ou exclues de la société ?
Je pense que j'aime bien rendre visible ce qu'on aimerait rendre invisible. Prenez une ville comme Paris, depuis plus de 15 ans, on ferme les bains-douches et on enlève les bancs pour que les personnes sans domicile fixe fuient le cœur de la ville. Tous les bidonvilles dans Paris pour les Roms ont été détruits. Même chose dans la très proche banlieue. Ils sont toujours repoussés de plus en plus loin, pour les rendre invisibles. Or, photographier, c'est rendre visible. C'est ce qui me touche le plus, essayer de donner la parole à des gens qui ne l'ont pas, ou qui ne l'ont plus.
Est-ce qu'il est facile aujourd'hui de montrer votre travail dans les médias ?
Non, et c'est de moins en moins facile. Pendant longtemps, on avait la presse qui avait la place pour de tels sujets. Je me souviens avoir montré des portfolios sur des sujets sociaux très durs, dans des magazines comme Les Inrockuptibles. Aujourd'hui cela serait impensable. Il ne nous reste plus que des bourses ou des commandes institutionnelles. Le catalogue que j'ai réussi à faire pour 7 euros, c'est grâce à Amnesty International, sinon cela aurait été impossible de le faire pour ce prix.
Jean-François Joly, Terres d’Exil, à la Maison Européenne de la Photographie jusqu’au 5 juin 2016.
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