© Eliane de Latour
Eliane de Latour n'est pas ce qu'on pourrait appeler une "contemporaine de l'appareil". Elle ne fait pas de photos de vacances, ne filme pas ce qui l'entoure. Sa caméra, son appareil photo, elle ne s'en saisit que lorsque ses yeux sont happés par un projet, aussi petit soit-il. Anthropologue de formation, Eliane commence son parcours de cinéaste dans les années 1980. Depuis, elle ne cesse de creuser plus profondément un même sujet : celui des parias de la société, souvent reclus derrière des frontières physiques ou sociales. C'est avec Little Go Girls qu'Eliane retrouve le grand écran. Ce projet, elle l'a commencé en 2011, avec une première série de photos, Go de nuit, exposée à la Maison des métallos, à Paris. Traitant des prostituées de rue, ces clichés rendent belles ces oubliées d'Abidjan. Aujourd'hui, Eliane continue de révéler ces filles du ghetto avec douceur et poésie.
Vous qui oscilliez entre caméra et appareil photo, quel est votre vrai premier souvenir photographique ?
Le premier véritable souvenir que j'ai, avec une véritable posture de photographe, c'est en 1993. Je faisais un film (Si bleu, si clame - 1998, ndlr) sur la prison de la Maison d'arrêt de la santé et j'ai tout de suite décidé de passer par la photographie pour tout ce qui était "imaginaire" des détenus. Lorsqu'on franchissait la porte de la cellule, je reprenais la caméra. Mais je voulais opposer deux temporalités dans ce documentaire. Ces individus luttaient grâce à leur imaginaire et la photographie m'a permis de le rendre sans limite. Or, lorsqu'une photo est traitée cinématographiquement, l'imaginaire du spectateur s'envole lui aussi, de manière plus légère qu'avec un plan synchrone qui impose une réalité au regard. Une photo, ça fait rêver.
Vous cumulez de nombreuses casquettes : anthropologue, cinéaste, photographe... Comment vous qualifieriez-vous ?
Pour me décrire, j'aime raconter la fable La Chauve-souris et les deux belettes de La Fontaine : face à une première belette, qui ne mange que des souris, la chauve-souris se prétend oiseau et réussi à lui échapper. Devant une seconde chauve-souris, qui préfère se nourrir d'oiseaux, la chauve-souris se prétend souris. Elle parvient donc, en jouant sur ses atouts, à se tirer d'affaire à chaque fois. A travers cette métaphore, j'aime me qualifier comme cinéaste auprès des anthropologues et anthropologue chez les cinéastes. Néanmoins, je pense profondément que je ne suis qu'un seul animal, qui guide ses ailes et son corps avec des radars uniques.
Bien que vous aimiez vous exprimer à travers divers "instruments", vous traitez constamment du même sujet. Qu'est-ce qui vous motive à parler de toutes ces personnes repoussées de la société dans laquelle elles vivent ?
Lorsque j'ai fait mon film sur les personnes âgées dans les Cévennes (Le Reflet de la vie - 1989, ndlr), j'ai fait une découverte qui m'a beaucoup intéressée. J'ai remarqué que le vieillissement était différent selon la capacité d'imaginaire et de résistance. Finalement, cela n'avait rien à voir avec ce que l'on pensait dans les années 1980 ; les gens qui avaient eu une belle vie ne vieillissaient pas forcément bien, et ceux qui avaient eu une mauvaise vie ne vieillissaient pas toujours mal. Ce qui m'intéressait, ce n'était pas tant la question sociale du vieillissement que la question de l'imaginaire de ce phénomène naturel. A partir de là, j'ai construit différentes problématiques afin de savoir ce qu'il se passait derrière les murs sociaux ou réels, avec et sans l'exclusion de la société.
© Eliane de Latour
Little Go Girls. D'abord prises en photos, puis filmées. Racontez-moi l'histoire de ce documentaire ?
La première chose qui a été importante pour moi, en tant qu'anthropologue dans un ghetto, c'était de trouver ma place. Je voulais que ma présence soit légitime, justifiable, simplement pour entrer en contact avec les autochtones. J'ai donc essayé de me rendre nécessaire. Les femmes savaient bien que je n'étais que de passage, que je n'appartenais pas à leur monde. Mais grâce à la photo, j'ai réussi à m'intégrer. Je ne pensais pas qu'un appareil photo puisse tenir un rôle aussi important sur un site de prostitution.
Ces filles ont une image tellement dévalorisée d'elles-même. Je voyais, à travers leur manière de poser, qu'elles voulaient me raconter quelque chose. Le fait de les "décontextualiser" leur permettait de se voir différemment. Elles me disaient : « Là, nous n'avons pas l'air de putes. » J'ai alors compris à quel point la photo pouvait redonner de l'humanité à ceux qui n'en ont plus.
D'où vient le titre du film ?
La "go", c'est un mot en nouchi (le français ivoirien, ndlr) qui veut dire "la fille". Pour que l'on comprenne précisément de qui il s'agit, il faut ajouter "de nuit" ou "de ghetto" derrière. Cela sert à qualifier la fille. J'ai choisi de mettre "girls" derrière car j'ai pensé que les gens ne comprendraient pas et qu'ils associeraient ce terme aux prostituées.
On imagine que vous avez rencontré d'autres femmes, que vous avez vécu d'autres histoires passionnantes. Pourquoi avoir choisi d'illustrer la vie de ces femmes en particulier ?
Je ne les ai pas vraiment choisies ; elles ne m'ont pas choisie non plus. Cela s'est fait dans un processus de sélection tout autre. Moralement, j'avais décidé de ne pas faire la première exposition photo dans leur dos. Je voulais qu'elles me donnent leur accord. Même si elles étaient analphabètes, elles signaient un contrat que je leur lisais, qu'elles pouvaient modifier et finalement accepter en paraphant d'une croix ou de leur pouce. Cinquante-trois des filles que j'ai rencontrées dans les ghettos m'ont donné leur accord. Finalement, je n'en ai retenu que trente-cinq pour l'exposition. Lorsque je suis revenue après la guerre, je n'ai retrouvé que vingt-deux filles sur trente-cinq. Sur ces dernières, seules dix sont restées à mes côtés pour le film. Aujourd'hui, je n'en vois plus que quatre.
© Eliane de Latour
Certains moments sont très chargés en émotions. N'aviez-vous pas le sentiment d'être de trop avec votre caméra ?
Non jamais. Au contraire, j'ai commencé à filmer dès mon retour. J'ai donc capté les premières émotions de ces retrouvailles. Or, je sentais qu'elles étaient touchées de me voir revenir avec l'argent de la vente des photos. J'avais tenu ma promesse alors qu'elles me pensaient définitivement partie. Alors qu'en 2013, nous ne nous connaissions pas tant que cela, le fait que je revienne les voir les a presque honorées. Elles ont donc, d'elles-même, pris la décision de s'abandonner complètement à ma caméra, dans la plus pure intimité.
Vos images s'apparentent beaucoup à des photos. Les plans sont souvent fixes, il n'y a généralement qu'une femme dans le cadre, très peu de paroles. Pourquoi avoir choisi cette manière de faire ?
Comme je vous le disais, j'ai placé la caméra dans un cadre de retrouvailles. Les filles étaient là, moi aussi et le lien entre nous s'approfondissait. Elles m'ont accordé ce silence de l'intimité. J'ignore pourquoi, lorsque j'ai commencé à filmer, elles se sont mises dans ces postures, l'une qui chante, l'autre qui dort... En fin de compte, elles m'ont permis de réaliser un souhait que j'avais depuis longtemps qui était de faire un film presque muet. Je voulais que seul le cadre, la matière, les lumières, donnent un sens à l'image. Je voulais que ce silence transporte des émotions qui permettent de comprendre au-delà des mots.
© Eliane de Latour
Avez-vous le sentiment que votre travail avec ces femmes est terminé ?
Je crois que oui. Je suis retournée les voir en janvier dernier pour leur montrer le film. Je ne m'attendais pas à ce qu'elles l'apprécient ; j'avais peur qu'elles ne comprennent pas ma démarche qui n'est pas évidente. Pourtant, elles l'ont beaucoup aimé. Elles ont eu leur propre mode d'interprétation des images, qui est assez loin du nôtre. Toutes sans exceptions, elles se sont trouvées horribles à l'écran. Elles étaient replacées dans leur contexte et ne se trouvaient pas belles. Mais au fur et à mesure du film, leur avis a changé. Elles m'ont dit : « En une heure de temps, on voit qu'on peut changer. » Au final, c'est vraiment ce qui les a marquées. C'est pourquoi je pense que je n'ai plus rien à leur apporter.
Quel sera votre prochain sujet d'étude ?
Je n'ai pas vraiment d'idée. Pour le moment, j'aimerais écrire un livre sur la prostitution de bar en Côte d'Ivoire. C'est une forme de prostitution très différente de celle abordée dans Little Go Girls et je pense qu'elle mérite qu'on s'y intéresse.
Little Go Girls (2015), d'Eliane de Latour
Sortie le 9 mars 2016 au cinéma