© Jérémie Nassif
Depuis tout jeune, Jérémie Nassif se passionne pour les arts. La peinture était son premier choix. Mais à l'âge de 18 ans, il commence la photographie. Pas question de passer par une école. Le métier, il veut l'apprendre sur le tas. Armé de son Nikon FM2, il parcourt les rues. A force de tours et de détours, il atterrit sur les plateaux de cinéma. Tout de suite, il s'y fait une place. Un passage par l'agence Sigma, et les films s'enchaînent. Jusqu'au jour où il en a marre. Après avoir lu une interview de Richard Avedon, il a le déclic : la possibilité de faire des photos très personnelles sans sortir de chez lui était parfaitement accessible. Depuis, Jérémie fait ce qu'il aime, sur des sujets qui l'intéressent. Rencontre avec un photographe talentueux adepte des recettes de cuisine...
Comment vous est venue l'idée de mélanger le net et le flou, qui caractérisent tant vos photos ?
Au départ, je voulais faire une série de photos avec des danseurs. Cela ne devait être qu'une dizaine de clichés mais finalement, le projet a duré sept ou huit ans : je connaissais une technique pour mélanger le net et le flou, mais je n'osais pas vraiment l'utiliser. De temps en temps, je m'y essayais. Lorsque j'ai compris qu'à chaque fois, on retenait les photos où j'appliquais cette technique, j'ai foncé.
© Jérémie Nassif
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Il est facile d'imaginer que cette méthode d'introduire du flou dans vos images ne vous vient pas de votre passé de photographe de studio...
Non en effet ! Lorsque j'étais photographe de plateau, j'avais beaucoup de mal à me laisser aller. Il m'arrivait de faire des clichés flous, mais ce milieu est tellement professionnel qu'ils étaient forcément considérés comme ratés. Mais je me souviens que lors du tournage de L'Enfer de Claude Chabrol, j'avais pris une photo floue de François Cluzet. Et bizarrement, c'est celle-ci que Libération a retenu pour son article. Je crois que c'est à ce moment là que j'ai compris que la technique ne faisait pas tout. Certes, il y a des lois photographiques, mais elles sont aussi faites pour être transgressées.
On comprend qu'à travers chaque cliché, vous tentez de représenter un mouvement. Qu'elle est cette technique que vous employez et qui vous est propre ?
J'utilise la technique de l'Open Flash. Comme son nom l'indique, c'est une méthode où l'appareil est très ouvert, avec le flash. Il y a donc deux photos qui se mélangent : une nette et une floue. Grâce à cela, je peux effectivement donner une impression de mouvement à mes clichés. Mais cette approche est très incertaine car la photo est mauvaise presque à chaque fois. Je pourrais utiliser un léger Open Flash pour être sûre de réussir mes images, mais ce n'est pas ce que j'aime. La plupart du temps, mes clichés sont donc ratés mais lorsqu'ils ne le sont pas, cela me donne ces photos inattendues que j'affectionne tout parriculièrement.
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Chaque image s'apparente presque à une peinture, voire à un dessin. Comment obtenez-vous un tel résultat ?
J'applique ce que j'appelle ma « recette de cuisine » : c'est une suite d'étapes dans mon traitement de l'image que j'ai inventé. D'abord, je sous-expose énormément ma photo. Puis, je l'éclaire de nouveau. Cela vient beaucoup abîmer le cliché. Ensuite, j'utilise un logiciel pour passer de la couleur au noir et blanc. Il me permet également d'appliquer un filtre imitant le grain de certaines pellicules argentiques. Personnellement, je suis adepte du film Kodak T-MAX 3200. Une fois le traitement terminé, j'imprime à l'encre et j'utilise un papier très texturé.
D'ailleurs, pourquoi avoir choisi le noir et blanc plutôt que la couleur ?
Il était évident pour moi que je ferais du noir et blanc. Tout d'abord parce que j'adorais cela lorsque je faisais des photos à l'argentique, mais aussi parce que faire de la couleur vous oblige à penser d'une certaine manière. Or, je n'aime pas penser comme cela, je veux penser « dessin ». De plus, ma recette de cuisine détruit les couleurs, elles deviennent très laides.
Pourtant, certains de vos clichés ont des couleurs...
Oui, mais c'est moi qui les ai ajoutées. Un peu comme une variante de ma recette. En réalité, ce ne sont pas de vraies couleurs, je fais des solarisations. Et cela ne marche que sur une partie de l'image.
© Jérémie Nassif
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Vous avez commencé votre travail avec des danseurs, puis vous avez continué avec des chevaux. Qu'est-ce qui relie ces deux sujets ?
A vrai dire, pas grand chose. Je ne me suis pas dirigé de moi-même vers les chevaux. Quand j'ai eu la chance d'exposer à la Maison Européenne de la Photographie, Bartabas est venu me voir et m'a dit : « C'est super, mais avec des chevaux, ça serait beaucoup mieux ! »
Je connaissais Bartabas depuis mes 19 ans ; j'étais le photographe de plateau lors de son film Mazeppa. C'était une aventure humaine extraordinaire pour moi et nous avons gardé contact. Je suis donc allé en toute impunité à l'Académie de Versailles (école d'équitation de Bartabas, ndlr) et finalement, j'y ai fait exactement la même chose qu'avec les danseurs. J'ai transformé le manège en studio et les chevaux ont dansé pour moi. C'était exceptionnel !
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Etait-ce plus difficile de travailler avec des animaux ?
Absolument pas. Ces chevaux sont des professionnels, ils ont l'habitude. Bien sûr, en spectacle ils détestent les flashs. C'est d'ailleurs ce qui me faisait hésiter. Mais je me suis dit que les comédiens non plus n'aimaient pas les flashs lors de leurs représentations.
Les chevaux comprennent très bien ce qu'on leur demande. Je voyais dans leurs yeux que lorsque je doutais, eux me regardaient comme s'ils me disaient : « Nous sommes des pros, nous savons ce que nous faisons, tu n'as pas le droit de douter ! » Il faut donc être clair avec eux et ils vous le rendront au centuple. Quant aux photos où ils sont en liberté, c'est un des numéro de l'Académie. Là aussi, ils savent ce qu'ils ont à faire. Je ne l'ai fait qu'une seule fois, mais j'aurais pu recommencer encore et encore. Ce sont mes photos préférées.
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Votre passé dans le monde du cinéma a-t-il influencé votre façon de faire de la photographie ?
Pour moi, les plateaux étaient mon école. On apprend beaucoup auprès des chefs opérateurs. Mais ce que j'aimais le plus, c'était la lumière. J'ai donc appris à la regarder et à la comprendre. Elle a un sens et une fois qu'on a compris cela, il ne reste plus qu'à le rendre avec l'appareil.
Pourquoi vous être orienté vers la photographie d'art ?
J'ai toujours eu envie de cela. Déjà petit, je voulais vivre comme un peintre. Je voulais faire des expositions, mais je ne savais pas quoi exposer. Avant de me lancer dans la photographie, j'ai tenté de copier des peintres. A force d'observer, j'ai compris que chaque artiste avait sa patte. C'est là que je me suis dit qu'il fallait que je trouve la mienne.
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Que vous permet-elle d'exprimer ?
La photographie d'art me permet surtout d'exprimer le plaisir que j'ai à travailler. Je fais exprès de ne pas donner de sens précis à mes images, de ne pas les titrer. J'ai remarqué que lorsqu'il n'y a pas de titre, les gens réfléchissent par eux-même et comprennent ce qui leur est propre. C'est ce que je recherche : je ne veux pas asséner une vérité mais plutôt proposer quelque chose à interpréter. J'estime aussi que la technique ne vaut rien, si les gens ne ressentent rien.
Et lorsque les danseurs et les cavaliers ont vu votre travail, qu'est-ce qu'ils ont ressenti ?
D'une manière générale, cela doit leur changer de leurs poses figées...
Cela plait toujours ! Finalement, ils comprennent presque mieux que moi les clichés car ils reconnaissent leurs propres gestes.
Souvent, les photographes ont des problèmes techniques et demandent à leurs sujets de s'adapter de manière à régler leurs soucis. A l'inverse, j'ai toujours cherché à m'adapter pour que les gens s'amusent. Claude Chabrol avait un dicton qui m'a marqué : « On fait peut-être un film de merde, mais au moins on aura passé une bonne journée ! » Selon moi, les danseurs dansent, ils doivent être en mouvement constamment. D'habitude, on les fait répéter vingt fois le même geste, moi je les laisse s'exprimer, s'amuser.
© Jérémie Nassif
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Pour conclure, qu'avez-vous prévu pour la suite de votre carrière ?
Je ne sais pas encore, c'est comme mes photos : flou ! Je vais souvent à Cuba faire de la musique. Je pense qu'il y a quelque chose à creuser sur ce sujet. A partir du moment où je suis dans un milieu artistique, je suis dans mon élément. J'aimerais refaire des photos avec les chevaux aussi. Mais j'aime également inventer. Je vais peut-être créer de nouvelles recettes. Nous verrons bien !
Propos recueillis par Caroline Bertolino
http://fr.actuphoto.com/34479-expositions-voltige-de-jeremie-nassif.html" : exposition Voltige à la galerie Sit Down jusqu'au 24 mars et installations sur les murs du MK2 Bibliothèque jusqu'au 16 mars.
Parution de L'instant Expressif, éditions du Regard, sorti en février 2016.