Mark Cohen par Isaac Cohen
Cet ouvrage Frame (2015) est, selon les mots de David Hamrick, directeur des presses universitaires du Texas, la première rétrospective de votre carrière. Pourquoi maintenant ?
C'est David qui m'a fait cette proposition. Après lui avoir parlé plusieurs fois au téléphone et échangé avec lui de nombreux e-mails, j'ai fini par lui envoyer une boîte de 250 photographies de toutes les tailles. Et il m'a dit « OK, faisons ce livre ! ». Le projet était simple : je pouvais enlever les photos que je voulais, mais aussi choisir l'ordre dans lequel elles seraient disposées. Cela a pris deux ans.
En quoi le format du livre change-t-il la donne ?
Quand on a fait ce livre avec Hamrick, on a eu soin d'utiliser de très bonnes reproductions et de très bonnes impressions. Si vous connaissez mon travail et que vous regardez la couverture - la photographie de la petite fille avec le trou dans son sweat-shirt -, vous pouvez comprendre la force de cette image. Ce qui attire mon attention, c'est ce trou bien sûr. Mais il y a aussi la beauté des mains, les deux sortes de matières, le sweat et le pantalon, et il y a cet arrière-plan de l'image qui place la fillette dans une situation sociale. Et l'on voit tout cela. Cette image fait à peu près 23 X15 cm, mais si vous allez à l'une de mes expositions et que vous la voyez en vrai, alors vous regardez quelque chose de tout à fait différent, à un format de 40X30 cm - qui est la taille habituelle de tout ce que j'ai fait depuis 30 ans. C'est comme si vous regardiez Images à la sauvette (1952) de Cartier-Bresson, vous pouvez être ravi par ce livre sans avoir vraiment vu les images, mais cela aide de les avoir vues. C'est la même chose pour ce travail.
Knee, 1973 © Mark Cohen
Snow and Black Garage, March 2004 © Mark Cohen
On a l'impression étrange que votre travail récent se concentre plutôt sur les paysages et les objets (fils à linge, clous rouillés, etc.) que sur les gens, comme vos clichés des années 1970/1980. Qu'en pensez-vous ?
Oui, c'est assez vrai ! À un certain moment, j'ai commencé à être trop près des gens et je n'avais aucune prudence. J'ai donc décidé de me mettre en retrait. Je n'ai pas complètement arrêté, mais on peut avoir un certain « frisson » avec un morceau de cellophane ou créer une vibration surréaliste en prenant en photo un fil de fer. Si l'on regarde mes premières images que j'ai faites dans les années 1970, il y a des clichés de cordes ou de morceaux de verre cassé. Mais c'est vrai qu'avec le temps, je suis devenu plus craintif à l'idée de prendre des photos d'inconnus.
« J'envahis leur espace »* avez-vous dit, précisément au sujet de cette proximité intrusive, au risque de vous mettre en danger ?
Exactement ! Parfois, c'est très dangereux, parce que si certains s'en fichent, d'autres non. Avec le temps, surtout après le 11 septembre, il s'est mis en place une certaine paranoïa, qui a rendu plus difficile d'être à 1,50 m des gens et de leur mettre l'appareil dans le visage.
Vous avez passé presque toute votre vie à Wilkes-Barre, en Pennsylvanie, les gens n'étaient-ils pas moins effrayés ? Ne vous connaissaient-ils pas plus ?
Il y a quand même 80 000 habitants à Wilkes-Barre, ce n'est pas vraiment une petite ville ! Je n'ai jamais été vraiment reconnu et quand cela a été le cas, cela m'a mis très mal à l'aise parce que je voulais rester anonyme. Je ne parlais jamais aux gens, je passais juste à côté d'eux et je prenais une photo. Il n'y avait pas de conversation, parfois je m'arrêtais quelques secondes pour dire « Salut, ça va ? » ou « C'est un joli badge que tu portes ! » Je ne demandais pas leur nom ou quoi que ce soit d'autre. Je prenais ma photo et poursuivais ma route.
Knife Seller, Spain, 1968 © Mark Cohen
Hand Covering Mouth, 1971 © Mark Cohen
Man and Bag, 1974 © Mark Cohen
Et puis en 2005, il y a eu le livre Grim Street*...
Oui, je l'ai publié 30 ans après avoir pris ces photos. J'avais un peu peur. Je voulais qu'une vie entière se passe, sans doute d'une manière inconsciente, afin de respecter l'intimité et la vie privée des gens. Souvent d'ailleurs, j'enlevais leur tête, ils restaient non identifiés. Ils étaient juste sur une scène, et j'en faisais presque une chose théâtrale, comme une performance : je marchais, il y avait cette fille avec sa corde à sauter, je prenais une photo avec flash et je continuais à marcher.
Dans l'introduction de Frame, Jane Livingston écrit que vous étiez « l'un des nombreux jeunes photographes doués de l'époque qui regardaient autour d'eux et trouvaient n'importe quelle avenue disponible pour explorer son obsession » : êtes-vous d'accord ? Êtes-vous toujours un photographe obsessionnel ?
Oui, je suis un photographe obsessionnel. Je pense que c'est une obsession parce que je prends encore des photos aujourd'hui. Pas autant que je le faisais il y a 30 ans, mais parfois je sens que je dois juste sortir de mon appartement et aller photographier, même si c'est seulement pour 10 minutes. Je suis obsédé par le fait de regarder les choses, d'essayer de mettre mon appareil photo à la bonne place et de les prendre.
Jane Livingstone a très bien décrit mon travail parce qu'elle a écrit mon catalogue** il y a 30 ans. Donc quand on a fait le livre, on a pensé que ce serait super de l'avoir, avec cette perspective de 30 années.
Très jeune, vous découvrez le livre Images à la sauvette (1952) d'Henri Cartier-Bresson : en quoi a-t-il changé quelque chose pour vous ?
J'avais 17 ou 18 ans et dès que j'ai eu mon permis, comme Wilkes-Barre n'était qu'à trois heures de route de New York, j'y allais tout le temps. Je ne me souviens pas exactement où j'ai vu ce livre pour la première fois, mais quand j'ai vu les images, j'ai pensé qu'elles étaient merveilleuses, le genre de photos que je voulais faire ! À l'université, j'ai pris des cours artistiques, je suis allé en Espagne, puis à Paris et à Londres. Je pensais que c'était cela d'être artiste, d'être un photographe, mais je n'avais pas l'argent pour. Alors j'ai commencé à faire des images à Wilkes-Barre, cette toute petite ville où l'on pouvait aller au parc, où il y avait des gens dehors... et j'ai commencé à essayer de prendre des photos.
Boy in Yellow Shirt Smoking, 1977 © Mark Cohen
Flashed Boy in Blue Jacket with Six Shooter © Mark Cohen
Girl and Man at Road, 1975 © Mark Cohen
Vos photographies d'enfants sont devenues légendaires, il y aurait presque une façon « à la Cohen » de photographier l'enfance. D'ailleurs, quand vous ouvrez votre propre studio en 1967, vous êtes déjà spécialisé en portraits d'enfant : quand est-ce que cette fascination pour l'enfance a commencé ?
J'étais au lycée et je voulais m'acheter un Leica M3, alors j'ai dû monter un petit business. L'un des moyens de gagner de l'argent était de faire des photos d'enfants. En fait, avant d'ouvrir mon vrai studio, je faisais déjà des portraits que je développais dans le sous-sol, chez mon père : je gagnais 20 dollars pour chacun. Dans le jardin, je shootais en 35 mm et j'en sortais des tirages au format 30X40 cm, que j'utilise encore aujourd'hui.
La cité minière de Wilkes-Barre est au cœur de votre vie personnelle et photographique.
J'ai vécu toute ma vie à Wilkes-Barre. Je viens seulement de déménager à Philadelphie et j'ai 72 ans. Ce livre est autobiographique de bien des façons : la première image montre le conducteur d'un camion de charbon, tandis que la dernière est celle d'un vieil homme. Cette petite histoire entre moi et Wilkes-Barre revient sans arrêt. Alors bien sûr, j'ai en ai entendu beaucoup dire « Je reviens tout juste d'Amazonie » ou encore « Je suis allé photographier le ciel en Antarctique ». Alors que moi je travaillais toujours au même endroit, comme Joseph Sudek d'une certaine manière, on n'a pas besoin de partir loin... J'ai fait une œuvre qui est unique parce je n'étais pas tout le temps à New York à parler aux photographes, à avoir des critiques et à passer mon temps à les commenter. Je travaillais d'une façon très isolée, mais je savais exactement ce qu'il se passait. Vous savez, j'ai emmené mon travail au MoMA...
… à John Szarkowski, le curateur en photographie de 1962 à 1991 ?
Oui, je lui avais amené des centaines d'images. Il les a regardées et s'est montré très encourageant. « Vous savez que vous allez devoir parler de toutes vos photos très bientôt », m'a-t-il dit. J'avais 25 ans. Je n'en ai parlé que 30 ans plus tard, mais j'en suis fier. Il n'y avait pas de plan, c'est pour cela que je me dis « surréaliste », parce que ces images sont dues à la chance, au hasard. Très peu ont été faites avec l'appareil sur mes yeux, la plupart l'ont été alors que je l'avais à la main. J'utilisais un 28mm donc j'avais une idée approximative de ce que le cadre serait, mais la part de chance était extrêmement importante. Sur la photo de couverture, vous devez savoir ce que vous voulez pour que ce sweat déchiré soit à peu près au milieu de l'image !
Man and Food Bag, September 2001 © Mark Cohen
Girl Holding Blackberries, 1975 © Mark Cohen
One Red Glove, 1975 © Mark Cohen
Vous êtes considéré comme l'un des pionniers de la couleur dans l'Amérique des années 1970, vous souvenez-vous la première fois que vous l'avez utilisée ?
Quand Kodak a sorti sa pellicule couleur 400, je me suis tout de suite dit que je pouvais l'utiliser dans la rue pour faire ce que je faisais déjà en noir et blanc. Je n'aurais pas à penser au temps d'exposition ou quoi que ce soit parce que c'était la même chose que le Tri-X, donc j'ai fait quelques pellicules et je les ai envoyées au laboratoire. Mais il n'y avait aucun moyen de les vendre, parce que c'était trop cher de les imprimer, donc j'ai mis cela de côté pendant quelque temps.
Et un jour, en 1973 ou en 1974, j'ai rencontré quelqu'un de la George Eastman House de Rochester et on a passé un accord pour une centaine de tirages. Pendant une année entière, j'ai photographié en couleur. On a sélectionné ensuite une centaine de négatifs et fait deux impressions de chaque : ils ont gardé une série et j'ai gardé la mienne.
Il y a peut-être cinq ou huit ans j’ai fait une série au dye-transfer et cela a été une révélation ! J'ai envoyé les négatifs dans un laboratoire de Seattle et on a fait trente tirages, ce qui a donné un portfolio assez fantastique, montré au Bal et à Rotterdam ! Mais ce processus est en train de disparaître, tout est numérique maintenant.
Et que pensez-vous du numérique justement ?
C'est bien, mais il faut penser à imprimer ses images, personne ne le fait ! En fait, plus je vieillis, moins je m'y intéresse finalement. Je photographie seulement en Tri-X. J'ai bien un Nikon numérique, mais il y a un délai quand on zoome. Pour moi, ce n'est pas une question de numérique, c'est une question de voir quelque chose d'extraordinaire dans la rue. C'est une chose visuelle, la méthode de capture importe peu. Et j'aime l'argentique, je n'ai pas l'impression de me répéter, je poursuis seulement l'expérience, et toute cette histoire n'est finalement qu'une expérience !
Je pense aussi que la photographie aujourd'hui consiste de plus en plus à faire des tirages géants. Il y a des centaines de galeries à Chelsea, à New York, et elles font toutes ces images 40X60 cm sur du rien ! Il y a tant d'argent autour ! Plus personne n'a à acheter un Picasso aujourd'hui, on peut dépenser 10 000 dollars pour acheter une impression couleur ou à jet d'encre de la taille de son canapé.
Smoking Woman Girl, 1971 © Mark Cohen
Red Fence, 1987 © Mark Cohen
Vous avez quitté Wilkes-Barre pour Philadephie en 2013, était-ce douloureux ou était-il temps ?
Il était temps ! Je n'ai pas eu à dire au revoir à grand monde, presque personne en fait. Le plus douloureux, c'était que j'avais une salle de développement de 200 m2 et maintenant, comme je vis dans un petit appartement, je retourne à une toute petite chambre noire. Mais Philadelphie est énorme ! Je peux sortir et être au beau milieu de la ville, c'est une tout autre manière de photographier, il y a beaucoup plus de potentiel ici.
Quelle est la dernière photographie que vous ayez prise ?
Je viens juste de finir une pellicule. Je suis sorti avec mon flash ces derniers jours parce qu'il neigeait et que j'adore prendre des images de la neige avec le flash. Il y avait un gars à vélo dans la rue, et je me suis accroupi pour avoir un angle bas : on peut voir le ciel et quelques bâtiments autour, je pense qu'il sourit. Je n'ai pas encore vu l'image, mais j'ai vu le négatif, et je pense que je vais en faire un tirage de celui-là...
Propos recueillis par Emilie Lemoine
* Dans le documentaire https://www.youtube.com/watch?v=6qcgEnC3bLY" (1982)
** Grim Street ( New York: power-House, 2005)
*** Mark Cohen. Washington, D.C.: Corcoran Gallery of Art 1981. Exhibition catalogue
https://www.youtube.com/watch?v=6qcgEnC3bLY"
https://www.youtube.com/watch?v=6qcgEnC3bLY"