Leila Alaoui
Les Marocains. Boumia.
© Leila Alaoui
Quelle était votre intention lorsque vous vous êtes lancée dans ce projet Les Marocains ? Était-ce d'abord une volonté artistique ou le besoin de faire un travail d'archivage sur la disparition des traditions?
C'était avant tout l'envie de créer des archives visuelles, parce que je voyage régulièrement au Maroc où les traditions disparaissent peu à peu. Par exemple, beaucoup de femmes berbères dans les villages se font tatouer à la naissance pour définir à quelle tribu elles appartiennent. Aujourd'hui, les dernières femmes tatouées ont 40 ans. Ces traditions disparaissent sous les effets de la mondialisation. On vit dans une culture globale.
Malgré cela, les marocains sont encore attachés à ces coutumes dans les milieux ruraux, donc je voulais vraiment faire ce travail de témoignage sur les différents métiers, les vêtements, la diversité culturelle et ethnique. Ce qui me motivait également, c'était de montrer un Maroc plus authentique, moins folklorique et moins exotique.
Quelle est la part d'authenticité et la part de mise en scène – notamment s'agissant des costumes ?
Il n'y a pas de mise en scène, à part peut être une femme d'Essaouira à qui j'ai simplement demandé de revêtir un hayk (étoffe blanche rectangulaire portée au maghreb) plus ancien. Mais ces personnes sont habillées tel quel. Elles ne se sont pas réveillées un matin en sachant qu'elles allaient être photographiées. Parfois, si elles sont « sur-habillées » , c'est qu'il s'agissait d'un événement particulier. Par exemple, le musicien que vous voyez (voir photo ci-dessous) était en pleine performance pendant un « Moussem » (festival traditionnel de musique ndlr). J'ai installé mon studio et lui ai demandé de le photographier. Il n'y a aucune mise en scène.
Les Marocains. Tamesloht.
© Leila Alaoui
Vous ne les dirigez pas non plus ?
Non, je n'ai pas du tout voulu diriger ces gens dans la manière de poser. Il fallait éviter le regard subjectif. Tout ce que je leur disais, c'était de se mettre face à moi et de me regarder. Ils posaient toujours de la même manière, très sérieusement, sans sourire, bien qu'il y ait eu des éclats de rire entre les clics ! C'est assez intéressant de voir que ceux qui n'ont pas pour habitude d'être pris en photo ont automatiquement le même regard et la même posture. Cela m'a permis de créer une unité visuelle.
Vous déclarez avoir été inspirée par Robert Frank et sa série photo The Americans (1958). Pourtant, Frank prenait ses sujets dans leur environnement. Pourquoi avez-vous décidé d'isoler les vôtres sur un fond noir, alors qu'on imagine que l'environnement est intrinsèque à leur identité ?
L'influence de Robert Frank n'est pas vraiment une influence photographique, mais plutôt une influence sur sa méthode et son sujet. Il est allé traverser les Etats-Unis pour documenter une certaine société à une époque donnée afin de montrer l'Amérique profonde d'après-guerre. Ma démarche s'inscrivait dans cet élan : aller à la rencontre de son propre pays. Le titre « The Moroccans » est également un clin d'oeil à Robert Frank.
Pour le studio, l'inspiration vient plutôt des clichés sur fond blanc de Richard Avedon dans l'ouvrage In the American West (1985). On photographie beaucoup le Maroc comme cadre exotique où l'on montre les sujets avec des clichés. Je voulais casser cela et me focaliser sur les personnes, leurs costumes et les isoler de leur environnement de fait.
Comment avez-vous convaincu ces gens de prendre la pose ?
Ça a été très difficile, surtout concernant les femmes. Ma démarche consiste à partir m'installer dans un village, dans des endroits où il n'y a pas beaucoup de touristes. J'essaie de trouver un lieu où j'ai des connaissances, et loge dans une famille ou un petit hôtel. J'y reste une semaine ou deux pour me mêler aux populations locales.
Étant donné que je suis marocaine, et même si je ne parle par berbère, je parle arabe et ne suis donc pas complètement étrangère. Au bout de quelques jours, les habitants m'ont un peu apprivoisée. Je pars faire des photos dans le village, généralement sur les marchés.
Comment s'organise concrètement votre travail photographique concrètement ?
J'installe mon petit studio. J'ai même une petite imprimante que je branche au café du coin afin de pouvoir donner en cadeau les photos que je prends des gens. Généralement les gens refusent de se prêter au jeu, mais parfois, je me suis retrouvée entourée d'une cinquantaine d'enfants qui veulent tout toucher. Cela se transforme en une petite fête et tout le monde veut sa photo !
Je prends environ 200 photos par session. La sélection que vous avez ici sont les personnages les plus spectaculaires de toutes les personnes que j'ai photographiées sur ces deux-trois ans de projet.
Pour photographier les femmes j'organise à la fin de mon séjour une petite réception dans une maison, j'achète de quoi faire un couscous et j'invite toutes les femmes à cuisiner. On est toutes ensemble, j'installe alors le studio et parfois elles acceptent d'être prises en photo, parfois elles viennent habillées pour l'occasion.
L'une de vos intentions était de montrer un Maroc non « exoticisé », d'un point de vue qui ne soit pas « néo-colonial ». Pourtant, on a l'impression de voir dans ces photographies un aspect presque folklorique de part les couleurs vives et les habits traditionnels. N'avez-vous pas peur que votre propos échappe au spectateur ?
Je pense que beaucoup de personnes le ressentent comme cela. Il est vrai qu'il y a quelques éléments un peu exotiques, colorés, mais finalement ce sont nos traditions. On ne peut pas cacher ce que l'on est. Je voulais surtout éviter le regard condescendant. Si ces vêtements peuvent paraître exotiques, les gens ne le sont pas. Ils affichent de la dignité dans leur posture, ils sont fiers. Ils représentent ce Maroc que je connais, que je vois et que je ne trouve personnellement pas exotique. J'ai essayé de créer une série d'anti-exotique en cassant lle regard condescendant des photographes occidentaux à l'égard du Maroc.
Les Marocains. Essaouira.
© Leila Alaoui
Vous qui vivez entre Beyrouth et Paris, comment percevez-vous les attentats récents qui ont frappé ces villes ? Les événements du 13 novembre dernier ont-ils suscité en vous une envie de mettre en œuvre un nouveau travail photographique ?
Je pense qu'au Liban on se rend compte que cette guerre n'est plus propre qu'au monde arabe et qu'elle est en train de se déplacer ailleurs. Les actions des pays occidentaux sont d'ailleurs de lourds facteurs dans cette guerre qui est en train de se mondialiser.
Je suis basée à Paris depuis quelques mois puisque je travaille sur un projet autour des premières générations d'immigrés, issues des anciennes colonies et protectorats français, qui sont venues travailler en France dans les années 60. Je m'attarde sur leur mémoire, leur histoire et donc j'évolue beaucoup dans les milieux issus de l'immigration. Je vais souvent dans les banlieues et je suis très choquée de voir toute cette jeunesse française, musulmane, en quête complète d'identité.
Certains de ces jeunes garçons qui finalement ont perdu toute idéologie sont tombés dans les griffes de l'extrémisme. Comment ce dernier arrive t-il à endoctriner tellement d'esprits aussi faibles en France ? N'avons-nous pas aussi créé cela ? Je dis ça en tant que Française : n'avons-nous pas créé une jeunesse perdue, sans identité et qui se sent stigmatisée ? Existe-t-il une idéologie de gauche pro musulmane qui puisse les faire aller de l'avant ? Malheureusement, nous n'avons que des islamistes qui leur offrent une telle idéologie à laquelle ils se sentent appartenir. Je crois que la France a une part de responsabilité dans cette jeunesse qui part au devant du terrorisme, même si ce qui s'est produit est injustifiable.
Les premières générations d'immigrés sont des gens qui aiment la France, qui sont ouvriers, qui se sont battus pour l'insertion sociale, qui se sont battus pour mai 68, et ces gens-là aiment ce pays. Leurs enfants aussi. C'est vraiment cette troisième voire cette quatrième génération qui est perdue. Ces jeunes vivent dans un monde très islamophobe où il n'y a pas d'opportunité économique et où ils ont grandi dans des ghettos. Ils vivent dans un monde où ils n'ont pas les mêmes chances que les autres, donc il faut ouvrir les yeux et avant tout arrêter d'associer terrorisme et islam.
Finissons sur une note plus légère : peut-on s'attendre au retour de « Leila Alaoui » la vidéaste ?
Je pense que je me dirige de plus en plus vers l'art vidéo. Je viens de terminer un travail sur les anciens travailleurs immigrés de l'usine Renault-Billancourt qui mêle vidéo, photo et documents d'archive. Je pars vers une écriture plutôt tournée vers les arts visuels, mais je n'abandonne pas la photographie pour autant.
En parallèle de cette série présentée à Paris, Leila Alaoui est exposée à Beyrouth dans le cadre de l'exposition « Memory and Oblivion » et à Tunis, pour l'exposition « En-quête ».
suivez l'artiste sur son site : http://www.leilaalaoui.com/