Gaston Chérau derrière un cadavre aux confins de l'oasis de Tripoli. Fonds Chérau. Collection privée.
En 2008, Pierre Schill, historien et enseignant à l'université de Montpellier 3, conduit une recherche sur les combats syndicaux des mineurs de l'Hérault au début du XXème siècle. En fouillant les archives du député anticolonialiste héraultais Paul Vigné d'Octon, militant pour la cause ouvrière sous la IIIéme République, il découvre une petite boîte contenant une vingtaine de photographies. Ces clichés, images égarées sans indication de date, de lieu, ni de nom de photographe, représentent des soldats sous des palmiers, des images de désert et des exécutions par pendaison sur la place publique. Que faire de telles images ? D'où viennent-elles ? Que montrent-elles ? Leur support et ce qu'elles représentent semblent suggérer une guerre dans un pays exotique, arabo-musulman au début du siècle dernier. Pierre Schill n'a pour l'instant aucune indication supplémentaire, mais les images des cadavres restent gravées dans sa mémoire.
L'épopée de Schill : à la recherche de Gaston Chérau
Le temps passe et les fragments de ce souvenir demeurent tenaces. En 2011, Schill assiste à un spectacle de danse à Montpellier qui met en scène la mémoire de la guerre. Un agrégat d'envies le pousse à s'éloigner de son champs d'études, une dissidence dont peu d'historiens ont le courage, et à envisager la mémoire historique sous un œil d'artiste et non de scientifique. Il continue ses recherches dans les archives du député Vigné d'Octon et retrouve les lettres de Gaston Chérau, un journaliste de guerre parti couvrir les batailles italiennes en Libye en 1911.
Fond G. Chérau. Collection privée.
Schill redécouvre ainsi un conflit qualifié aujourd'hui de « mineur » alors qu'il fut un signe avant-coureur du premier conflit mondial. La Libye, en 1911, est sous occupation ottomane. L'Empire en déclin, surnommé « l'homme malade de l'Europe » par ses ennemis occidentaux, voit sa colonie libyenne prise en étau entre la Tunisie française et l'Egypte britannique. Mal défendu, ce grand territoire est une aubaine pour l'Italie qui souhaite rattraper son retard colonial. Le 29 septembre 1911, l'Italie déclare la guerre aux Ottomans en Tripolitaine. Gaston Chérau, journaliste et photographe pour le journal « Le Matin » est dépêché par la rédaction pour couvrir le conflit aux côtés de l'armée italienne. Si dans les articles écrits dans Le Matin, il défend les Italiens, leur propagande et leur armée « venue libérer les lybiens des barbares turcs », il déchante en secret à la vue des massacres perpétrés.
Schill retrouvera une lettre de Chérau adressée à son épouse, datant du 11 décembre 1911, dans laquelle il lui confie : « J'ai encore vu des choses à fendre le cœur le plus dur ». Schill récupère ensuite dans les archives de l'Hérault, à la bibliothèque de l'Arsenal et à la Bibliothèque Nationale de France d'autres clichés, articles de presse et procès verbaux. Tout vient du même homme. Il parviendra même à contacter la petite fille du journaliste, aujourd'hui danseuse aux États-Unis, qui lui envoie par La Poste une quarantaine de clichés supplémentaires.
La photographie contemporaine s'empare de l'Histoire
Schill s'intéresse à la figure du témoin. Désormais détenteur d'un grand corpus de pièces, il décide de les soumettre à des artistes, afin qu'ils s'approprient les mémoires de Chérau.
Chaque artiste s'adonne à l'exercice dans sa discipline de prédilection et avec une liberté totale.
© Rossella Biscotti
Rossella Biscotti, grande photographe documentaire, présente une série de photographies de reportage. Dans une caverne en Ethiopie, ex-colonie italienne, des familles redécouvrent avec la photographe les ossements de leurs ancêtres, gisant au milieu de ce qui fût une immense fosse commune. Au halo d'une lampe torche, les crânes découverts font office de preuve historique. L'artiste pause alors la question suivante : l'art peut-il s'octroyer la légitimité de devenir un document de témoignage ?
Broomberg et Chanarin, un duo d'artistes travaillant dans le champs de la photographie conceptuelle, offrent l'expérience visuelle la plus forte du panel : « Afterlife ». Des silhouettes attendent leur exécution dans un monde dépourvu d'environnement, volontairement gommé. Il ne reste que des corps juchés dans un vide sans arrière plan. Décontextualisés, ces clichés sur fond transparent rendent la peine et la folie humaine universelles. Alors que ces photographies sont à l'origine prises en Iran et présentent les exécutions des minorités kurdes, le travail de la série « Afterlife » transpose ce massacre à tous les autres.
Adam Broomberg et Olivier Chanarin, Afterlife 1, "Afterlife", 2009
Adam Broomberg et Olivier Chanarin, Afterlife 8, "Afterlife", 2009
Le cœur de l'exposition réside bien entendu dans la présentation des photographies originales de Chérau redécouvertes par Schill. Au centre de l'espace, les photos sont disposées par ordre chronologique sur une longue table blanche. Elles sont agencées en une ligne sismique qui met en tension les quelques mois que le journaliste a passé en Libye. L'horreur est donc révélée par ces amoncellements d'images de cadavres et de pendaisons publiques au milieu des palmiers.
Regard, Estefania Penafiel Loaiza
Certaines œuvres seront moins facilement accessibles que d'autres. L'immense cliché de la forêt rwandaise par Alexis Cordesse montre ce paysage magnifique, théâtre de massacres dont il n'a pas gardé les traces. La réflexion originale de Chérau : « Comment peut-on commettre des crimes dans des paysages aussi beaux ? » est ici mise en scène à travers cet oxymore, mais est-ce vraiment convaincant ?
La même critique peut être articulée concernant la performance dansée « Strange fruit » d'Emmanuel Eggermont, sur la chanson éponyme de Billie Holiday. La chorégraphie se veut une lecture conceptuelle du corpus historique de Chérau. La danse est ici le médium qui conduit du corporel au spirituel, mais le propos semble bien trop vague pour être efficace.
Le spectateur témoin de l'Histoire
Dans cette exposition, le visiteur comme l'artiste devient le témoin du désespoir de la guerre. Tout comme Chérau à son époque et Schill cent ans plus tard, le spectateur s'empare avec émoi et de la découverte froide des crimes de guerre. L'exposition, riche en contenu et épurée dans sa forme, ne peut cependant être appréhendée qu'à la lumière des commentaires d'un guide et de la bonne connaissance à la fois du contexte historique, et de l'épopée qui a conduit Pierre Schill a s'emparer du sujet.
Enfin, le véritable intérêt de cette exposition réside dans la prise en main du témoignage historique par le regard des artistes. Il convient de féliciter Pierre Schill qui, par un très heureux jeu du destin, est parvenu à nous offrir une exposition unique en son genre et à s'extraire des limites habituelles de l'historien sans dénaturer le propos.