©Arianna Sanesi : Italie, Enna: G., le petit frère de Vanessa dort dans son lit depuis le jour où elle a été tuée
Arianna Sanesi ©Andrea Boscardin
Un projet sur les féminicides et les disparitions de femmes dans l’Italie contemporaine, c'est aussi cela le photojournalisme. Réfléchir et prendre le temps de mettre en avant des thématiques oubliées, de dénoncer l'injustice d'un silence ou d'obsolètes visions du monde. Arianna Sanesi fait front face à l'indifférence, dans un pays où l’ONU a déclaré le féminicide “Crime d’État”.
Votre projet J'aimerais que vous puissiez me voir dénonce ces crimes de femmes, souvent désignés comme « passionnels », mais qui n'ont selon vous rien à voir avec le sentiment amoureux.
Oui, à mon avis, cela n'a rien à voir avec l'amour ! Avant de commencer ce projet, j’ai lu beaucoup d’articles où trop souvent on parle d’amour par rapport à cela. Le couple est présenté comme étant très amoureux et on dit que le mari est devenu fou de rage en raison de sa passion.
Tout cela m’énerve parce qu'à mon avis, il n'est pas question d'amour. Cela a à voir avec le respect, mais aussi avec une idée très fausse de la femme, et pas seulement en Italie. Cette façon de la présenter dans la presse endommage beaucoup la compréhension du phénomène : par exemple, si on présente constamment une femme comme une victime, on n'arrive jamais à voir ce qu’il y a derrière. Donc pour moi, c’est très important de ne pas confondre la violence avec l’amour.
Le point de départ de cette série est donc un cri de colère adressé à la société italienne ?
Oui, j'étais très énervée par la façon dont était présenté ce phénomène en Italie. J'ai travaillé avec une journaliste qui connaît très bien le sujet et qui a commencé à me lire une liste interminable. Elle connaissait toutes les femmes par cœur, leur nom, leur histoire, etc. Mais il n’y a que les journalistes qui se rappellent de tout cela, parce qu'une femme qui meurt tous les 3 jours, cela s'oublie très vite.
On a donc commencé à réfléchir sur la manière dont on pouvait parler d’elles. Comment pouvait-on faire pour ne pas avoir l'iconographie habituelle, avec l'éternelle main devant le visage ? J’avais déjà commencé à penser à ce sujet il y a 3 ans. Mais c’est très difficile parce qu’à chaque fois que j’ai contacté les centres d'accueil de femmes victimes de violence, ils étaient très concernés par le respect de l'anonymat et de la vie privée. Ils ne comprenaient pas ce que je voulais faire avec la photographie. On a donc cherché une autre manière de raconter.
Les objets ont donc pris le relais de celles que l'on ne pouvait pas montrer...
Oui, on a essayé de travailler avec ce que l’on pouvait photographier. J’ai abandonné l’idée de travailler avec des femmes, qui avaient besoin d’être protégées, et j’ai travaillé avec ce qui reste. Il y a toujours une famille, une histoire autour de ces drames.
©Arianna Sanesi : Italie, Milan : une poupée faite en prison par S., un homme qui a tué sa belle-mère
Il y a d'ailleurs le cliché de ce dossier de justice qui existait avant la mort d'une de ces femmes et qui semble être la seule chose restante, comme une preuve ultime d'un manque de réaction généralisé ?
C'est une histoire qui m’avait frappée, et qui est l’une des principales problématiques en Italie. On sait qu’il y a ces problèmes et qu’il y a des lois. Ces femmes vont voir la police pour dénoncer une situation, mais en fait personne ne les écoute. Le jour où cette femme-là a été tuée, tout le monde savait que cela allait arriver. Les docteurs du tueur avaient appelé la police pour dire qu'il était parti en déclarant qu’il allait la tuer et qu'il fallait donc la protéger. Personne n’a rien fait. Et c’est l’un des premiers problèmes : quand une femme appelle à l'aide et porte plainte, c’est une chose à considérer, ce n'est pas parce qu’elle est hystérique.
Vous abordez aussi la question du côté des hommes. Pourquoi avoir choisi de montrer la photo de cette petite poupée confectionnée par l'un d'eux en prison ?
J’aime avoir des contributions et des avis différents. C'est une sociologue qui m’a donné cette poupée. Elle avait été volontaire dans une prison et avait donné des cours à un homme qui avait tué sa belle mère et qui avait fait la poupée. Et cet objet fait réfléchir parce qu'il nous dit qu'un phénomène est toujours très nuancé. Oui, c’est un homme qui a tué de manière très violente, mais c’est aussi un homme capable de faire une poupée, capable de la donner et de se remettre à étudier. Ce n’est jamais noir et blanc, il y a des nuances. Ce projet n'est pas contre les hommes. En fait, il faut travailler ensemble.
C’est la première fois que vous exposez ce travail réalisé spécialement pour le festival PHOTOREPORTER, envisagez-vous de le montrer en Italie ?
Je ne suis pas sûre, c’est très difficile de montrer quelque chose comme cela en Italie. J’y ai trouvé beaucoup de résistances pendant ce travail, et surtout, ma grande préoccupation, c’est le respect des familles. Si je veux le montrer en Italie, il faut d’abord que j’aie leur approbation : elles m’ont d'abord dit oui parce que cela se déroulait en France.
©Arianna Sanesi : Italie, Lizzano : message de haine. "Tu étais tout pour moi, maintenant tu es comme toutes les autres"
Ce phénomène n'est évidemment pas propre à l'Italie, voire à l'Italie du Sud ?
Non. D'ailleurs, j’ai photographié partout en Italie, du nord au sud, de la Sicile en passant par les Pouilles, la Toscane ou la Lombardie. Mon premier souci était de m'éloigner de la caricature habituelle et de montrer que ce n’est pas un phénomène spécifique à l’Italie du Sud. Cela n’a rien à voir, c’est partout.
Née en 1976 en Toscane, Arianna Sanesi vit et travaille en Italie. Diplômée en Communication et Histoire de la photographie, elle est ensuite repartie à Milan étudier la Photographie au CFP Bauer. Membre et fondatrice du collectif « Micro », collectif de photographes qui a vu le jour grâce à un besoin commun de travailler et de raconter des histoires inconnues, de partager points de vue et compétences, dans une société hautement compétitive et individualiste. « À l’heure où tout le monde possède un appareil photo et prétend être photographe, j’hésite encore à me définir en tant que telle. Je suis parvenue à la conclusion qu’il doit y avoir une signification, la volonté féroce de raconter une histoire, pour ne pas réduire la photographie à un exercice stérile. »