Agonie © Antoine d'Agata
Le travail d'Antoine d'Agata est au croisement de deux efforts de rupture. Rupture avec le photojournalisme ; rupture avec la photographie d'art. D'un côté, il cherche à casser le statut informatif de l'image, l'idée trompeuse selon laquelle la photo peut se référer au « réel » ou à l' « Histoire » avec un grand H. De l'autre, il insiste sur l'ineptie de l'art pour l'art et des photos qu'il appelle « construites ». D'Agata n'a jamais voulu faire « de l'art » ou même « de la photographie ». Il a d'abord voulu vivre, sans compromis. L'art n'est pour lui qu'un moyen d'explorer les limites de l'expérience.
Atlas © Antoine d'Agata
Dans la jeune histoire du photojournalisme, pratique ambiguë lorsqu'elle prétend, en vertu de la magie référentielle d'un appareil à saisir le « ça a été »***, livrer un fait « objectif », d'Agata arrive comme une bombe. En 2000 l'agence Vu l'envoie réaliser un photoreportage à Jérusalem pour un magazine américain. Si le périodique renonce à publier les clichés, le témoignage inhabituel du photographe marseillais trouve un certain écho dans la presse française. Publiée dans Le Monde Diplomatique, la série intitulée Huis Clos est accompagnée d'un texte charge contre le photojournalisme traditionnel. L'emploi constant du flou, le refus de la frontalité, l'usage du décadrage et de la distorsion optique, ou encore les effets de bougé caractérisent ce regard qui ne prétend pas montrer autre chose que les « déséquilibres intimes » de l'auteur. Autant de moyens pour éliminer la dimension « réfléchie » de la capture d'image, au profit de la simple « mise à plat d'une expérience », celle d' « une journée de violence ordinaire où se retrouvent les trois acteurs habituels de cette tragédie : la police israélienne, les Palestiniens et la presse internationale, grande bénéficiaire de la situation. Elle s’approprie les gestes, détourne les actes et vomit les signes qui « indiquent » notre relation à l’image et déterminent notre perception d’une réalité devenue hypothétique. » ****
Désordres © Antoine d'Agata
Au fil d'un travail qui vise à casser la transparence au réel des photographies journalistiques, le conflit avec Magnum se précise, et le style du photographe s'affirme. Ses clichés ressemblent de moins en moins à ceux d'un « journaliste », mais il veut à tout prix éviter l'écueil inverse, celui d'une photographie « artistique » qui dissocie artificiellement le réel et sa représentation. L'image est d'autant moins susceptible de « vérité », historique ou artistique, qu'elle est prise dans le cours de la vie, et ne s'en détache jamais complètement. Tout au plus le photographe arrache-t-il aux situations extrêmes - moments d'intense lucidité traqués dans la drogue, le sexe, la peur, et trop vite enterrés sous de nouvelles couches de conscience - un résidu qui n'est ni un « souvenir », ni un « témoignage », et encore moins une « illustration », mais un morceau du corps, perdu au combat, comme cet oeil dans une bataille contre la police, en 1981...
Actuphoto a rencontré ce photographe qui perturbe et fascine.
Thierry Côté
Comment en êtes-vous venu à la photographie ?
Antoine d'Agata
Au contact de quelqu'un qui était photographe, et qui était en train de mourir. Cette rencontre a marqué ma façon d'envisager la photographie. Pour moi, ce n'est pas du tout un langage ou une façon de m'exprimer. C'est une activité vitale, un outil qui me permet de rester en contact avec la vie.
T.C.
La photographie est pour vous liée à la prise de risque et au danger physique. En côtoyant les milieux de la drogue, du sexe de la nuit, vous racontez avoir frôlé la mort plus d'une fois. A Sao Paulo, vous vous accrochez à un appareil photo qu'on cherche à vous voler, et vous vous retrouvez à l'hôpital. Au Mexique, vous vous faites poignarder... Dans une interview accordée à Actuphoto en 2012, vous affirmiez : « se préserver physiquement et prendre des risques esthétiques, ça n'a pas de sens. » Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?
A.A.
J'estime que la pertinence, la cohérence, le sens-même d'une image dépend des conditions dans lesquelles elle est élaborée. Pour moi, la photographie n'a pas d'importance intrinsèque. Ce qui fait sens, c'est l'existence. La photo n'apporte pas de réponse. Elle permet de s'approcher, de maintenir un contact avec ce qui pose question. Depuis longtemps, je ne cherche plus de réponses aux questions qui m'obsèdent. L'important pour moi, c'est d'avoir le courage et l'énergie de continuer à mettre en cause les réponses faciles. Mais je ne « construis rien ». La photographie me permet de préserver une fragilité, un dénuement face aux questions sans réponse et aux situations sans issue. C'est dans cette fragilité et cette obscurité que je retrouve une certaine dignité.
T.C.
Vous avez suivi les cours de Nan Goldin et Larry Clark à l'international center of photography de NY. Quel souvenir gardez-vous de ces cours ?
A.A.
Aucun. Je mets beaucoup d'énergie à m'éloigner de ceux que j'ai pu aimer, ou qui ont pu m'influencer. Non-pas parce que je renie mon passé, mais parce que je pense que pour se construire, on ne peut que se couper des liens qu'on a entretenus avec les autres.
T.C.
Inutile, donc, de vous questionner sur vos influences en photographie ?
A.A.
Pour un photographe comme pour n'importe qui, il n'y a aucun intérêt à copier, à refaire, à suivre. Je me préserve donc de toute influence, et plus généralement, de toute consommation culturelle. Par contre, j'enseigne beaucoup. J'ai fini hier mon 95ème workshop, et j'ai eu plus de 1200 étudiants jusqu'à maintenant. Je suis donc en contact permanent avec les nouvelles générations de photographes. Je refuse d'être dans une relation de consommateur avec la photographie, ou le cinéma, justement parce que je refuse de considérer ceux qui s'intéressent à mon travail comme des « clients ». Je fais des films, mais je ne suis plus allé au cinéma depuis 15 ans.
Ice © Antoine d'Agata
T.C.
Vous organisez donc des workshops avec l'agence Magnum. Vous allez participer au festival de photographie brésilien « Paraty Em Foco », du 23 au 27 semptembre, et y donner un atelier. L'enseignement est donc devenu quelque chose d'important pour vous ?
A.A.
C'est un compromis énorme. Quelque chose que je n'arrive ni à accepter, ni à digérer. Mais il y a un vrai blocage, un vrai refus institutionnel de mon travail. Je n'ai jamais vendu d'image à un FRAC (Fonds Régional d'Art Contemporain) ou à un musée. Je suis donc condamné à enseigner. Au-delà de l'argent, les workshops me donnent une liberté de mouvement et me permettent de rester nomade. J'ai fait 9 ou 10 workshops dans l'année, ce qui représente énormément de temps et d'énergie. Cela fait partie d'un combat pour préserver mon indépendance mais aujourd'hui, je n'ai ni les moyens financiers, ni le temps d'élaborer mes projets.
T.C.
Ca n'a pas dû toujours être le cas ?
A.A.
Non, il y a quelques années j'avais encore l'énergie d'enseigner et de travailler en même temps. Ce que j'arrivais à faire il y a cinq ans, je ne peux plus le faire aujourd'hui.
T.C.
De quelle approche photographique cherchez-vous à vous démarquer ?
A.A.
Toute approche qui se soumet à la logique, à l'histoire de la photographie, qui la respecte pour ce qu'elle est. Je n'ai aucune affection, aucun respect pour la photographie. Ce qui m'intéresse, c'est la vie, le monde, comment construire une vie dans un monde où les hommes s'évertuent à se détruire ? Comment on fait son chemin dans ce chaos, voilà ce qui m'intéresse. La photographie, c'est comme la parole, c'est seulement un outil à rayon d'action limité. Si cet outil qui reste efficace, presque magique et d'une puissance rare, c'est parce qu'il se nourrit à même la vie, et oblige le photographe à assumer des positions physiques réelles.
T.C.
C'est ce que vous voulez dire quand, dans une interview accordée à la revue Destricted, vous affirmez : « Il n'est pas acceptable pour un photographe de n'être qu'un voyeur » ?
A.A.
Pour moi, il y a deux positions. Celle du voyeur, et celle de l'expérience. Le point de vue voyeur est intéressant comme contrepoint, même s'il implique un aveu d'échec, d'impuissance, une position de passivité. Mais humainement, il n'est pas acceptable. Pour le meilleur et pour le pire, je cherche à me confronter à l'autre.
Anticorps © Antoine d'Agata
T.C.
Le thème du corps semble essentiel dans votre travail. Le corps est souvent soumis à des déformations visuelles qui lui donnent un aspect inquiétant, fantomatique. C'est le cas dans les séries Anticorps ou Stigma. Vous travaillez aussi sur votre propre corps, à travers des autoportraits à la fois drôles et inquiétants. Quel sens donnez-vous à ce travail sur le corps ?
A.A.
Je ne dirais pas que le corps est « essentiel » dans mon travail. Le corps s'impose, et on fait avec. Enfin c'est comme dans la vie ! (rires) Je le prends en compte dans la mesure où il est embarrassant, requiert beaucoup d'attention, implique désir, nécessité, impossibilité, hauts, bas, fatigue, extase... Le corps est l'interface de mon interaction avec le monde. Le plus souvent, en photo, le corps est soit absent, gommé, soit chargé d'enjeux symboliques. Dans l'existence, l'équilibre est tout autre. La photographie que je pratique est organique, instinctive. C'est ce qui, je crois, lui permet d'être honnête sans pour autant rechercher le « vrai ».
T.C.
Il paraît que vous employez un appareil petit-format pour faciliter les rencontres impromptues. Pourtant, vos photographies sont aussi soumises à de nombreux effets. Quelle part de votre travail se joue dans l'instant du cliché, comparée à la part d' « editing » qui se joue en studio ?
A.A.
Je n'ai jamais « construit » une image. Si mes photos semblent « élaborées », c'est que chacune d'entre elles est un petit miracle. Dans le chaos, dans le hasard, en donnant l'appareil aux autres, en le mettant sur un pied, en jouant avec la lumière, en travaillant surtout sans regarder dans le viseur, j'accumule des images. Après-coup, il y a un sacrifice énorme, car la plupart de ces images sont trop concrètes, trop banales, trop « vraies » pour être conservées. Ce travail est immense, et très douloureux, car il implique de renoncer à autant d'instants qui ont été intenses, forts, fous, mais qui ne donneront rien. Les quelques rares images qui rassemblent, dans un périmètre donné, le sens, la beauté, la violence, la forme de l'instant capturé, sont arrachées au hasard.
T.C.
Lorsqu'on voit des séries comme Anticorps ou encore Stigma, on pense tout de suite à Francis Bacon : le rapprochement se fait notamment autour du thème du corps déformé, isolé au milieu d'espaces vides, et le sentiment d'angoisse qui en résulte. Y a-t-il une allusion explicite au peintre dans votre travail ?
A.A.
Non, c'est une reconnaissance. Je n'ai jamais voulu m'en rapprocher, ou y faire référence. C'est un des artistes, mais on pourrait aussi parler de Georges Gross, chez qui j'avais reconnu une vérité, avant même d'être photographe. Il y avait une texture, une surface qui correspondait à ce que je voyais et ressentais, dans les moments les plus fragiles, en descente de speed ou dans un mauvais trip d'acide. Une dimension bien réelle du monde qui touche au cauchemardesque, aux peurs les plus intimes, mais qui est ensevelie sous des couches de conscience.
Anticorps © Antoine d'Agata
T.C.
Quelle place a l'expérience de la drogue dans vos photographies, cherchez-vous à l'y restituer ?
A.A.
Non, le monde de la drogue, comme celui du sexe, m'intéressent peu. Le sexe et la drogue sont des outils, qui me permettent de toucher à une certaine pureté, innocence, inconscience, de me détacher d'une conscience et de logiques qui me pèsent, pour atteindre un état de lucidité beaucoup plus crue. Je ne prends jamais de drogue pour m'endormir ou me détourner.
T.C.
Ni calmants, ni drogues hallucinogènes, mais des excitants ?
A.A.
Ce sont les drogues les plus dures et les plus artificielles. Ice, speed... Je suis en permanence sur la corde raide. Depuis 10 jours, par exemple, je suis en période de retrait, mais ce n'est pas gratuit. Le corps, le cerveau en paient le prix en permanence. J'espère que le jeu en vaut la chandelle.
T.C.
Sur wikipedia, on peut lire que votre photographie « cristallise les ruptures que les corps et les sentiments produisent, ainsi que des moments qui ne peuvent être assimilés, de par l'instantanéité de l'événement ». Que cela signifie-t-il ?
A.A.
Dans notre rapport habituel avec la réalité, certaines impressions sont tellement instantanées, infimes, qu'on n'arrive pas à les assimiler réellement. Elles restent prises dans un réseau d'interprétations, de codes qui nous empêchent de les regarder en face. Ma photographie cherche des failles entre les impressions, les corps, les mouvements, pour montrer des temps et des espaces non formatés, qui ne correspondent à rien de ce qu'on a préalablement accepté.
* Guy Debord, La société du spectacle, 1967.
** Jean-Paul Sartre s'est appuyé sur une consommation quotidienne d'amphétamines pour soutenir le rythme de travail effréné auquel il a composé la Critique de la raison dialectique. Voire aussi le rôle de la cocaïne dans Le Loup de Wall Street, de Scorsese.
*** « Ce que j'intentionnalise dans une photo, ce n'est ni l'Art, ni la Communication, c'est la Référence, qui est l'ordre fondateur de la photographie. » Roland Barthes, La Chambre Claire, 1980.
****http://www.monde-diplomatique.fr/2000/12/D_AGATA/2594"