Bruno Boudjelal © Anthony De Rueda
Vous photographiez l’Algérie depuis plus de vingt ans. Qu’est-ce qui a changé dans ce pays depuis votre premier voyage en 1993 ?
C'est plus calme ! Sachant que mon premier voyage s'était déroulé pendant la guerre civile. Ce qui m’apparaît aujourd’hui, c'est que la violence de la guerre a fait place à une violence du quotidien, celle de l'âpreté de la vie. Il y a encore beaucoup de problèmes à résoudre. La société bouge, beaucoup plus vite que le gouvernement. Il y a un décalage qui se creuse entre les deux, et aussi un décalage au sein même de l'Algérie, entre une Algérie très conservatrice, très fermée, comme ma famille, et une autre plus ouverte sur le pourtour méditerranéen. Comment ces gens vivent ensemble ? L'enjeu du pays pour les années à venir est de réussir à unifier tout cela.
L'Algérie est l'un des seuls pays maghrébin qui n'a pas eu de « Printemps Arabe ». Comment expliquez-vous cela ?
Les Algériens disent, à juste titre, qu'ils ont eu leur révolution en 1988, pendant les émeutes de la faim, où il y a eu une très forte répression. S'en sont suivis dix ans de guerre civile qui ont lessivé le pays. 200.000 morts, 15.000 disparus et 500.000 exilés plus tard, les Algériens n'ont plus envie de ça. Ils sont usés, ils n'ont plus de force pour affronter ça, en tout cas pas aujourd'hui. C'est encore trop prêt. Ils le disent : « Tout sauf ça ».
Ceci étant dit, il y a aussi une dimension géopolitique à prendre en compte dans cette question de Printemps Arabe. Le rapport de la communauté internationale avec l'Algérie n'est pas le même qu'avec les autres pays du Maghreb, il n'y a pas les mêmes enjeux. Pourquoi Ben Ali est parti ? Parce que les Etats-Unis et l'Europe l'ont lâché. Moubarak ? Pareil. Et s'il ne se passe pas la même chose en Algérie, c'est parce qu'une grande partie du sous-sol algérien alimente la production de pétrole européenne. La relative stabilité du pays est rassurante. Relative car il y a tout de même eu des contestations sociales, et il y en a toujours.
© Bruno Boudjelal / Agence Vu'
Malgré cette vague de révolutions de 2011, on est encore loin d'un « Maghreb uni ». Alors que Tunisie-Maroc-Algérie devrait être un espace de libre circulation et de libre échange depuis bien longtemps, les frontières entre certains pays sont toujours fermées. Tout le monde aurait à y gagner mais ça ne se fait pas. Toutes ces questions trouveront une réponse dans les années à venir j’espère.
Vous sentez-vous plutôt Français, Algérien ou peut-être... Méditerranéen ?
C'est une histoire entre les deux car je pourrais aussi bien me sentir appartenir à la France qu'à l'Algérie. Mais inversement, dans les deux pays je peux me retrouver dans des situations où ma légitimité sera subrepticement remise en cause. Je me sens comme dans un entre-deux. Ni complètement d'ici, ni complètement de là-bas. Cette question de double identité est assez délicate aujourd’hui. Le but est de réussir à vivre avec ces histoires, et de faire en sorte qu’elles ne soient pas une entrave. Mais plus facile à dire qu'à faire. Aller dire aux enfants qui vivent en HLM qu'être franco-tamoul ou franco-malien, aujourd'hui c'est une richesse. Eux ne le vivent clairement pas comme ça.
Est-ce plus difficile qu’avant de faire cohabiter ces différentes identités ?
Il y a clairement un échec dans ce qu’on pourrait appeler le « modèle d'intégration politique français » -encore faudrait-il qu’il y en ait un-. Les politiques n'ont que le mot « intégration » à la bouche, mais qu’est-ce que veut dire « être intégré » ? Au contraire, on assiste à énormément de replis identitaires, communautaires, et malgré ce constat, on ne se pose toujours pas les bonnes questions. Avant tout, il faut s’interroger sur la place qui a été faite aux individus, et la place qu’ils ont réussi à s’approprier. Il faut se demander : comment en sommes-nous arrivé à cette recrudescence de mouvements communautaires et identitaires ? Comment notre société a pu générer ça ?
© Bruno Boudjelal / Agence Vu'
En avril 2015, les Décodeurs du Monde rappellent que « En 2014, plus de 75% des migrants morts dans le monde ont péris en Méditerranée ». Comment réagissez-vous face à ce chiffre ?
Tant qu'autant de pays souffriront de problèmes de sous-développement ou de situations de conflit, les gens partiront. Sans vouloir désigner un fautif il faut soulever la responsabilité des chefs d'état du continent africain, et de la communauté internationale. Ces gens-là ne prennent pas leur responsabilité face à ces actes.
En ce sens la Culture, les institutions telles que le MuCEM, ou les festivals comme Photomed peuvent jouer un rôle à leur échelle. Mais là aussi, il s’agit de prendre ses responsabilités et de s’engager. D’autant plus que beaucoup de nos contemporains s’intéressent à ces questions. Il y a beaucoup d’initiatives sur ce sujet chez les photographes africains. Déjà en 1986, j’avais travaillé sur un projet avec la ville de Paris dont le thème était l’Afrique. Nous avons demandé à 90 photographes africains de nous envoyer une séquence d’image et un court texte sur ce qu’ils voulaient. C’était un moyen d’avoir « des nouvelles du pays », de savoir ce qu’il se passait à ce moment-là. Le projet devait s’exposer sur 90 bâches, dans le 20 arrondissement. Quelques jours avant, la municipalité nous dit que ça ne sera finalement pas possible, par peur que ça ne fasse le lit du FN. Je suis allé les voir, en leur disant de prendre leur responsabilité. Finalement le projet s’est fait. Il y a une grand biennale sur la photographie arabe entre la MEP et l'institut du Monde Arabe à l'automne prochain, on verra de quoi choisiront-ils de parler, ce qu’ils s’autoriseront…
Son exposition « Circulation », présentée dans le cadre du Festival Photomed, revient sur ces derniers voyages effectués en Algérie, entre 2010 et 2013. En parallèle à ce travail, Bruno Boudjelal a réalisé un workshop avec 7 sept jeunes photographes algériens. Les photos sont exposées dans la même salle.
A voir jusqu'au 21 juin, à Sanary-sur-Mer.