© Anthony De Rueda
© Arno Brignon / Signatures
Dans quel contexte s'est faite votre rencontre avec la photographie ?
J'ai découvert la photographie à Toulouse, en venant y faire mes études d'éducateur spécialisé. J'habitais à côté du Château d'Eau (NDLR : un centre photographique crée par Jean Dieuzaide en 1974), c'est là que s'est faite ma rencontre avec la photographie. J'y ai découvert des artistes comme Klavdij Sluban, Dolores Marat ou bien encore Nan Goldin, qui ont complètement transformé mon regard et mon approche de l'image. Très vite, la photo a pris beaucoup de place dans ma vie, je photographiais mon travail d'éducateur, le quartier de Montmirail où j'habitais. En 2009, j'ai postulé à la Bourse du Talent que j'ai remporté. Depuis, je ne fais que de la photographie.
Votre série « Free Doors to Spain » s'insère dans un projet plus global. Expliquez-nous...
En effet, je me suis intéressé à trois territoires : Ceuta, Le Pas de la Case et Gibraltar. Trois territoires n'en formant qu'un, basé sur le même rapport à l'économie, sur les lois du marché noir, de la dérégulation et de d'optimisation fiscale. Trois lieux construits sur une contradiction économique puisqu'ils participent à l'économie européenne tout en la détruisant à petit feu, ces lieux nous dévoilent les failles de l'Europe.
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Vous vous êtes intéressé à la population de Gibraltar ?
J’ai été surpris car, quand on regarde les indicateurs économiques, on s’attend à trouver quelque chose un peu comme Monaco, assez bling-bling, mais finalement pas du tout. Gibraltar, c’est un village de 30.000 habitants, ni vraiment moche, ni vraiment beau, sans trop de charme. Le « vieux-Gibraltar » historique est habité par une population assez précaire. Les habitants profite de cette situation économique mais indirectement, à la marge de tous les flux financiers qui traversent la ville. Ils sont à la fois habitants d'un petit village, et au cœur d'un axe économique européen très important.
Comment s’exprime cette contradiction dans le quotidien de ces individus ?
Premièrement, le chômage n'existe pas à Gibraltar, il y a moins de 2% de chômeurs. Mais parmi les habitants de Gibraltar (j'exclue les expatriés européens), très peu réussissent à travailler au sein de cette économie. Beaucoup travaillent dans des emplois de service ou liés au tourisme. On pourrait les imaginer en colère de cette mise à l'écart, alors qu'en réalité, ils sont plutôt fiers de la position singulière de leur territoire. A la fois espagnol et anglais, encore sur la liste des paradis fiscaux il y a peu, tout ceci constitue l'identité du Gibraltar, et celle de ses habitants en quelque sorte, même s'ils ne touchent qu'une infime partie du gâteau.
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Pouvez-vous nous expliquer la place et le choix du noir et blanc pour votre sujet ?
Il y a plusieurs raisons. Premièrement, c'était pour créer une cohésion dans mon travail divisé sur trois territoires. Ensuite, c’est aussi que le noir et blanc a une approche plus émotionnelle du sujet. Je photographie spontanément les choses qui m'attirent le regard, sans forcément réfléchir à la symbolique du cliché. Le temps de la réflexion, lui, vient plus tard, dans la chambre noire, lorsque je regarde mes planches contact et que je créée une narration. Ce que j'aime dans l'argentique, c'est cette distinction entre le temps du faire et celui de la réflexion. Au-delà de cela, j'aime travailler en argentique pour l’aspect intemporel qu’il apporte et pour l'idée de travailler sans filet. Je suis resté dix jours à Gibraltar, sans pouvoir voir les photos que j'avais prises. De cette façon, mon travail va plus loin. Je ne veux pas maîtriser la technique à tout prix, au contraire, je veux laisser la place aux accidents. Finalement, c'est autant pour le noir et blanc que pour l'argentique !
Il y a beaucoup de ciel, de mers et d’étendues monochromes sur vos clichés. Est-ce un aspect esthétique qui vous intéresse ?
Gibraltar a toujours un versant au soleil et un autre dans les nuages. Le ciel, très présent, a donc conditionné une bonne partie de mes photos. Le fait est qu'il y a beaucoup de matière dans mes photos, particulièrement sur les reflets. J'aime utiliser les matières qui existent pour les transformer parfois en quelque chose d'énigmatique. Travailler de cette façon me permet d'opérer un léger décalage par rapport à la réalité. C'est important pour moi, qui suis beaucoup plus dans l'émotion que dans le fait. Ma photo, elle aussi, est beaucoup plus émotionnelle que documentaire. Le lieu et son histoire m’intéressent mais le travail plastique permet de s’en distancier et de rentrer dans un univers plus fictionnel.
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Dans ce cas-là pourquoi choisir un sujet fortement politique et rattaché à la réalité ?
La première image que j'ai vu en arrivant à Ceuta en 2009 a été marquante : j’avais au-dessus de moi un panneau m'indiquant que j'entrais en Europe, tandis qu'en baissant les yeux, je voyais ce qu'on appelle les femmes-mulet, qui transportent les marchandises. C'est donc ça l'Europe ? Ces contractions m'ont beaucoup questionné, j'ai voulu creuser sur ce sujet.
Vos portraits sont empreints de mélancolie, d'un sentiment d'abandon. A l'image de ce que ressent la population ?
Les portraits que j’ai choisis renvoient effectivement à un sentiment d’abandon. L'abandon de l'Europe, qui préfèrent ne pas trop regarder du côté de ces territoires. C’est plutôt cette symbolique que j’ai voulu exprimer dans les portraits. Cette partie est clairement plus émotionnelle que documentaire. De façon très subjective, je souhaitais mettre cet aspect en avant.
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Vous photographiez aussi beaucoup les enfants. Comment grandit-on à Gibraltar ?
C’est exactement la question que je me suis posé : comment réussit-on à se construire dans un lieu comme Gibraltar ? Il y a un âge qui semblent être compliqué, c'est celui de l'adolescence. Beaucoup partent faire leurs études ailleurs, et ne reviennent pas forcément. Ce qui restent, majoritairement, se retrouvent à faire des petits boulots. Mais il y a quand même une morosité à vivre cette vie, dans l’entre-soi. Gibraltar, même avec l'Espagne proche, est très fermé. Les deux communiquent peu, voire même sont en rivalité.
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Arno Brignon est représenté par l'agence Signatures depuis 2013.
Son exposition « Free Doors to Spain » est à voir jusqu'au 21 juin au Festival Photomed