Crack. Street/Care © Christian Tragni
Cracolandia. C'est le surnom éloquent d'une partie du centre de Sao Paulo. Celui-là même que le photographe Christian Tragni a décidé de montrer dans sa série Crack. Street/Care. Il s'y est plongé avec le même sérieux et le même engagement que pour ses sujets précédents : des travailleurs nicaraguayens au Costa Rica aux prisons de femmes en passant par celle de Santarem qui accueille au coeur de la forêt amazonienne des jeunes gens criminels. On l'aura compris, Christian Tragni est un homme des marges. L'une des raisons qui nous ont motivés à le choisir comme Carte Blanche du mois de juin.
Il est né dans les années 1970 italiennes. En plein bouillonnement social et politique auquel ses parents, fortement ancrés à gauche, ne sont évidemment pas indifférents. L'appartement où il vit avec sa mère sert même de lieu de rassemblement politique et hippie. De quoi faire émerger très tôt un sens de l'engagement : « Cette période a été très importante pour ma construction personnelle, en terme de vision du monde, d'idées et de sentiments critiques ».
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Crack. Street/Care © Christian Tragni
La photographie n'a pas été une évidence. Le jeune Christian traîne d'abord sur les bancs d'un lycée du centre-ville de Milan sans trop savoir ce qu'il veut faire et vers où il veut aller. Il enchaîne les petits jobs et se prête au jeu de la photographie essentiellement pour financer des voyages, sans but particulier sinon celui de connaître des réalités différentes. L'Inde l'intéresse plus que tout. En dix ans, il s'y rend plusieurs fois. Il documentera d'ailleurs la dure réalité des Shipbreakers de l'état indien Gujarat, au nord ouest de ce pays continent devenu poubelle maritime de la planète. Vers l'âge de 30 ans, désireux de se professionnaliser dans la photographie, il s'inscrit à l’école Bauer. Il y approfondit le photojournalisme. Parallèlement, il commence à travailler pour des agences milanaises, et pendant des années il photographie pour le journal La Repubblica.
Crack. Street/Care © Christian Tragni
« A 35 ans, pour des raisons personnelles, j'ai décidé de partir vivre au Brésil, d'abord Rio et ensuite Sao Paulo, là où je vis ». Tout est à refaire sur ce nouveau continent. Une seconde carrière s'offre à lui, tout autant qu'un pays à découvrir et à photographier. Le projet de la série Crack. Street / Care est né de cette volonté de découverte d'une autre réalité : « Quand je suis arrivé à Sao Paulo, j'avais lu et entendu des choses sur cet endroit, cela semblait être un enfer dans lequel il était très dangereux d'y entrer ». Tragni y va. Pas pour l'interdit ou l'adrénaline, mais pour savoir quelle est la situation réelle de ces gens qui fument du crack. La drogue des pauvres, pire que l'héroïne dit-on. On raconte aussi que si l'on en fume, ne serait-ce qu'une fois, on devient immédiatement accro et on se transforme en une sorte de monstre meurtrier. Il réalise rapidement que la réalité est plus complexe. Elle est triste, très triste même, mais pas si dangereuse : « Il n'y a pas de monstres, il y a des gens dans le besoin ».
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Le cas de la méthode évangélique de désintoxication étonne. Il nous parle de cette clinique, à moitié détruite, où les gens étaient presque détenus de force et où la violence psychologique était immense. Ni docteurs ni psychologues, mais seulement des pasteurs autoproclamés qui enseignaient un gospel à répéter par cœur. Il n'y a pas de statistiques sur le nombre de personnes qui se sont effectivement débarrassées de cette addiction grâce à cette église, mais il pense que c'est proche de zéro puisque la plupart des « patients » retournent au crack à leur sortie.
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Christian Tragni veut montrer le visage et l'humanité de ceux que l'on oublie et que l'on donne comme perdus. « J'ai essayé de montrer que ces gens sont des êtres humains qui ont besoin d'aide et qui ne sont pas des bêtes tueuses prises dans les affres d'une folie collective », dit-il. Son métier de photographe reste indissociable de sa vision sociale et politique. Il l'est aussi de son souci de ne pas sombrer dans un voyeurisme misérabiliste : « Il y a des contradictions majeures dans mon travail. J'essaie de le faire d'une manière éthique même si dans certaines situations l'on doit faire un choix entre le rôle de documentation du photojournalisme et l'intimité des individus ». Il ajoute que si l'intention est noble et honnête, ce ne peut pas être mal de photographier une personne qui dort ou souffre, tout du moins dans ce contexte. Mais il se questionne en permanence sur le sujet.
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Crack. Street/Care © Christian Tragni
Crack. Street/Care © Christian Tragni
« Cette zone est sans doute la plus dangereuse de Sao Paulo donc il faut la comprendre et y aller petit à petit, essayer tout doucement de gagner la confiance des gens à qui on s'adresse ». Il a d'ailleurs lâché son habituel Nikon 800, pour un compact Coolpix p300, qui en plus de coûter moins cher en cas de vol, n'attire pas l'attention.
Son travail n'est parfois pas sans rappeler Cocaine True, Cocaine Blue de Eugene Richards. Qu'en pense-t-il ? « Il y a des images qui d'une certaine manière peuvent effectivement y faire penser, mais il est allé beaucoup plus loin, il a fait un travail magnifique ».
Celui de Christian Tragni n'est vraiment pas mal non plus.
Emilie Lemoine