Pieter ten Hoopen
Hungry Horse veut dire « cheval affamé ». Tout pourrait être dit en deux mots. Mais Pieter ten Hoopen a voulu mieux connaître l'histoire de cet endroit du Montana. Pendant dix ans, il est revenu régulièrement dans cette "zone de recensement", trop peu peuplée pour prétendre au nom de village ou de ville. Hantées par Twin Peaks et Deer Hunter, ses photographies sont une plongée en profondeur au coeur de l'Amérique. Rencontre avec un photographe qui aurait pu être bûcheron.
Qu'est-ce qui vous a mené à la photographie ?
J'ai commencé très tard ! J'ai d'abord fait des études agricoles, en sylviculture, aux Pays-Bas. Je crois que j'ai eu mon premier appareil photo quand j'avais 23 ou 24 ans. C'était sympa et j'ai fait ça pendant un moment, comme je voyageais beaucoup. Puis j'ai déménagé en Suède et j'ai réalisé que j'avais besoin de retourner à l'école parce que je voulais faire de la photographie mon métier. J'ai commencé le photojournalisme à Stockholm. Je travaille maintenant en free-lance et je suis membre de l'agence VU.
Et avant l'âge de 23/24 ans, y avait-il des photographes que vous admiriez ?
Pour être tout à fait honnête, je ne connaissais que Anton Corbijn parce qu'il était hollandais et que je me sentais très attiré par ses images. A l'époque, il était encore très cool et faisait un travail épatant sur « mes héros » : il a fait ces portraits magnifiques de Clint Eastood, JJ Cale, U2... C'est mon seul souvenir photographique de cette époque !
Hungry Horse © Pieter ten Hoopen
Hungry Horse est un projet photographique sur lequel vous avez commencé à travailler en 2003 : qu'aviez-vous en tête à ce moment-là ?
J'étais aux Etats-Unis quand les avions ont percuté les tours à New York et bien sûr la situation politique était extrêmement tendue à ce moment-là. Il y avait les bombardements en Afghanistan, l'Irak se profilait... Beaucoup de choses se passaient, surtout au niveau de la politique internationale, et en même temps les Etats-Unis eux-mêmes faisaient face à une nouvelle crise.
Mon travail est basé sur ce qu'a fait John Steinbeck quand il est parti avec son camping-car et son petit chien à travers les Etats-Unis, pour se reconnecter avec le pays où il était né. Il avait réalisé qu'il ne savait pas ce que l'Amérique représentait pour lui. Et je crois que c'est la même chose pour moi. Et la raison pour laquelle j'ai choisi le Montana, c'est aussi Steinbeck, car il a une très jolie citation qui décrit son amour pour cet état dans Travels with Charley: In Search of America (Mon caniche, l'Amérique et moi, 1962).
Et puis George W Bush commençait son second mandat et c'était une période très sensible à cause de son échec en politique internationale notamment. C'était vraiment une période intéressante. Mon projet a commencé par un reportage très normal, mais qui a abouti à quelque chose de complètement différent : j'ai continué de voyager là-bas jusqu'à l'année dernière, en 2014 !
Hungry Horse © Pieter ten Hoopen
Vous avez dit qu'il vous a fallu dix ans pour être en mesure de comprendre vraiment cet endroit et d’aller au-delà des clichés sur les États-Unis. Quels stéréotypes avez-vous essayé d'éviter ?
Quand je voyage et que je travaille là-bas, je suis en pleine campagne... On y voit la pauvreté, on distingue clairement les différentes classes, on voit les gens souffrir et l'on réalise que tout n'est pas comme on l'imaginait. Je pense que j'avais besoin de faire partie de tout ça sur une longue durée, pour mieux comprendre la situation des Etats-Unis d'hier et d'aujourd'hui.
En Europe, et tout particulièrement en Suède, on a nos correspondants étrangers qui vivent à Washington ou à New York et ne font jamais partie de ce qu'il se passe dans le pays. Et c'est un gros problème selon moi parce que les Etats-Unis sont comme l'Inde, bâtis sur un système de castes où l'on veut que les pauvres restent pauvres. On ne veut pas qu'ils deviennent riches ou qu'ils aient des perspectives d'avenir. Je pense qu'il faut passer un long moment dans la campagne ou dans les banlieues des villes, là où les gens sont.
Hungry Horse est une région rurale - comme beaucoup d'autres – que nombre d'entreprises ont désertée pour produire moins cher à l'étranger. Le taux de chômage a été extrêmement élevé et il y avait beaucoup de problèmes sociaux aussi... La situation s'est améliorée bien sûr, et une longue période de documentation est donc nécessaire.
Hungry Horse © Pieter ten Hoopen
Vous êtes retourné régulièrement à Hungry Horse pendant dix ans, combien de temps restiez-vous à chaque fois ?
Quelles relations se sont tissées entre les habitants d'Hungry Horse et vous ? N'aviez-vous pas peur de les trahir en les photographiant ?
Ça a été plusieurs fois difficile au début, mais en général je dirais qu'il est beaucoup plus facile de travailler aux Etats-Unis qu'en Suède : les Américains sont beaucoup plus ouverts et faciles d'accès. J'ai fait un film qui fait partie de l'ouvrage, 50 minutes de documentaire sur trois personnes différentes. Ces interviews sont évidemment basées sur le fait que je les ai rencontrées souvent. Elles me faisaient confiance et je leur faisais confiance. Il y avait ce respect mutuel entre nous.
Hungry Horse © Pieter ten Hoopen
C'est marrant, quand les Européens sont aux Etats-Unis, surtout en campagne, ils sont toujours vus, tout particulièrement s'ils viennent de Suède, comme des communistes ou des hommes métrosexuels avec une coupe de cheveux et des vêtements beaucoup trop « cool ». Mais je suis un homme qui a travaillé dans la forêt, je connais la culture... Je cadre donc parfaitement avec cette société dont finalement je fais partie, et j'aime ça !
Il y a une poésie inhérente à votre photographie. L'équilibre délicat entre nature et modernité n'y est pas pour rien : comment dosez-vous leur mélange dans Hungry Horse ?
Je pense que lorsqu'il s'agit de mélange, Hungry Horse est aussi beaucoup un portrait de moi, de mon état d'esprit, en tant que personne, en tant que communicateur... Pour ce qui est de la Nature, toute ma vie baigne dedans et elle est selon moi une grande part de l'existence. Mais dans le même temps, en tant que "storyteller" (Ndlr : auteur/raconteur d'histoire) critique, je pense que c'est toujours extrêmement important de localiser l'endroit où l'on fait ses histoires car l'environnement y a un rôle clé. Les histoires sans environnement, qu'il soit naturel, industriel ou autre, ne sont pas convaincantes à mes yeux.
Nous sommes créés à travers notre environnement, donc en un sens pour moi il était vraiment logique qu'il devienne une part importante de l'histoire. Il ne faut pas oublier que Hungry Horse se situe à dix kilomètres de l'un des parcs nationaux les plus spectaculaires des Etats-Unis. Ces gens sont donc modelés par cette région où ils ont choisi de vivre pour tous ses avantages, de la chasse à la vie quotidienne... mais c'est aussi un environnement difficile : il fait froid, il y a beaucoup de neige, les hivers sont longs... Et tout ça participe aussi à former leur mentalité, tout autant que les autres choses de l'existence.
Hungry Horse © Pieter ten Hoopen
Le film Deer Hunter (Voyage au bout de l'enfer, Michael Cimino, 1978) fait beaucoup penser à votre travail, voyez-vous le lien avec Hungry Horse ?
Vous avez aujourd'hui quarante ans, y a-t-il des photographes que vous aimez maintenant ?
J'ai toujours été un grand fan de Eugene Richards, je l'aime pour sa façon sincère de raconter les histoires. Eugene ne se compromet pas, il fait son métier et j'ai un immense respect pour la carrière qu'il a. Quand j'étais un jeune photojournaliste, j'avais 25 ans et Cocaine Blue Cocaine True (1994) a été comme une révélation pour moi. C'était un livre fantastique ! Mais en général et pour être honnête, je ne regarde pas beaucoup de photographie : je suis beaucoup plus influencé par les films et l'art en général.
Après http://fr.actuphoto.com/31180-scandale-a-charleroi.html", les administrateurs du World Press ont décidé de http://fr.actuphoto.com/31180-scandale-a-charleroi.html". Avez-vous suivi ce scandale et qu'en pensez-vous ?
Bien sûr, il est très dommage que Giovanni Troilo ait mal légendé son travail, bien sûr qu'il y a un problème de mise en scène et qu'on ne peut pas faire cela. De mon côté, je n'arrange évidemment pas les situations, même si les portraits sont, eux, toujours arrangés.
Mais en ce qui concerne la photographie en général, c'est toujours rafraîchissant quand les gens essaient de nouvelles choses parce qu'il y a un manque extrême de fantaisie dans le photojournalisme. Et ce que nous avons vu, ce sont tous ceux qui ont chassé ce pauvre homme ! Ces gens sont typiquement ceux qui, à mes yeux, ne participent pas du tout à l'évolution du photojournalisme. C'est juste un comportement pitoyable. Troilo est un photographe très respecté et j'espère que ça ira pour lui.
Le gros problème, c'est que le World Press Photo est la seule et unique compétition ou organisation qui travaille vraiment dur sur le fait que nous avons besoin de nous développer en tant que "storytellers" (Ndlr : auteur/raconteurs d'histoire). Afin de développer la photographie et le photojournalisme, on a besoin d'être inventifs, d'essayer de nouvelles façons de travailler, de trouver des histoires passionnantes et de nouvelles manières de les raconter.
Propos recueillis et traduits par Emilie Lemoine