© Ismaïl Bahri, Eclipses. 2013. Triptyque vidéo dv. 4/3. 5 minute en boucle. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Les filles du calvaire, Paris.
Ismaïl Bahri est un navigateur d'images. Dans son exposition Film à blanc à la galerie Les Filles du Calvaire, l'artiste s'interroge sur l'épi-phénomène et son dépassement. Lors de ses voyages en Tunisie, son pays natal, il a filmé une feuille blanche voletant sur la lentille de sa caméra. Au grés du vent, les lumières jouent sur la feuille qui se soulève par intermittence et laisse, parfois, apercevoir des paysages ou des corps. L'intérêt d'abord formel d'Ismaïl Bahri se laisse doucement débordé par le contexte politique tunisien. Son bout de papier devient alors éminemment politique, restituant un hors-champ du devenir. Rencontre avec un artiste humble en perpétuel questionnement, entre l'Ici et l'Ailleurs.
© Ismaïl Bahri, Eclipses. 2013.
Pourriez-vous nous présenter votre parcours ?
Depuis dix ans je vis entre la France et la Tunisie. J'ai fait les Beaux-Arts à Tunis puis une thèse en arts plastiques à Paris. Une grande partie de mon travail se fait dans ces allers-retour permanent entre les deux pays. Je pense tous mes projets ici, en France, mais les effectue, en partie, là-bas, en Tunisie. J'ai besoin de temps, de répéter des expériences avant de trouver un moyen de les capter. D'où le recours à des instruments de captures tel que l'appareil photo, la caméra ou parfois l'installation.
Qu'est-ce qui vous intéresse particulièrement dans les médias photographique et filmique ?
Aujourd'hui, c'est surtout la question du film qui m'intéresse. Plus que l'image figée, c'est l'image en devenir, l'image qui advient et le moment en cours qui m'intriguent. Mes expériences posent le cadre de ces petits changements, de ces petites métamorphoses qui, en général, sont relatives à des formes imperceptibles ou à un éphémère. Par exemple, pour la vidéo http://www.ismailbahri.lautre.net/index.php?/works--travaux/denouement/">Dénouement,, il m'a fallu plusieurs mois de travail. L'idée est partie de l'expérience d'un geste : j'ai fait un nœud, nouer un fil sur lui-même. Ensuite j'ai répété ce geste pendant des jours. Dès que j'avais du temps libre, je faisais un nœud jusqu'à ce que je relie ce fil à la caméra. Il a fallu ajuster le cadre de cette expérience, trouver un bon point de vue, l'angle, le paysage, la lumière, le rapport au corps, la distance... Une fois qu'on a réfléchi à tout cela, on obtient un plan séquence de sept minutes. On trouve une forme qui convient pour accommoder le réel et son expérience.
http://www.ismailbahri.lautre.net/index.php?/works--travaux/denouement/">Dénouement,
Vous travaillez sur l'éphémère, or à travers l'art, celui-ci acquiert une forme d'éternité...
Plutôt qu'éphémère, je préfère parler de micro-événement ou d'épi-phénomène. Et puis même si on s'intéresse à quelques centimètres, on finit par recueillir quelque chose qui nous dépasse. Par exemple, dans http://www.ismailbahri.lautre.net/index.php?/works--travaux/denouement/">Dénouement,, je me focalise sur ce qui se passe dans un verre (NDLR : rempli d'encre) pour traverser ma ville natale. Je cherche donc à accommoder mon retour à Tunis par l’entremise d'un filtre, d'une lentille qui obscure autant qu'elle montre. C'est un petit détail qui va recueillir un hors-champ, celui de la ville, par bribes, comme dans un trou de serrure. De l'oeil aveugle, je tire finalement un horizon. A la fin le passant qui arrive me permet de clore la vidéo en amenant un autre point de vue. Par ses questions, ce personnage dessine le contour de l'expérience en donnant des indices sur le contexte de l'événement, devenant le miroir du filmeur. Voilà comment l'imprévu bouleverse une réflexion de deux mois...
Pour Film à blanc, vous mettez en valeur la parole du peuple tunisien en la retranscrivant sur un écran blanc. Comment est arrivée cette parole dans le projet ?
Pour Film à Blanc, j'ai greffé une feuille de papier sur la caméra. Elle flotte au grès du vent, se teinte de la lumière environnante et de ce qui l'entoure. J'ai filmé pendant des mois. A chaque fois que j'allais en Tunisie, je sortais ma caméra. Dès qu'un point de vue m'intéressait ou que le vent et la lumière me semblaient idéaux, je filmais. Un peu comme un navigateur. Dès que je posais la caméra, il y avait un effet de foyer. Elle faisait signe dans le paysage et les gens venaient me parler. Pas les femmes, toujours les hommes. En France, quand vous filmez personne ne vient vous parler ! Au début ça m'a gêné parce ce je voulais penser le rapport au paysage, à la lumière, au contact de la feuille sur la lentille... Mais peu à peu les dialogues m'ont paru intéressants car ils partent tous de la caméra. Ca peut être des jeunes s'intéressant à la performance du matériel, un photographe ressentant une connivence ou des policiers qui considèrent la caméra comme une menace dans un contexte politique très tendu. L'intérêt purement formel finit par engranger quelque chose qui le dépasse de très loin : les histoires, les rêves, les inquiétudes, les curiosités des gens.
Le fait que l'attention de la caméra ne soit pas portée sur les visages, aide peut-être la parole à se libérer...
Oui, c'est possible. L'incongru de l'utilisation de la caméra – le fait qu'il y ait cette feuille blanche dessus – intrigue mais désamorce une tension. Avec l'arrivée de la parole, il y a un rapport double à l'image. Alors que mes anciens travaux étaient centripète, ici c'est plutôt centrifuge. Il y a le fil d'une histoire mais avec des personnages divers et des fenêtres diverses. D'où l'importance de la mise en espace. A la galerie Les filles du calvaire, elle est éclatée. Donc malgré l'outil d'enregistrement, on ne peut jamais fixer les choses. Surtout qu'ici l'objet filmé, les Tunisiens et la terre tunisienne sont inscrits dans un certain contexte ( NDLR celui de la révolution ) qu'il me semble impossible à fixer. C'est même impossiblement politique car c'est une situation en devenir.
© Ismaïl Bahri, Foyer. 2014. Vidéo Hd. Sonore. 16/9. 20 minutes.
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Les filles du calvaire, Paris.
Est-ce que c'est le moment où l'intérêt formel est dépassé par l'Histoire? Où l'artiste devient engagé, malgré lui ?
Oui. Ici le dispositif qui, au départ, consiste juste à filmer un bout de papier, est rattrapé par le contexte dans lequel l'expérience se fait. Contexte lumineux, social et politique. L'expérience très simple engrange, malgré elle, un monde en devenir. Comment filmer un lieu, une géographie, une société qui me sont chers ? Comment filmer alors même que le contexte politique est particulièrement fort ? Je trouvais que mon travail était trop formel, trop rigide et dans l'effet. J'ai compris, au dernier moment, que c'était la parole qui allait amener la poésie et la politique qui lui manquait. L'idée que la parole est elle-même un courant d'air m'a bouleversé. Le mouvement invisible de l'air fait bouger la feuille mais portent aussi les voix.
Est-ce que l'absence d'image, ou l'image furtive, peut être plus forte que « l'hyper-présence » de l'image, telle que nous la connaissons à travers l'actualité aujourd'hui ?
La question de l'événement me fascine. On est aujourd'hui happé par cette question parce que le monde est en train de vivre un bouleversement incroyable. A travers l'image on voit autant qu'on ne voit pas. La part d'ombres est aussi ce qui fabrique l'événement. Avec le dispositif de Film à blanc, on a l'impression de ne presque rien voir. Mais c'est dans ce « presque » qu'il se passe quelque chose. L'image reste potentielle. Dans l'événement, il faut toujours trouver le moyen de ne pas trop décider de ce qu'on va voir. Il faut un aléatoire, comme ici celui du vent. C'est une manière de se départir d'un cadre trop autoritaire. Moi, je n'ai aucun point de vue à donner. Je fabrique des dispositifs, des mises en relation qui peuvent avoir recours à des passeurs et activer l'intermittence de l'événementiel. Le vent ou les voix par exemple.
© Ismaïl Bahri, vues de l’exposition Film à blanc à la Galerie Les filles du calvaire, 2015.
Courtesy de l’artiste et de la Galerie Les filles du calvaire, Paris.
Avez-vous envie de vous exprimer sur l'attentat du musée Bardo ?
Je pense plein de choses mais surtout je me sens dépassé par l'événement. Notamment parce que je l'ai vécu de loin. J'ai juste eu l'écho de ma famille, de mes amis. J'y vais la semaine prochaine... J'ai un rapport tellement paradoxal à la Tunisie. Je suis traversé parce qui s'y passe, j'y suis mais je suis aussi ailleurs. Finalement, j'ai l'impression que c'est une chance. Ca me permet d'avoir une certaine forme de recul. Car au-delà de l'événement c'est la question de la sidération qui se pose. Elle aveugle les pensées, tout en les activant. C'est très difficile de gérer la sidération. Film à blanc, c'est un écho, à rebours, de la sidération de 2011 (NDLR : date de la révolution tunisienne) . Je ne l'ai pas voulu, mais c'était en moi. J'écoute, j'entends, je vois... Je suis un récepteur actif.
Pensez-vous utiliser l'appareil photo dans vos futurs projets ?
La caméra me permet de capter les choses dans leur durée, dans leur part d'ombres et de lumières. Pour l'instant je n'ai pas l'impression d'être suffisamment aguerri pour obtenir la même chose dans une image photographique. Tout fixer en un cliché, ça me semble incroyable. Peut-être plus tard... Avec la caméra j'ai aussi un rapport au cinéma primitif. Parce que je retrouve les plans séquences, les vues, des premiers opérateurs des frères Lumière. C'était des chercheurs qui essayaient de comprendre comment fonctionnaient leur machine tout en saisissant des images. En ce moment j'expérimente donc de nouveaux objets à partir desquels j'espère tirer un temps d'observation et de recherches.
Ismaïl Bahri
Film à Blanc
à la Galerie Les Filles du Calvaire
jusqu'au 25 Avril