©Diane Ducruet
Pouvez-vous nous rappeler le contexte et les circonstances précises qui ont amené le décrochage de votre œuvre au Mois de la photo 2014 ?
Je revenais d’une coupure de 5 ans, à Hambourg et à Berlin, et on me propose de remettre le pied à l’étrier, notamment Marie Docher, initiatrice de l’exposition qui avait réuni les photographes à l’occasion. Je recommence alors un travail qui rebondit sur des travaux précédents, notamment une série de 2001 Mère et fille I. Et du coup, ce travail-là s’est prolongé par les autoportraits avec ma fille.
C'est donc l’une des premières photos, présente dans l’invitation, qui va susciter débat. C'est un portrait de moi dévorant comme un lion le visage de ma fille, mais c'est un portrait très doux. La photographie intègre l’invitation qui va être distribuée via Facebook, dans un format maximum de 200X200 pixels, au milieu d’une mosaïque d’images d’autres photographes. Mais c’est cette image, très petite, qui va susciter les foudres de quelques personnes. La veille du montage de l’exposition, on va recevoir des courriers : « Veuillez retirer cette photo qui n’est pas la représentation d’un acte d’amour » ou « Merci pour les victimes de l’inceste dont je suis », etc. J’insiste sur la taille de l'image parce qu'il y a dans un premier temps une réaction assez phénoménale par rapport à un fantasme du corps, un fantasme des corps d’une mère et sa fille dans un travail plastique dont on ne voit rien. La mèche a été allumée par rapport à une image qui n’a pas été « vue ».
Ce n’était même pas l’image qui allait être montrée à la galerie puisque je terminais la deuxième pièce de la série. Et c’est effectivement ce deuxième travail qui a été vu par l’assistante de la galeriste, qui a décidé de ne pas le montrer.
Voilà, je n’avais pas prévu de faire un retour aussi bruyant !
Pourquoi selon vous cette photographie a-t-elle suscité de telles réactions et une censure pure et simple ?
Ce qui va être le moteur de ces réactions-là, c’est l’enfant. N’ayant jamais travaillé sur ces corps-là, j'ai vu que ça peut prendre une dimension assez inattendue. J’étais dans le nord de l’Allemagne, où dès qu’il fait beau, les enfants sont dehors, ils peuvent être nus, il y a un rapport au corps vraiment différent. Dès lors, je me suis vraiment encore posé la question de la représentation de la nudité chez l’enfant, d’autant plus que, de Hambourg, c’est quelque chose qui est visible dans la ville, dans l’espace public. A sa pause du midi, une femme peut décider de bronzer seins nus dans l’un des nombreux parcs de la ville, c’est courant. Je pense que dans mon travail, il y a eu ce background qui s’est confronté à une réalité qui me semble bien française.
©Diane Ducruet
Qu'aviez-vous voulu montrer au travers de cette photographie d'une mère et de sa fille ne faisant plus qu'un ?
C’est le point de vue de l’enfant qui m’a intéressée, bien plus que le point de vue de l’adulte. Et si l'on regarde cette image en essayant de se dire « Tiens, comment un enfant voit-il sa mère ? », alors on n’est plus du tout dans la même dimension. Je me suis mise à la place de ma fille pour essayer de comprendre de quelle manière elle voyait le monde, et sa mère notamment, qui est un axe majeur de sa construction personnelle. Effectivement, on n’est plus du tout dans le même rapport de lecture et je ne vois absolument pas toutes ces notions de pédophilie et d’inceste qui m’ont beaucoup étonnée.
Je ne suis pas du tout dans la provocation, je pense que ça peut se voir dans tous mes travaux, il n'y a pas d’exacerbation de la douleur, il y a plutôt quelque chose de très drôle, très ludique dans la manière de se jouer aussi de la photographie pour l’amener ailleurs.
La famille, la vôtre essentiellement, est au cœur de votre œuvre, ses représentations sont-elles un sujet particulièrement sensible ?
La photo de famille est, j’imagine, la plus grosse production d’images au monde, d'autant plus avec l’explosion du numérique, les réseaux sociaux… Il y a tout un rapport sur la représentation de la famille et des corps mais finalement selon des conventions très récurrentes dans leurs manière de représenter et de se représenter. Comme dans les photos d'albums de famille, on est dans une posture « le papa, la maman, les enfants », et finalement l’interaction de ces corps-là ne dit rien sur les relations entre les gens. Avoir un flot incommensurable d’images pour dire aussi peu de choses, c’est passionnant !
La série de mon père et mon frère qui posent, avec ma mère qui dessine et moi qui fais les photos, est une manière de représenter la famille sous un angle « billard ». Ce sont des corps qui disent qu’une famille est un lieu de construction du regard, des corps, des sexualités, des genres, du féminin, du masculin, de la représentation sociale aussi, du fait d’être modèle, passif, actif, d’être artiste ou pas, d’être idéalisé ou non… Tout est possible en fait ! On est dans une réponse plus moderne, plus en relation avec ce qu’est la famille. Avec la Manif Pour Tous, on peut voir que le problème n'est pas encore réglé, et qu'effectivement son petit logo (« le papa, la maman, les enfants ») est une représentation de la famille complètement archaïque.
©Diane Ducruet
On montre des choses qui sont susceptibles de ramener des entrées. Les galeristes ont énormément de mal à l’heure actuelle. On est dans ce que Bernard Lamarche-Vadel avait évoqué lors d'http://www.dailymotion.com/video/x9jcl9_bernard-lamarche-vadel-conference-a_creation%29". Il disait que l’artiste produit désormais un travail pour un destinataire et le destinataire, c’est l’institution. Toute production artistique est maintenant vouée à un destinataire, et du coup il y a des choses sur lesquelles on travaille et des choses sur lesquelles on ne travaille plus. Et ces choses sur lesquelles on peut difficilement travailler, on ne les montre plus, et comme on ne les montre plus, elles n’existent plus, et comme le public ne les voit plus, il oublie. Dans cette histoire du décrochage de ma photo, il y a des gens par exemple qui ont dit : « Heureusement que la photo a été décrochée sinon on serait venu la détruire ». Ce sont des paroles que l’on pensait ne plus avoir à entendre depuis la Deuxième Guerre mondiale, mais on a une capacité à oublier extraordinaire...
Cette censure a-t-elle eu des conséquences sur votre travail ?
La série continue, avec ma fille de trois ans et demi. On est dans un rapport d’intimité et de jeux car c’est un âge où l’enfant n’est pas encore dans un rapport de confrontation aux parent. Ça n’a pas marqué une interruption, mais plutôt un renouveau.
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Propos recueillis par Emilie Lemoine
N.B : Un débat aura lieu le 17 mars prochain à la Maison Européenne de la Photographie sur le thème : "Décrochez ! Censure et auto-censure dans la photographie contemporaine : bilan et perspectives". Diane Ducruet y participera, ainsi que Jean-Luc Monterosso, André Rouillé, Magaly Lhotel et Agnès Tricoir. (Débat de 16h30 à 19h30 à la Maison Européenne de la Photographie 5-7 rue Froucy Paris 4ème)