Purity. 2002 Archival Pigment Print 24x20 inches © Jen Davis Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Qui êtes-vous Jen Davis ?
J’ai grandi à Chicago, donc je viens du Midwest. Mais ces six/sept dernières années, j'ai vécu principalement à New York. J’y ai emménagé après mes études à l’université de Yale. J’y enseigne et j'y photographie pour divers projets éditoriaux. Tout est en relation à la photo et ça me permet de payer mon loyer !
Vos « Self-Portraits » (2002-2013), qui sont devenus l'ouvrage Eleven Years, avaient-ils un but initial ?
Je me sentais très mal à l’aise avec mon corps, très mal dans ma peau... Je ne savais pas nécessairement comment photographier cela, mais je voulais faire une image de ce que ce mal-être me faisait ressentir.
La première photo que j’ai faite a été celle où je suis assise à la plage avec des amis. Je n’avais pas été en maillot de bain depuis longtemps et je me souviens être en short et en débardeur. Je m'amusais, mais je ne voulais pas aller à l’eau et ôter mes vêtements. Et j'ai voulu précisément photographier cela. Quand j’ai récupéré la photo, je l’ai regardée et j’étais presque choquée par sa clarté. Je me suis sentie si précise sur ce que je ressentais, on ne sentait pas que c’était forcé, au contraire c’était très authentique selon moi. Cette photographie a été le point de départ de ce projet. Les premières images que j’ai faites se sont basées sur mon insécurité, me sentant isolée dans mon monde et me comparant aux autres corps. Il s’agissait juste d’observer mon physique et d’essayer de photographier cela.
Pressure Point. 2002 Archival Pigment Print 24x20 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Untitled No. 29. 2008 Archival Pigment Print 24x20 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Maxwell Street. 2002 Archival Pigment Print 20x24 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
A regarder ces autoportraits, on réalise l'importance de la solitude dans votre vie de jeune femme ronde, était-ce votre intention ?
La solitude dans ce travail était une chose authentique, il n’était pas question de prétendre faire des photos qui puissent relayer quelque joie que ce soit. Et parce que c’était juste moi et l’appareil photo, il n’y avait personne d’autre, à moins qu’il ou elle ne soit sur la photo. J'étais capable de passer en mode « intérieur », où il était plus question de mon intimité, de ma vie privée... Je voulais voir en moi la recherche de la beauté, la vulnérabilité... Je suis devenue vulnérable à cause du type de relation que j’ai construite avec l’appareil photo en lui faisant confiance. Il était pour moi comme une seconde paire d’yeux qui me rendait capable d’aller au coeur de la solitude que je ressentais en faisant ce travail.
Que pensez-vous de la honte/du stigmate* d'être gros-se dans nos sociétés occidentales ?
Quand j’ai commencé ce travail en 2002, à travers ce que je voyais de la pop culture, de la télé ou du cinéma, il n’y avait pas d’acceptation d'un « vrai » corps, si tant est que ça veuille dire quelque chose ! Je ne sais pas si vous avez vu les pubs pour Dove avec ces femmes qui ont des formes et qui sont en sous-vêtements. Quand elles sont sorties, en 2004 je crois, je me souviens m'être sentie un peu choquée par elles. Car mon travail et la personne que j’étais ne pouvaient et ne pourraient jamais avoir cette acceptation du corps. Je ne pourrai jamais être fière et me dire « Je suis grosse et je suis belle, et si vous ne m’aimez pas peu importe ! ». J’étais sincèrement mal à l’aise et insatisfaite de moi-même, et je ne pouvais pas souscrire à l'idée de m'accepter telle que j'étais.
* (Cf. Fat Shame: Stigma and the Fat Body in American Culture d'Amy Erdman Farrell)
Sur l'une de vos photographies, vous attrapez et étreignez à pleine main la peau de votre cuisse, pouvez-vous nous en dire plus sur cette image ?
J’ai perdu du poids, je me saisis de ma peau, je la regarde et je vois cette peau « résiduelle », après une vie à porter ce corps... C’était une photo importante pour moi, se sentir plus à l'aise, mais porter encore toute cette histoire. Il n'y a pas de cicatrice à proprement parler, mais l'histoire résiduelle du poids qui sera toujours là, sur moi.
Untitled No. 53. 2013 Archival Pigment Print 20x24 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
4 A.M. 2003 Archival Pigment Print 20x24 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
La sexualité est très présente dans votre travail : comment photographier l'intime ou le désir selon vous ?
La photographie m’a permis d’entrer dans un monde que j’étais incapable de découvrir par moi-même. En 2006 ou 2007, quand j’ai commencé à explorer la sexualité, celle que je voulais sentir avec les hommes, je les ai utilisés comme un jeu, un accessoire... Ils étaient une sorte de substitut pour moi, mais être présente avec eux, sentir leur peau, ou le simple fait d’être tenue, touchée - quand on ne sait pas ce que c'est et que l'on n'a jamais été dans une relation - cela ajoutait un niveau supplémentaire à mes recherches. Il y a ce désir, ce besoin d’être regardée par le sexe opposé ou d’être vue comme une relation potentielle. Utiliser l’appareil photo a facilité un dialogue, une interaction. Quand je fais des images de gens, je suis plus intéressée par l'expérience et le fait d'interagir avec quelqu'un, ainsi que l'intimité et l'expérience humaine qui en découlent.
Mike and I. 2006 Archival Pigment Print 24x20 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Tim and I. 2012 Archival Pigment Print 20x24 inches
© Jen DavisCourtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Beaucoup de vos photographies sont composées comme des tableaux, comme celle où vous êtes sur le lit avec ce gilet vert, devant ce mur bleu (Untitled No. 39. 2010) : les mises en scène, les couleurs, etc. nous rappellent parfois la peinture hollandaise, est-ce intentionnel ?
Absolument : la peinture de la renaissance hollandaise, le Caravage, etc. Avant ce projet, je travaillais en noir et blanc, puis je suis passée à la couleur, parce que je voulais voir mes joues rouges entre autres choses... Je me suis beaucoup intéressée à la couleur et à la lumière. L'appartement, où la plupart des photographies ont été prises, était particulièrement lumineux, dans chaque coin, à chaque fenêtre... Et la palette était aussi une chose délibérée. Quand je compose le cadre, j'installe tout de sorte que cela devient une scène où je n'ai plus qu'à m'insérer. Inconsciemment, je crois que je cherchais la beauté ou cette notion de beauté en moi, et j'utilisais la lumière et les couleurs pour la capturer, pour saisir une certaine grâce sur ce corps non conventionnel.
Untitled No. 39. 2010 Archival Pigment Print 20x24 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Untitled No. 43. 2011 Archival Pigment Print 20x24 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Untitled No. 55. 2013 Archival Pigment Print 20x24 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Mais la lumière n'est pas toujours tendre avec ce corps "non conventionnel" justement...
Oui, certaines photographies peuvent devenir grotesques d'une certaine façon. Il y a cette photo où je suis assise avec une serviette sur mon visage, je me sèche après la douche, et une part du corps est découverte, comme le ventre, éclairée par la lumière du plafond de la salle de bain, mais j'aime la nature grotesque de cette lumière, et le corps, et la serviette, les ondulations de la peau, et les veines, la chair... Quand je travaille, je n'utilise pas de miroir, je ne regarde pas ce qu'il se passe, je fais une Polaroid juste pour voir le cadre et me voir dedans.
Untitled No. 7. 2004 Archival Pigment Print 20x24 inches © Jen Davis
Courtesy of Lee Marks Fine Art, IN and ClampArt, NY
Au coeur de votre travail, on trouve deux photographies d'Amanda Lepore, égérie de LaChapelle et incarnation d'une plastique fabriquée et contrôlée. Votre intérêt pour le corps dépasse le vôtre, pourquoi ?
J'ai toujours été intéressée par le corps et surtout par la beauté et la relation au corps, cette sorte de perfection, ce besoin d'être vue, d'être belle, ce besoin de beauté dans la société, et celui de se comparer aux autres. Je m'intéresse à ce type de corps fabriqués, peut-être pas d'une façon aussi extrême que chez Amanda Lepore... Récemment, j'ai photographié des femmes « bodybuilders », qui ne sont pas aussi énormes que les hommes, mais plus physiques. Je m'intéresse plus particulièrement à ces moments derrière la beauté, comme le fait de s'asperger d'autobronzant ou de se déshydrater pour faire ressortir les muscles, ce besoin de perfection, de devenir un objet, de monter sur scène, d'être admirée. Cette beauté a besoin d'attention, et je pense que c'est lié à l'histoire que j'essaie de raconter d'une manière ou d'une autre.
Auriez-vous imaginé que votre travail puisse devenir un livre (Eleven Years) ?
Non, les premières années, il s'agissait seulement de poser ces grandes questions sur ma place, mon identité, ma relation à moi-même, mais aussi sur cette notion même de relation. J’essayais seulement de trouver une sorte d’acceptation. Je ne pensais pas à la possibilité d'un public, ou à comment mon travail finirait, ou à en faire un ouvrage. Bien sûr, en tant photographe, en tant qu’artiste, il y a toujours ce désir de faire un livre ou une exposition, et de le montrer au monde, mais cela n'a jamais dirigé mon travail, c’était plus une expression de moi-même.
Et que pensait la Jen Davis enfant de la photographie ?
Quand j'étais petite, j'avais une relation très forte avec l'album de famille, c'était plus une boîte de photo, j'allais m'y plonger, les ranger en catégories, les découper et jouer avec. C'était l'une de mes activités préférées !
Y a-t-il des photographes qui vous inspirent ?
Laura Letinsky est une photographe américaine qui a travaillé sur un projet appelé Venus Inferred dans lequel elle prenait des couples en photo, mais aussi elle-même et son partenaire : son travail m'a beaucoup influencée. Il y a aussi Diane Airbus, Larry Sultan, Robert Frank, Sally Mann et plus récemment, les travaux de Bellocq qui a photographié des prostituées à la Nouvelle-Orléans, j'ai vu ça en 2006, et la sincérité des femmes et la disposition de leur corps, comment elles paressaient sur ces meubles magnifiques, très voluptueuses, ça a été très puissant pour moi !
Propos recueillis et traduits par Emilie Lemoine
Pour voir le travail de Jen Davis : http://www.jendavisphoto.com/"
http://www.jendavisphoto.com/"
de Jen Davis (Auteur), Anne Wilkes Tucker (Auteur), John Pilson (Auteur), Brice Matthieussent (Traduction)
Relié: 120 pages
Editeur : Textuel (24 septembre 2014)
Collection : TEXTUEL PHOTOGR
Langue : Français
ISBN-10: 2845974892