Fanny, Montalivet, France, 1996 © Jock Sturges
Vous parlez de votre rencontre avec Fanny dans la préface de l'ouvrage éponyme, pourriez-vous nous la raconter de nouveau ?
Elle n'avait que deux ans quand on a fait connaissance à Montalivet. Elle voulait toujours être sur le dos, sur les genoux, chez nous quoi... A cinq ans elle a enfin dit : « Mais pourquoi il n'y a pas de photo de moi ? », parce qu'on parlait souvent de photo et qu'elle voulait le faire. Et je l'ai photographiée jusqu'à aujourd'hui. Elle a trente ans maintenant, et à la dernière séance que j'ai faite cet été, elle a chuchoté à mon oreille ce soir-là pour me dire qu'elle était enceinte. Alors j'ai pleuré comme une fontaine ! Et maintenant elle a un joli ventre mais je ne suis pas là pour la prendre en photo, c'est horrible ! J'aurais bien voulu la photographier, grande et belle comme ça, mais je n'ai malheureusement pas l'argent pour faire un voyage éclair en France.
On grandit avec son modèle, photographiquement mais aussi personnellement, le ressentez-vous quand vous regardez votre travail ?
Oui en effet, il faudrait que je fasse une classe spéciale pour perdre du poids parce qu'en effet j'ai bien « grandi » (rire), j'ai malheureusement grossi ! Vous savez, à chaque fois que l'on fait des photos, on apprend. On apprend des modèles, de la lumière, du lieu : on apprend tout le temps ! Et je ne peux pas dire que je suis le même photographe que j'étais quand j'ai fait sa connaissance il y a très longtemps. A l'époque je parlais peu le français...
Fanny et Claire, Montalivet, France, 1993
© Jock Sturges
C'est un grand cadeau qu'elle nous a fait ! On voit que le corps change mais on voit que le personnage change aussi. On voit le choc de la disparition de sa mère, on voit la tristesse qui suit, le caractère qui sort. On voit sa force. Elle devient pompier, elle devient de plus en plus costaude, dans son esprit et son âme aussi. Et maintenant elle est joyeuse. Elle est quelqu'un de très spécial... Mais il y a aussi dans toutes ces photos quelque chose de très important : l'absence de honte. Et ça c'est le naturisme ! Les gens qui sont élevés comme ça, qui passent leur jeunesse comme ça, ils ont un cadeau dans la vie qui est invisible : ils n'ont pas honte, elle ne figure pas dans leurs pensées.
Les mots de Walter Keller en postface disent : « Etre nu comme l'est Fanny sur les pages de ce livre est un acte de paix et donc de beauté ». Etes-vous d'accord ? Avez-vous conscience de « faire acte de beauté » ?
Oui en effet c'est bien dit. Walter Keller était mon meilleur ami aux Beaux-Arts, c'était quelqu'un de très généreux, de très intéressant, une super "grosse tête" et j'ai toujours appris de lui, c'était un grand privilège l'essai qu'il m'a fait. Oui c'est un acte de beauté, je suis un peu perdu dans la chasse de la beauté. J'ai aussi fait de la mode, Vogue et tout ça. J'ai énormément de respect pour les photographes de mode. J'ai photographié les femmes qui sont parmi les plus belles du monde entier. Pour moi ça fait semblant d'être de la beauté mais ce n'est pas la beauté du tout. On n'est pas touché, on n'est pas ému. Je trouve les photos de Fanny beaucoup plus touchantes, rayonnantes et beaucoup plus belles.
Fanny, Montalivet, France, 1995
© Jock Sturges
Fanny, Montalivet, France, 1995
© Jock Sturges
Parmi les différentes photographies de Fanny, la position des genoux repliés semble être une position qui vous plaît, c'est celle de l'enfance, on la retrouve chez Fanny, à la fois petite mais aussi adulte.
En effet, dans la musique il y a plusieurs cordes qui donnent un son, et je pense que les positions sont comme des cordes, ça fait partie de la musique de sa vie. Elle fait ça, j'accepte. Je ne dis pas « OK on va faire la pose que tu n'avais pas faite avant », il y a longtemps que j'ai appris que c'était une bêtise de faire ça. Je laisse aller les modèles, et de temps en temps je dis « Ne bouge pas, ne bouge pas ». Mais avec Fanny on a dépassé ça. A travers les années, les personnes qui posent pour moi, qui me donnent de la beauté, elles apprennent, les meilleures photos sont celles où elles n'ont pas conscience de poser, naturelles, et ça c'est Fanny !
Dans son poème L'éternité, Rimbaud écrit : « Elle est retrouvée. Quoi ? — L'Éternité. C'est la mer allée Avec le soleil ». Ces photos de Fanny en bord de mer n'ont-elles pas un peu le parfum d'éternité ?
C’est très beau, j’aime ça. Oui l’éternité, c’est un peu mon ambition avec le nu parce que dès que l'on fait des photos de nu sur la plage, il n'y a pas de traces de la culture actuelle, les tatouages, les piercings, des choses comme ça... On peut se poser la question : à quel moment cela a-t-il été fait ? Quelle année ? Il n’y a plus d’indices du tout. J’ai l’ambition de faire des photos qui sont des traces de vérité éternelle sur l’être humain. C’est une grande ambition, mais ce n’est pas à moi de dire si j’ai réussi ou pas...
Fanny, Montalivet, France, 1996
© Jock Sturges
Je suis capable d’écrire intellectuellement sur mon travail ou sur l’art, mais tout ce que j’investis dans mon travail, ce sont les émotions. Et le plus important, ce sont les relations entre les modèles et moi, tout ce qui se passe entre nous, la confiance, le temps... Je dis assez souvent que 99% du temps de mon travail de photographe n’est pas de faire des photos mais de faire un travail social qui rend possibles les photos qui suivent. C’est une grande joie ! Au début de ma carrière, comme tous les jeunes photographes, j’avais très envie d’avoir des bouquins, des expositions, dans des galeries, même des musées… mais ça ne m’a pas pris longtemps pour comprendre que les feuilles sous verre sur le mur des galeries n’avaient rien à voir avec la grande joie d’être dans la lumière avec des modèles, en train de faire les photos. Dès que l’on arrive à comprendre que c’est le fait de faire le travail qui compte, c’est la plus grande chose qu’on peut gagner dans la vie ! C’est là que la joie existe !
Et justement, comment se passe une séance de pose avec Jock Sturges ?
La chose qui me fascine toujours dans mon travail, c'est que je ne fais pas poser mes modèles du tout. Je les laisse aller, je les laisse faire, et de chaque personne j'apprends une leçon différente. Moins j'en fais, plus j'ai. Je travaille comme ça avec tous les gens que je prends en photo, je les suis à travers toute leur vie et j'ai des séries qui approchent maintenant quarante ans. Mais Fanny était un peu différente de tous les autres, parce qu'elle n' a posé pour moi qu'une ou deux fois par an. Elle s'est donnée en petites doses, et quand elle l'a fait, elle a posé tellement bien que je n'ai pas fait de mauvaises photos du tout ! Dans ce livre - et je n'ai jamais fait ça avant - j'ai publié toutes les images, presque sans exception.
Fanny, Montalivet, France, 1999
© Jock Sturges
Fanny, Montalivet, France, 2003
© Jock Sturges
Ça apporte deux choses. La première ce sont les images et la précision que le numérique n’apporte pas encore. Mais ça, c’est moins important que la seconde :le rituel de travail. Les modèles se trouvent flattées par l’appareil qui est lourd, cher et grand. Elles voient que je les prends très au sérieux. C’est beaucoup de travail et chaque prise de vue coûte 10 dollars pour le noir et blanc et presque 40 dollars pour la couleur. Dès que l’on fait des photos d’êtres humains, il y a trois choses qui peuvent se passer psychologiquement : première chose ça peut blesser, faire du mal, gêner ou embarrasser ; deuxième cas, c’est neutre, on fait la fête avec des amis quelqu’un fait une photo du groupe, on n'a rien gagné mais on n'a rien perdu ; le troisième cas, et c’est le plus important, c’est que les photos rendent heureux, plus beaux, plus belles : on est aimé, admiré et à la fin de la séance, on se dit « Je me sens bien dans ma peau ».
Que pouvez-vous nous dire de l'alternance noir et blanc et couleur ? Ou plutôt de la couleur qui vient envahir parfois les noir et blanc, comme les ongles vernis bleus de Fanny qui sautent soudainement aux yeux ?
Pendant longtemps, ce n'était pas possible de faire un tirage couleur qui ait une bonne durée de vie. Même chose pour les papiers, il n’y avait pas de surface qui me plaisait. Eggleston ou d’autres ont fait les dye transfer et je n’aimais pas du tout. Je trouvais la couleur changée, bizarre, et pas intéressante. Si on change de couleur, on change de métaphore, on change la vie comme vous la comprenez maintenant et il faut avoir une raison pour faire ça, pas juste une raison technique. Et tout d’un coup, avec la naissance du numérique et les grandes imprimantes de chez Epson, on a commencé à avoir la possibilité d’un tirage d'une très bonne durée de vie, sur un très beau papier, une surface magnifique, avec une image qui ressemblait exactement au moment où l’on avait pris la photo, avec une précision qu’on n'avait jamais pu avoir avant. A partir de ce moment-là, j’ai été fasciné par la couleur pendant six/sept ans. J’en fais encore un peu mais maintenant je suis revenu, plus ou moins à 100%, au noir et blanc qui était mon grand amour depuis le début. Pour qu’une photo soit une photo de « beaux-arts », il faut qu'elle fasse un pas vers la métaphore. Comme la photo noir et blanc est déjà une réduction à l’essentiel, elle a beaucoup moins de mal à aller vers la métaphore alors que les images couleur sont collées à la réalité, et que le saut vers la métaphore est beaucoup plus difficile à faire.
Fanny, Montalivet, France, 2005
© Jock Sturges
Ironiquement et tristement avec les conventions sociales de certains pays, il y a de moins en moins de monde capable de voir mon travail sans penser que c’est un travail sexuel. Aux Etats-Unis, dans les galeries et le monde des beaux-arts, mon travail est très bien reçu, il l'est beaucoup moins par les chrétiens ! Mais on est fou ici ! Je n’arrête pas de recevoir des questions de mes amis français et européens « Mais qu’est-ce que vous foutez là ? » Tous ces gens qui se tuent avec les armes, tous ces religieux qui sont contre tout et qui sont arrêtés ensuite pour avoir commis des crimes sexuels eux-mêmes... Mais tout ça, c’est comme une vague qui arrive et qui repart, c’est comme un signal, ça monte et ça descend... Maintenant on est dans un trou assez bas, mais ça va remonter j’en suis sûr !
On dit que l'autocensure de l'artiste est le pire qu'il puisse lui arriver : qu'en pensez-vous ? Vous êtes-vous déjà autocensuré ?
C’est Facebook qui joue un rôle très important dans l'autocensure. Moi-même je sens cela, car si on se risque à afficher une photo de nu on est viré. Ça rend criminelle la simple pensée de faire une telle chose. Et comme il y a des milliards de gens sur Facebook, ça change la culture entière ! Le photographe Alain Laboile a été bloqué je ne sais combien de fois pour des photos de ses enfants qui sont tout petits, et à chaque fois il y a le moral qui tombe ! Il n'y a pas la moindre sexualité dans son travail. Il est le meilleur photographe que j’ai croisé dans ma vie ! Il habite au sud de Bordeaux, il a six enfants et pour gagner sa vie il est sculpteur. Il y a six ou sept ans il a acheté un appareil photo pour prendre ses oeuvres, et il a commencé à faire des photographies de ses enfants et c’est un magicien ! C’est une grande découverte !
Dernière question qui nous taraude : que photographiez-vous pendant l'hiver, Jock Sturges ?
Ha ha ! Rien ! Je photographie pendant l’été, dès que les gens sont relax, décontractés et à l’aise. En hiver, on est crispé et on a froid. En fait, dès que j’ai fini de parler avec vous, je vais direct dans le labo pour développer les pellicules de l’été dernier. On fait tous les tirages ici. C’est le rythme de l’année : je travaille l’été et le reste de l’année je travaille avec le résultat. Mais je déteste être dans la chambre noire, pour moi, ma grande joie c’est d’être dans la lumière avec mes modèles, avec les gens que j’aime !
Fanny
Jock Sturges
Relié: 200 pages
Editeur : Steidl Verlag (31 octobre 2014)
https://steidl.de/Books/Fanny-0305061735.html"
Propos recueillis par Emilie Lemoine