Mattia Vacca
« A partir de ce soir nous n'avons plus de visage, d'emploi, de langue, nous avons seulement une robe, une bouteille de vin et un masque en bois » : cet phrase est en exergue de http://www.kisskissbankbank.com/it/projects/a-winter-s-tale" A Winter' s Tale, pouvez-vous la commenter pour nous ?
Cette citation vient de la chanson "El carnevaal de Schignan" du chanteur italien Davide Van De Sfroos... Les paroles originales sont dans le dialecte local. Je pense que cette phrase capture bien la vraie essence du carnaval. Il est le seuil que l'on franchit pour laisser derrière soi son identité de tous les jours, dont l'expression est réduite par des mots, des caractéristiques physiques et un rôle dans la société, et rentrer dans une autre dimension, palpitante mais perturbante : un état de transe collective et de possession tribale.
© Mattia Vacca
Parce que comme tous les photographes, je suis attiré par les endroits et les histoires exotiques et j'adore voyager... et aussi parce que j'ai toujours travaillé, depuis dix ans maintenant, couvrant les événements quotidiens du nord de l'Italie pour le journal Corriere della Sera et ma réalité de tous les jours me paraissait de moins en moins attrayante et intéressante. Quand je mène des travaux personnels, je me tourne généralement vers les pays étrangers.
Et d'où vous est-venue l'idée de travailler sur les traditions italiennes ?
Je suis intéressé... enfin je suis plutôt totalement amoureux de l'Italie ancienne, celle qui survit quoiqu'il arrive dans certaines parties du pays et qui garde en vie des traditions fortes que les plus jeunes générations suivent encore... comme c'est le cas en Sardaigne, lieu de mon dernier travail. Ce n'est pas du folklore, c'est la vraie vie !
© Mattia Vacca
Elle m'intéresse beaucoup, je travaille d'ailleurs sur la persistance de l'extrême droite en politique et plus récemment sur la mafia au nord de l'Italie.
Le carnaval est le moment exutoire par excellence, le ressentez-vous ainsi ?
Je n'ai jamais aimé les carnavals. C'est seulement par hasard que j'ai découvert Schignano il y a quelques années alors que j'avais été envoyé là-bas pour photographier le carnaval. C'était un troublant chaos, à la fois sauvage, anarchique et complètement différent des autres carnavals que nous connaissons, qui ne sont souvent rien de plus que des fêtes somptueuses et artificielles en robes chics, esthétisées pour la télévision ou la publicité et vidées de l'esprit subversif et transgressif qui marquent à l'origine les célébrations du carnaval.
Pourquoi avoir passé aussi longtemps sur ce projet (deux années) ?
Mon intérêt réel est né au moment où j'ai réalisé l'existence d'un « carnaval privé » dans les bois, totalement fermé aux étrangers et jamais photographié. Ce projet a été créé dans l'intention spécifique de me confronter moi-même à un premier travail à long terme. Je recherchais une intimité que seule une approche lente peut offrir. Après quelques mois, j'ai eu l'autorisation exceptionnelle d'accéder au cœur de la communauté qui est pourtant notoirement fermée.
© Mattia Vacca
L'hiver est le vrai fil rouge de l'histoire, de décembre à mars cette vallée entre dans une autre dimension... Le soleil se couche très tôt l'après-midi. J'ai été obligé de me lever tout le temps extrêmement tôt... Il faisait si froid, et la quantité incroyable de vin que tout le monde boit dès l'aube a certainement influencé ma manière de photographier.
Vous considérez-vous comme un photographe de l'hiver ou de l'été ?
J'adore voyager dans les pays tropicaux, mais ces montagnes sont mes montagnes, pas loin de celles où j'ai grandi, et j'aime l'hiver et la neige...
Comment avez-vous fait pour accéder au cœur de ce carnaval et de cette communauté très fermée ?
Au quotidien, personne ne parle italien dans le village, juste le dialecte, mais ce qui a joué en ma faveur est que ce dialecte local était justement celui que parlaient mes grand-parents. J'y suis allé tranquillement, j'ai travaillé discrètement et pour la première fois vraiment lentement, des premiers contacts aux premières photos il s'est passé deux mois. J'ai commencé par de longues conversations avec les sculpteurs de masques et j'ai fini par vivre avec eux très souvent, tout au long de l'année, même pendant l'été. De profondes amitiés sont nées et cette année on m'a accordé l'honneur le plus important : j'ai porté ma robe de carnaval et j'y ai participé comme l'un des leurs. Je suis fier que les gens du village disent maintenant « Tu es l'un des nôtres ! »
© Mattia Vacca
Les gens étaient-ils à l'aise en vous ayant à leurs côtés ?
J'ai toujours essayé d'être très respectueux et de travailler sur la pointe des pieds, j'ai fait en sorte de ne pas être envahissant et, dans la mesure du possible, invisible.
Savent-ils que vous allez publier un livre sur leur carnaval ?
Oui depuis la première rencontre avec un sculpteur de masque. Et je suis heureux qu'un sculpteur ait travaillé avec moi et écrit pour mon livre un poème et un texte très touchant. Il a aussi gravé toutes les récompenses en bois de mon projet de cowdfunding.
Comment travaillez-vous ? Avez vous une routine ou des rituels de travail ?
La seule routine que j'ai, c'est de trouver une histoire parallèle, une micro intrigue qui fait partie elle-même de l'histoire plus générale, mais qui est en même temps différente, comme ici l'histoire de l'abattage du cochon de façon traditionnelle. C'est un autre moment crucial dans la vie en montagne et un vrai moment de culture populaire. J'en ai fait un petit livre en édition limitée.
Quel appareil photo utilisez-vous ?
Un Nikon D700 , un Hasselblad 500 cm , un Holga , et un Iphone avec l'application Hipstamatic.
Comment parvenez-vous à obtenir cet équilibre très subtil des couleurs dans vos photos ?
En ce qui concerne la postproduction, je « désature » et contraste un peu plus que d'habitude pour retrouver la caractéristique du « rêve réel » qu'a le sujet. Mais c'est du vrai photojournalisme, rien n'est mis en scène.
© Mattia Vacca
Quels photographes vous inspirent ?
James Natchway, Paolo Pellegrin , Yuri Kozyrev, Christopher Morris, Jerome Sessini, Donald Weber, Anastasia Taylor Lind, Caroline Drake, Rena Effendi, Justin Maxon...
Vous souvenez-vous de la première photo que vous ayez prise dans votre vie ?
Je ne me souviens pas de la toute première image, mais je me souviens que ma première pellicule noir et blanc était pour une série de trains en Suisse.
Que peut-on vous souhaiter dans le futur ?
La première chose, c'est de vendre mon livre ! Je veux aussi avoir une bonne commande de magazines internationaux et je veux reprendre mon travail sur les fascistes et l'extrême droite. Je cherche des nouvelles histoires en Italie mais plus que tout j'ai besoin de voyager...
Plus d'infos : http://www.kisskissbankbank.com/it/projects/a-winter-s-tale"
Propos recueillis par Emilie Lemoine