Duane Michals; I Think about Thinking, 2000; Gelatin silver print with hand applied text; The Henry L. Hillman Fund, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh; Courtesy of the Artist and DC Moore Gallery
Cette rétrospective qui vous est consacrée a lieu au Carnegie Museum of Art à Pittsburgh. Vous êtes né à McKeesport (banlieue de Pittsburgh) et avez suivi des cours de dessin hebdomadaires dans ce même musée : comment vivez-vous ce retour au pays natal ?
J'adore Pittsburgh ! C'est ma maison spirituelle et cette exposition est tout à fait légitime. C'est dans l'ordre des choses. Je devais avoir cette grande rétrospective là-bas, là où j'ai commencé, là où je prenais ces cours le samedi quand j'étais enfant... La boucle est bouclée et le plaisir tout particulier pour moi.
Le nom de l'exposition est Storyteller: The Photographs of Duane Michals : que pensez-vous du mot « storyteller » (« conteur ») ? Résume-t-il bien la façon dont vous pensez la photographie ?
Oui, il dit exactement qui je suis en photographie et dans la vie. J'adore raconter des histoires, j'adore lire, et quand j'étais ce petit garçon qui prenait des cours de dessin, j'adorais les histoires d'aventures sur les pirates, les marins... Ma vie entière a été une histoire - comme tout le monde d'ailleurs - et une aventure aussi ! Mon voyage en Russie a certainement été « la » grande aventure pour moi, il a changé ma vie !
Parlez-nous de ce voyage décisif dans l'URSS des années 50 ?
Je suis allé là-bas en tant que touriste au moment le plus fort de la guerre froide en 1958. J'avais vingt-six ans et on ne parlait pas aux Russes à l'époque, on ne pouvait pas prendre l'avion pour Moscou, j'ai dû passer par Helsinki et prendre un train pour la Biélorussie. J'ai emprunté un appareil photo et si je n'avais pas fait ça je ne serais jamais devenu photographe parce que je n'ai jamais été un amateur ou du genre à jouer avec un appareil photo au lycée : j'ai immédiatement été sérieux avec la photographie. Ce voyage a été déterminant. Je déteste l'idée de savoir ce que je serais devenu si je n'étais pas parti là-bas...
L'originalité de votre oeuvre vient notamment du travail narratif autour d'une série de plusieurs clichés ou de l'ajout de textes manuscrits sur vos photos : cela signifie-t-il qu'à un moment donné la photographie ne suffisait plus L'histoire/les mots vous manquaient ?
Oui tout à fait ! Parce que lorsque je suis arrivé sur la scène photographique dans les années 50-60, il n'y avait pas de catégorie pour désigner le fait de raconter des histoires avec un appareil photo comme je le faisais, il n'y avait pas de séries photographiques comme les miennes, ni de textes manuscrits sur les clichés, on pouvait être Bresson, Robert Frank, Ansel Adams et Agee, mais il n'y avait personne qui racontait des mini aventures à ma façon, avec cinq ou six images, une sorte de haïku visuel, juste des petits instants en dehors de la description, donc dans mes photographies il ne s'agissait pas de décrire ce à quoi New York ou Paris ressemblaient mais mes histoires parlaient d'un dialogue intérieur, montraient à quoi ressemblaient mes peurs ou mes rêves. Le dialogue intérieur était plus réel que le dialogue extérieur, c'était comme retourner un gant à l'envers.
Duane Michals; Magritte with Hat, 1965;
Gelatin silver print with hand applied text;
Carnegie Museum of Art, Pittsburgh; Courtesy of the Artist and DC Moore Gallery
Modigliani, Magritte, Balthus sont des peintres que vous aimez et qui ont influencé votre façon de travailler, auriez-vous aimé être peintre ?
La question n'est pas d'être peintre ou photographe, la notion clé c'est « l'expression ». Je me désigne moi même comme un expressionniste (rires) ! La question étant de savoir avec quel succès vous vous exprimez vous-même... Parfois, vous avez besoin de six images ou parfois d'écrire un texte, donc je ne suis pas dédié ou soumis à un mode d'expression en particulier, j'ai abandonné l'idée d'être juste un photographe, je suis quelqu'un qui écrira et utilisera tout ce dont il a besoin pour exprimer une idée.
Vos noir et blanc sont magnifiques, mais plus récemment la couleur a fait son apparition d'une manière tout à fait originale comme dans Primavera, 1984 ou dans Rigamarole, 2012 : est-ce une libération de plus ?
Oui bien sûr, ça ouvre toujours de nouvelles portes. J'ai commencé à peindre sur les photographies et je me suis une nouvelle fois libéré moi-même de la stricte réalité, lorsque soudain j'ai réalisé que le monde entier m'était ouvert et que la seule limite était celle de ma propre imagination, donc je pouvais faire quelque chose comme Primavera, je pouvais tout faire ! C'est de la liberté pure et c'est très excitant, mais c'est aussi très difficile parce que je suis devenu la propre limite à mon imagination et que si cette dernière n'est pas bonne alors mon travail ne sera pas très intéressant... La plupart des photographes sont des reporters de journal et moi je suis un conteur d'histoires donc je ne vais pas dehors pour collecter les faits.
Duane Michals; Rigamarole, 2012;
Tintype with oil paint;
The William T. Hillman Fund for Photography; Carnegie Museum of Art,Pittsburgh; Courtesy of the Artist and DC Moore Gallery
Lorsque l'on regarde The Young Girl's Dream ou Chance Meeting, c'est un peu comme lire un "flipbook" (un folioscope), qu'en pensez-vous ? Votre photographie est-elle à mi-chemin entre un livre et un film, entre les mots et le mouvement ?
Oui ! L' « instant décisif » appartient à une catégorie importante de la photographie, mais moi je prends juste l'instant d'avant et l'instant d'après. En fait, j'étire cet instant, pour lui donner plus d'espace, plutôt que de dépendre d'une seule photographie. Et j'ai donc de la place pour développer une idée et raconter une histoire. Ça m'a libéré de n'être pas dépendant du « heureux hasard » de la rue.
Et ne pensez-vous pas que cela a permis aussi une certaine libération pour celui qui regarde vos photos ?
C'est une double libération. Le dialogue intérieur est à l'origine du sujet que je photographie. Il ne s'agit pas seulement de photographier des visages d'un étranger dans la rue, mais plutôt de faire en sorte que ses rêves deviennent un sujet légitime, ses peurs aussi et c'est très important, ça change la nature du dialogue ! On n'est plus seulement pris comme un spectateur de la vie et cela fait aussi réaliser au photographe lui-même que tout ce qu'il ou elle voit et sent est dans l'esprit, tout est à l'intérieur de votre tête, et c'est un changement fondamental, de l'extérieur vers l'intérieur.
Il y a beaucoup d'humour dans votre travail, que ce soit dans Grandpa Goes to Heaven, 1989, Madame Schrödinger’s Cat, 1998 ou même vos autoportraits : est-ce une manière de dire que la vie, et la mort aussi (A Letter from My Father, 1960/1975), ne devraient pas être prises trop au sérieux ?
Grandpa goes to heaven est effectivement un regard très amusant sur la mort. Quand le petit garçon voit son grand-père s'envoler par la fenêtre après sa mort, c'est sérieux et pourtant quand on montre les photos aux enfants, rien ne devient grave parce qu'ils peuvent voir le grand-père avec ses ailes s'envoler et qu'ils ne se sentent pas tristes. I build the Pyramid est également très drôle ! On peut dire des choses profondes d'une manière très drôle. Je n'aime pas les photographes ou les artistes qui se prennent au sérieux. J'ai beaucoup de chance parce que je peux parler de sujets graves en m'amusant, c'est libérateur de ne pas se prendre trop au sérieux !
Duane Michals; Grandpa Goes to Heaven, 1989;
Five gelatin silver prints with hand applied text;
Carnegie Museum of Art, Pittsburgh; Courtesy of the Artist and DC Moore Gallery
Vous avez dit que vous ne croyez pas aux portraits, pourquoi ? Qu'en est-il de ceux que vous avez faits de Wharol ou de Sting ?
Il y a plusieurs choses. D'abord quand les gens sont pris en photo ils prennent la pose... Avez-vous lu mon livre ABCDuane ? Vous devriez, il est excellent ! J'y réécris une pièce de Pinter, je parle de Beckett et des fesses de Marlène Dietrich et de plein d'autres choses. C'est un livre très libérateur ! Bref j'ai oublié de quoi nous parlions, ah oui le portrait ! Il y a deux types de portraits : l'un consiste à se tenir debout et à regarder fixement, c'est le genre de portrait que tout le monde fait, Nadar, Irving Penn, Diane Arbus... Mais moi j'ai une autre manière de faire des portraits, je l'appelle le « prose portrait » (portrait en prose, ndlr), c'est plus comme un portrait écrit où l'on n'aurait pas besoin de voir à quoi ressemble la personne, mais plutôt de montrer la nature de ce qu'ils sont ou ce qu'ils font. Tous les portraits de Magritte étaient des « prose portraits » parce qu'ils sont faits à la manière de ses peintures ou dans l’atmosphère que le peintre aurait vue. Dans mon nouveau livre, j'ai fait la même chose avec le comédien Michael Richards qui jouait dans la série Seinfeld et adore Jacques Tati et Monsieur Hulot. J'ai fait un portrait de lui qui s'appelle Monsieur Hulot boit un verre de lait et il renverse le lait sur la table, c'est très drôle ! On ne montre pas le visage de quelqu'un, mais plutôt ce qu'il est et c'est bien plus important. Cela montre la compréhension de la nature de leur personnalité. Même pour celui d' Andy Wharol où je brouille son visage, il devient flou ou alors sa tête est cachée derrière ses mains, parce qu'Andy Wharol n'était pas là, il n'était jamais là, il était toujours cette personnalité fantomatique, pas une personnalité réelle.
Dites-nous en un peu plus sur celui que vous désignez par l'expression « The revenge of the Nerd » (La revanche de l'intello, du binoclard, du geek) ?
Mais c'est absolument vrai ! Au lycée, il était le garçon efféminé de service, le garçon maniéré qui aimait traîner avec les filles et lire des magazines hollywoodiens, c'est drôle ! Il m'a dit qu'il était né au même endroit que moi, à McKeesport. Truman Capote a toujours considéré Andy comme un arriviste. Il ne l'aimait pas parce qu'il pensait qu'Andy cultivait leur amitié pour s'introduire dans le monde de l'art et devenir célèbre. Et ironiquement, Andy est aujourd'hui plus célèbre que Capote.
Duane Michals; Andy Warhol, 1972;
Gelatin silver print;
Carnegie Museum of Art, Pittsburgh; Courtesy of the Artist and DC Moore Gallery
Parlez-nous du matériel avec lequel vous travaillez ?
En noir et blanc, j'utilise toujours du Tri-X mais en couleur je prends un autre film, dont j'ai oublié le nom, c'est celui que j'utilise pour toutes mes photos japonaises. Je ne fais pas de numérique. Quand je suis allé en Russie j'avais un appareil qui coûtait à peu près douze dollars, ensuite j'ai eu des Nikon, puis la société Canon m'a donné quelques appareils, mais ils sont si vieux, j'en ai même un qui ne fonctionne plus et qu'ils ne peuvent pas réparer parce qu'il est trop ancien. Je ne suis pas une personne très équipée, je ne suis pas très gadget ni lumières artificielles, mon travail c'est 99% de lumière naturelle !
Vous considérez-vous comme un rebelle au sein du monde de la photo ?
Non je ne crois pas. Mais en fait, durant ces quatre-vingt-dix dernières années de photographie, il y a eu beaucoup de grands portraitistes, de grands photojournalistes, de grands paysagistes, mais personne n'a changé l'idée de ce que pouvait être une photo, je suis le seul qui l'ai fait. Je suis le seul à avoir changé profondément la nature de ce que pouvait être une photo, maintenant je dis qu'on peut ajouter des mots à une photo, qu'on peut raconter des petits films ou des petites histoires avec une photographie, qu'on peut peindre sur une photographie et que le sujet de la photo est libéré de la contrainte d'être toujours extérieur et qu'il peut désormais être un sujet intérieur. Personne d'autre n'a fait ça !
Duane Michals; I Think about Thinking, 2000;
Gelatin silver print with hand applied text;
The Henry L. Hillman Fund, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh; Courtesy of the Artist and DC Moore Gallery
Pourquoi rejetez-vous l'« instant décisif » de Cartier-Bresson ?
Quand j'ai commencé, quand je suis allé en Russie, j'ai photographié les gens dans la rue, mais mon instinct n'était pas le sien. Je ne suis pas Cartier-Bresson alors pourquoi mes photos devraient ressembler aux siennes ? Soit on est défini par le médium soit on le redéfinit et c'est ce que j'ai fait, j'ai redéfini le médium dans les termes de mes propres besoins. On ne devrait jamais être défini par le travail de quelqu'un d'autre !
Vous parlez beaucoup du style qui devient une véritable marque : est-ce la façon dont vous voyez la photographie aujourd'hui ?
Oh oui ! Cindy Sherman est une grande marque ! Quand on devient une marque, c'est difficile de se libérer parce qu'on est prisonnier de son propre succès. Elle serait folle d'abandonner ce qu'elle fait maintenant parce que c'est grâce à ça qu'elle gagne tout son argent.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Celle sur laquelle je travaille en ce moment est une photographie commémorative, vous savez j'en ai fait une quand j'ai eu quarante ans et je me suis photographié en diable, et là j'en prépare une autre pour la grande exposition de Pittsburgh qui m'est consacrée ! C'est une spéciale et j'ai dû utiliser un ordinateur pour les photos déconstruites, c'est une nouvelle liberté parce que ce que je ne pouvais pas faire avec un appareil photo je le fais à l'ordinateur et j'adore ça ! J'aime tout ce qui peut me donner un plus grand vocabulaire photographique ! Je vais faire le portrait de ces deux petites filles qui lisent un livre, quand soudain un chapeau de Magritte et une balle rouge volent dans la pièce, dansent et atterrissent respectievemnt sur la tête des deux fillettes. Celle avec la balle rouge se transforme en clown et l'autre a sa tête complètement couverte par le chapeau et disparaît comme dans un tableau de Magritte. Je commence ce week-end, je suis très impatient. Je ne suis jamais sûr ce que cela va donner mais la plupart du temps j'obtiens ce que je veux !
Vous avez été décoré de l'Ordre des Arts et des Lettres, quelle relation entretenez-vous avec la France ?
J'adore la France, la culture, la littérature, la cuisine.... Nadar, les frères Lumière aussi ! Il y a toujours eu un langage de l'amour.... Quand je lis les biographies de Victor Hugo ou Cézanne, je les trouve passionnantes ! Et puis quand on pense aux photographes américains, on ne pense pas à moi, je suis beaucoup plus européen dans mes sentiments et ma curiosité, je ne suis pas intéressé par le fait de photographier des gens dans les rues de Chicago mais j'écrirai plutôt un petit poème sur Chicago ou quelque chose d'autre. D'instinct, je suis beaucoup plus français qu'américain...
(Propos recueillis et traduits par Emilie Lemoine le 18/11/14)