© Clément Krasnodar - 2014
Votre exposition Dépaysé s'inscrit dans la section « Au cœur de l'intime » du Mois de la photo. Que vous évoque le mot « intime » ?
Serge Clément : En lien avec « Dépaysé », l'intime pour moi c'est le regard sur une période de ma vie, sur les croyances, les rêves, les désillusions, une réflexion personnelle sur cette période de quarante ans de photographie. J'ai 64 ans donc il y aussi ces 24 premières années qui s'ajoutent à ça. Je ne suis pas encore près de la rétrospective, c'est plutôt un travail à partir d'images inédites que j'ai choisies. Ça fait quinze ans que j'ai décidé de retourner sur les planches contacts et de faire des tirages que j'ai accumulés... L'idée c'était d'aller sur un regard actuel, d'images jamais vues, de construire quelque chose de nouveau.
Etes-vous un photographe « dépaysé » ?
S.C. : La charge émotive, intellectuelle, sociale, philosophique que je retrouve dans un certain nombre d'images, dans leur agencement, ça devient le projet Dépaysé qui répond au regard d'un homme de soixante ans sur des choses qu'il a vécues, sur des rêves... Il y a l'idée d'un pays qui ne s'est jamais construit, qui attend encore. Il y a aussi le fait de voyager : j'ai visité pas mal d'endroits, pour moi ça fait longtemps que j'ai conscience que je ne suis pas le seul dans cette situation là. On a une espèce de distance par rapport à la culture de laquelle on est issu, et l'on devient une synthèse des nombreuses cultures que l'on a croisées. Je sens que ça crée une distance par rapport à ma propre culture, par rapport aux gens de mon pays. J'ai pris une forme de distance par rapport à ce rêve là. Je continue à le vouloir mais pas à n'importe quel prix. Mais là c'est un aspect un peu plus politique...
Pourtant, le Québec et l'hiver sont bien présents au fil de l'exposition...
S.C. : Oui ! Dans les faits, à quelques images près, c'est la première fois que je parle de l'hiver dans mon travail. Là, c'est devenu l'enjeu peut-être le plus fort : même si tout à coup on est en plein soleil, l'hiver revient et l'on peut être à Lyon, à Prague... On est dans un autre monde et pour moi ça fonctionne ! C'est la première fois que cette espèce de mixture de lieux et de temps surtout, je la vois possible... A la fin du projet, j'étais en train de lire Paul Auster - que je lis depuis sa trilogie new-yorkaise - et à la fin il parle de l'homme qui vient de rentrer « dans l'hiver de sa vie ». Sans m'en rendre compte c'est aussi de ça que je parle et c'est probablement pour ça que j'ai réussi à parler de l'hiver comme entité géographique mais aussi à un niveau plus intime.
© Serge Clément, Charpente, Valleyfield, Québec, 1973
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Le Réverbère, Lyon
© Serge Clément, Friperie, Montréal, Québec, 2008
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Le Réverbère, Lyon
© Serge Clément, Colonnes, New York, Etats-Unis, 1998,
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Le Réverbère, Lyon
Diriez-vous que votre travail est empreint de tristesse ? D'une certaine nostalgie ?
S.C. : Je voulais vraiment tenir la tristesse à distance ! J'essaie plutôt de faire en sorte que ça reste des images parlantes aujourd'hui et peu importe le moment où la photographie a été faite. Il y a des images qui ont été prises dans les années 1970-1980 mais on ne le sait pas, il y a une espèce de flottement... L'idée de la nostalgie avec la photo c'est quelque chose qui m'énerve un peu. En même temps je suis tout à fait conscient qu'il y a une forme de classicisme dans mon regard mais j'essaie constamment de faire basculer l'image, ce qui m'intéresse c'est plutôt la surprise ! Comment elle peut nous interroger, comment devant cette image là on est plus dans un processus de questionnement que dans un processus de compréhension d'une réalité.
Pourquoi avoir choisi le noir et blanc ?
S.C. : Parce que le noir et blanc est à distance du réel, on est déjà dans quelque chose de plus abstrait alors qu'on a cru que la photographie qui était d'abord en noir et blanc était la représentation fidèle de la réalité. Mais ce n'est pas ça, quand on regarde une photo couleur on est beaucoup plus dans la réalité. Quand on est devant une photo en noir et blanc on pense à de la nostalgie parce qu'on est habitué à voir des images faites au dix-neuvième siècle mais il y a un beaucoup de photographes qui continuent de faire un travail extrêmement important en noir et blanc. Pour moi la valeur des images noir et blanc c'est qu'on est plus dans un monde d'idées, de réflexion, et c'est plutôt ça qui m'importe.
Fenêtres, vitres, grillage, branches... le regard est toujours « brouillé » quand on observe vos photographies. Pourquoi ?
S.C. : Quand on réfléchit, quand on regarde quelque chose, quand on regarde la vie, il y a une forme de complexité. On essaie de la simplifier mais il y a tout le temps des éléments qui viennent parasiter, court-circuiter un certain nombre de choses... Quand je fais ma photographie je suis intéressé par des lieux qui ont aussi en mémoire certaines images. Que ce soit la mémoire de la pièce, de la fenêtre ici, du verre qui est là, en plein jour, dont on ne voit pas qu'il a une mémoire alors que le soir il se transforme et contient la mémoire parce que l'image virtuelle, l'image de la pièce apparaît de l'autre côté du miroir... On est habitué dans le monde publicitaire à des images extrêmement simples où l'on a l'impression que tout nous est dit et qu'il n'y a rien d'autre en dehors de qui est proposé alors que moi je suis plutôt intéressé par des images qui nous interrogent, qui nous permettent de réfléchir...
Serge Clément, Colonial, Montréal, Québec, 1976
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Le Réverbère, Lyon
Serge Clément, Durocher, Outremont, Québec, 1975
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Le Réverbère, Lyon
Serge Clément, Rosace, New York, Etats Unis, 1977
Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Le Réverbère, Lyon
Avez-vous des rituels photographiques ?
S.C. : J'ai différents rituels parce qu'il y a beaucoup de projets pour lesquels je m'installe dans une ville, quatre à huit semaines, je photographie huit à dix heures par jour, je marche beaucoup, je fais des espèces de cercles, je circule et ensuite le lendemain je recrée un deuxième itinéraire, un troisième... Mais souvent je réalise que quand je retourne sur les lieux ce n'est pas là que l'image que je vais rencontrer va être la plus forte ! J'ai compris il y a très longtemps qu'il faut être disponible au hasard de la rencontre. Je suis plutôt dans des émotions, des clairs obscurs, des rencontres, des lumières, des interrogations... et ça peut être de l'autre côté de la rue de l'endroit où je me suis rendu.
Côté matériel et côté tirage : comment travaillez-vous ?
S.C. : J'ai différents appareils, là j'ai un appareil numérique Leica et j'aime travailler avec des petits appareils. Je ne dis pas que je ne ferai plus d'argentique mais là je suis bien avec le numérique. Mon premier appareil photo était l'appareil d'un prof de mathématiques que je lui ai acheté quand j'avais 17 ans.
J'ai une chambre noire chez moi et ça fait longtemps que je développe moi-même. Ici en Europe il y a moins cette tradition. Les photographes font faire leur tirage, il y a des spécialistes qui tirent extrêmement bien. La tradition américaine s'explique souvent parce que les photographes américains avaient accès a des lieux, il y a de l'espace à la différence de l'Europe. Maintenant avec le numérique ça change un peu parce qu'il y a des lieux qui ont de l'équipement. Aujourd'hui je suis fier d'avoir une expérience de quarante ans de labo que je juge importante maintenant.
Quels sont les photographes qui vous inspirent ou vous ont inspiré ?
S.C. : Il y a des gens qui m'ont influencé mais je pense que j'ai une palette très large, il y a énormément de choses qui m'intéressent. Le premier livre photographique qui m'a bouleversé, c'est Nothing Personal de Richard Avedon avec un texte de James Baldwin sur l'Amérique et c'est un statement politique sur l'Amérique qui a été fait en 1964. Il y a des images de Noirs en esclavage, des images de gens du pouvoir, sur une page il y a le parti nazi et de l'autre côté c'est Ginsberg nu... Il y a une puissance dans ce livre là, c'est un ouvrage extraordinaire ! Après ça il y a eu Robert Frank, Paul Strand.... Ici en Europe, je dirai qu'il y a probablement Klein et Koudelka qui m'ont influencé. Depuis quinze ans la photographie japonaise me nourrit énormément, autant des jeunes que Moriyama, Tōmatsu qui sont plutôt les classiques des années 1960/1970 mais aussi Rinko Kawauchi, Takashi Homma... J'ai aussi aimé le travail de Winogrand, il y a une intelligence, une fraîcheur, une énergie, une vitalité absolument incroyable... Sinon j'ai vu Dirk Braeckman, au Bal, qui est dans un registre tout à fait à l'opposé ! Ça fait plus de vingt ans que je suis son travail, c'est un photographe extraordinaire ! Il imprime sur des papiers mats de très grand format, on est dans la grisaille mais ça fonctionne, c'est à la limite de tout mais c'est fantastique !
Nothing Personal, 1964 © Avedon
(Propos recueillis par Emilie Lemoine le 12/11/14)