© Sophie Calle / Adagp, Paris 2014, Courtesy the Artist & Galerie Perrotin
Bien connue, l'autoroute a pourtant inspiré Sophie Calle, Julien Magre, Stéphane Couturier, Alain Bublex et Antoine d'Agata de façons distinctes. Chacun, à leur façon, ont choisi d'exprimer leur créativité, et de réaliser un travail fascinant, exposé jusqu'au 26 octobre prochain au BAL, lieu bien connu de l'expression artistique.
Sophie Calle : Où pourriez-vous m'emmener ? / Migrants
Deux œuvres sont réunies dans celle que présente Sophie Calle dans le cadre de la commande photographique du BAL. La première, Où pourriez-vous m'emmener?, s'inscrit dans la continuité de la démarche artistique de Sophie Calle. Celle de l’interaction, de la confrontation, avec un public éclectique et curieux. Dans la nuit du 26 au 27 mars dernier, l'artiste s'est installée dans la cabine 7 du péage de Saint Arnoult. Grâce à des messages diffusés sur les écrans de l'autoroute et sur sa radio 107.7, Sophie Calle invitait les voyageurs à venir lui répondre à son « Où pourriez-vous m'emmener ? » « Le jour J, les automobilistes sont arrivés, Sophie Calle les attendait et leur offrait le péage si l'histoire était convaincante et s'ils acceptaient de l'emmener quelque part. Un écran présente quelques phrases que lui ont dits les automobilistes. Sophie a également été filmée de manière inattendue par les caméras de surveillance de Vinci. Elle s'est jouée de cet aléa. » explique Diane Dufour, co-commissaire de l'exposition et directrice du BAL.
Les automobilistes ont joué le jeu, et quelques phrases, cocasses ou poétiques, sillonnent l'exposition :
« Dans le coffre jusqu'au Mariott et demain en Virginie si vous avez un passeport sur vous et un carnet de chèques.
Au Formule 1 de Chilly-Mazarin, allez monte ! T'attends quoi ? On y va !
Au bout du bout du monde
Aux Seychelles mais les images suffiront, et vous irez rêver seule de votre côté
De l'autre côté
Loin, sauf que je ne vais nulle part. Et que si je ne trouve pas, je retournerai à Lille chez ma mère »
« Je ne suis pas vraiment partie pour partir, et quand je suis rentrée chez moi je me suis rendue compte que je n'étais pas vraiment partie. J'étais partie pour faire ce que j'ai fait ici, donc dans ce sens j'étais pas déçue, mais je me suis dit que j'aurai dû partir, vraiment. Un couple de petits vieux voulaient m'emmener dans leur campagne. Il fut un temps, j'y serai allée, donc ça m'a un peu inquiétée » (rires) Sophie Calle
Dans la seconde partie de l'oeuvre, Migrants, Sophie Calle a voulu montrer, grâce aux caméras de surveillance des autoroutes, la vie nocturne d'une toute autre population, les animaux. Un dispositif permet en effet aux biches, cerfs, lapins, qui vivent à proximité des autoroutes, d'exister en toute sécurité « Des caméras de surveillance les filment, afin de les observer, les contrôler, les recenser » précise Diane Dufour.
© Sophie Calle / Adagp, Paris 2014, Courtesy the Artist & Galerie Perrotin
Une idée sous-jacente politique, féministe peut-être ? « C'est ce que vous ressentez. Moi j'ai vu dans ces bêtes des animaux un peu pris au piège, effrayés, mais après je ne vous dit pas s'il faut penser que c'est politique ou pas, féministe ou pas. Si vous voyez des rapports, c'est qu'il doit y avoir quelque chose... » explique Sophie Calle. Une impression curieuse d'un univers nocturne, clôt, étrange …
Antoine d'Agata, Où le Seigneur a perdu ses chaussures
« Antoine d'Agata a fait ce journal autobiographique de 36 jours, il a passé 36 jours consécutifs sur cette autoroute de Paris à la frontière italienne à Nice sur les traces de ses origines italiennes puisqu'Antoine a des parents italiens, en passant par Marseille. Il a convoqué sa propre histoire en faisant un aller-retour permanent entre les paysages d'aires d'autoroutes sur lesquelles il s'arrêtait, et puis ce qu'il vivait dans le moment et le temps de ce journal, ce sont les images en noir et blanc. » décrit Fanny Escoulen, co-commissaire de l'exposition. En effet, le propos d'Antoine d'Agata se compose de diptyques en couleurs, et noir et blanc. Dans un format très réduit par rapport à ce que propose d'ordinaire l'artiste, la première image de cette composition est celle des arbres, de la flore qui compose les aires d'autoroutes. Armé d'une lampe de poche, Antoine d'Agata a réalisé ces images de nuit. Esthétiques et singulièrement éloignées du travail habituel, politique, ou personnel de l'artiste, elles soulignent une beauté artistique intéressante, et une démarche décalée.
© Antoine d'Agata / Galerie Les Filles du Calvaire / Magnum Photos
© Antoine d'Agata / Galerie Les Filles du Calvaire / Magnum Photos
L'autre partie de ces diptyques est composée d'images en noir et blanc totalement symétriques à l'art bien connu de l'artiste. Personnelles, elles tranchent avec les couleurs éclatantes des arbres autoroutiers, mais le tout s'assemble parfaitement pour donner une linéarité au journal qu'a réalisé Antoine d'Agata. « Ces images noir et blanc sont très autobiographiques comme on peut les connaître d'Antoine d'Agata, des images de lui, de la femme avec qui il avait une relation à ce moment-là, de ces filles et de sa mère puisque ce journal est une évocation de son passé et de toute son histoire familiale, de ses parents, son père qui envoyait des lettres à sa mère lorsqu'ils étaient jeunes mariés, et aujourd'hui sa mère qui a perdu son époux il y a quelques années. » explique Fanny Escoulen.
Une déambulation dans le monde d'Antoine d'Agata, certes, mais qui surprend, cette fois.
Claire Mayer
Alain Bulbex : L'optimisme au départ n'est plus de saison
Qui de mieux pour traiter du thème autoroutier qu’Alain Bublex, artiste contemporain spécialisé dans les moyens de transport et l’architecture. Ce Lyonnais, ancien designer de chez Renault, est à l’origine d’un travail conceptuel et, tel un chantier routier, en perpétuelle évolution. Son œuvre, « L’optimisme au départ n’est plus de saison », se voit initiée par cette carte blanche et donne naissance à des compositions à mi-chemin entre photographie documentaire et modélisation de designer. Pour résumer, et selon les mots de Diane Dufour, directrice du Bal, l’artiste « arrête le flux des choses pour laisser la place au jeu », il « détourne les panneaux la où on ne peut le faire… ».
De la sorte, Alain Bublex découvre « des paysages plein d’artifices » et propose une réalité qui « ne semble pas être précisément celle que nous voyons », selon le texte de présentation de l'exposition. Avec en tête l’intérêt pour « l’objet technique autoroute, l’infrastructure dans un pays », il part à la recherche d’un « territoire appart ancré dans un territoire global ». A ses yeux, l’autoroute est « un espace avec des règles particulières. […] Quand on circule dessus on est mis à distance du paysage, […] on est dans une double vision : sa propre vision en déplacement et celle du paysage au loin ». En résumé, l’autoroute s’impose comme un espace en vase clos ne permettant pas la communication avec le monde, un instant hors du temps au cours duquel « chaque image existe pour être remplacée par la suivante, on ne s’y arrête jamais ». Et c’est explicitement pour cette raison, qu’Alain Bublex décide de s’arrêter sur l’objet en lui-même.
© Alain Bublex/ Adagp, Paris, 2014
Courtesy Galerie GP&N Vallois, Paris
© Alain Bublex/ Adagp, Paris, 2014
Courtesy Galerie GP&N Vallois, Paris
Contrairement à son Mont Fuji (2009), il propose de rendre le paysage tel quel, et se concentre sur l’autoroute en lui donnant son propre style. De ce dialogue entre photographie et espace il dit : « je trouve plus intéressant de dessiner l'autoroute elle-même, dans une image documentaire de masquer la partie qu'on documente. On ne voit plus l'autoroute, elle est masquée par un dessin de l'autoroute, mais ce trompe l'œil, permet de simplifier le réel et de le reconstituer tel qu'on le connait. On perd en qualité sensible […]mais on la remplace par ce qui est intelligible, par ce qu'on sait de l'autoroute. Finalement, on voit mieux l’autoroute que sur l’original ». En effet, « les paysages d’Alain Bulbex sont refabriqués pour qu’on les ressente mieux, pour qu’on en ressente plus fort le côté onirique, fantastique, fictionnel : pur paysage moderne. Pure construction d’espace », explique Philippe Azoury, journaliste, avant d’ajouter : « La toute puissance du faux des paysages d’Alain Bublex laisse en nous une impression d’exactitude ».
Pour finir, la photographie se voit accompagnée d’une scénographie impliquée et elle aussi, révélatrice. Pour l’artiste, « il y a un dialogue entre la photographie et l'espace dans lequel on se trouve ». Un fois de plus l’artiste désire « peindre les murs pour les faire revenir », simplifier pour mieux pénétrer, croquer pour mieux assimiler.
Stéphane Couturier, Landscaping - Autoroute A89
Avec Landscaping – Autoroute A89, un polyptique grand format dressant le portrait de l’autoroute entre Clermont-Ferrand et Lyon, à Tarare, Stéphane Couturier se détourne quelque peu de ses « kaléidoscopes », et propose un travail de « fragmentation du paysage ». La prise de vue s’effectue en suivant toujours le même schème : depuis le paysage et à 45°. Il explique : « on part du sol à quelques mètres devant, ce qui constitue un ancrage dans le terroir. On est dans les pays de France avec des prés, des taillis, des forets. Puis on déroule le paysage en passant par l'autoroute, jusqu'aux arrières-plan et l'infini du ciel ».
© Stéphane Couturier, Courtesy Galerie Polaris
Ainsi, le photographe donne naissance à une trentaine de clichés tout en longueur et formant un polyptique, il « recompose un paysage mental […] une vision cérébrale du paysage ». Le tout dans un grand format permettant de « détailler chacune des parties de chacun des fragments comme source de documentation, de lisibilité, de chacun des détails contenus dans l'image ». En effet, la forme et le format viennent montrer « comment cette nouvelle trame vient s'ajouter à la trame des infrastructures précédentes. Comment elle vient perturber le paysage et en même temps le structure ». En cela, l’œuvre de Stéphane Couturier pose des questions, elle s’interroge sur la place de l’autoroute dans un paysage, sur la place de la modernité dans le passé. La réponse ? Elle apparaît évidente lorsque le photographe évoque « une structure parmi d’autres appartenant à un tout » et « l’interchangeabilité » des panneaux pouvant « être déplacé en fonction des envies ».
En effet, si le photographe Raymond Depardon remarque le « désordre de l’enchainement des panneaux », ce n’est pas le cas d’un néophyte. Mais, en réalité, peu importe la hiérarchie, l’essentiel reste le portrait d’une autoroute. A Philippe Azoury, journaliste, de conclure : l’œuvre de Stéphane Couturier nous fait « plier nos vieilles habitudes de vision à une force motrice que notre corps ne sait pas encore enregistrer, mais pour laquelle on donnerait volontiers quatre roues et dix chevaux pour qu’elle nous propulse plus loin encore. Où ça ? Dans une zone où voir est devenu le synonyme d’une explosion ou d’une découverte».
Julien Magre : Troubles
Une fois de plus, Julien Magre voyage en famille avec Caroline, sa femme, ainsi que Louise et Suzanne, ses deux filles. A l’occasion de la série Troubles, tous prennent l’autoroute, explorent la notion « d’aller-retour » et dévoilent au grand jour les mystères d’aires de repos, « ces territoires autarciques » choisis au hasard. Tout comme Raymond Depardon, président de l’Association des Amis de Magnum et initiateur du Bal, préfère le « temps faible » au « temps fort » de Robert Capa, Julien Magre choisit les « entre-moments d’un voyage », selon ses propres mots. Il se focalise non pas « sur le mouvement de la voitures mais sur son repos, la pause », celle des enfants qui trépignent dans la voiture. Il en dit : « j'ai construit des imagements mentaux mis en image et qui pouvaient être associés à une pensée d’enfant ».
Peu à peu, Troubles dévoile « l’étrange » de la situation, « le fantasque ». La série offre à voir des photographies de vie : la lecture d’une carte sur une table de station de repos, des jeux d’enfants, une femme endormie … entrelacées avec des clichés plus singuliers, plus inhabituels et pourtant « sans trucage ni aberration »: une voiture baignée lumière rouge, une biche allongée aux faux aires de William Eggleston … Du reste, de ce dernier on ne retrouve pas seulement le cervidé mais aussi la pratique. En effet, Julien Magre capte le quotidien dans sa polysémie, sa banalité et ainsi il révèle son étrangeté. Tandis que le photographe dérape, les mots de Mark Holborn ne concernent plus seulement William Eggleston : «La banalité de ces sujets est trompeuse, il y a un sentiment de danger menaçant caché derrière ces images».
© Julien Magre
© Julien Magre
Le tout s'avère accompagné d'une scénographie forte comprenant « Des scans de « pola », des résidus de polaroids qui surgissent de manière fantomatique et donnent des signes aux spectateurs. […] quelque chose peut ou a pu se passer ici », explique le photographe avant d’ajouter « mystiques, ces images sont en train de disparaître ».
Depuis sa forme jusque son fond, Troubles se donne des allures de thriller horrifique. L’autoroute de Julien Magre est absente et pourtant déroutante et angoissante puisqu'elle signe le « basculement [de la normalité] dans le fantasmagorique ».
Laura Béart-Kotelnikoff
La making off du projet est à découvrir ici !
http://vimeo.com/105353973">S'IL from http://vimeo.com/105353973">S'IL on http://vimeo.com/105353973">S'IL.