Pierre Jamet - Grève des cimentiers, Cha tenay-Malabry, 15 juin 1936. © Coll. Corinne Jamet Vierny
Pavillon Populaire de Montpellier Esplanade Charles de Gaulle 34000 Montpellier France
L’usage et la diffusion de la photographie évoluent considérablement au cours des années 1930 grâce à la nouvelle génération des appareils photographiques légers et facilement maniables (Leica, Retina, Rolleiflex), à l’audience des journaux (Paris-Soir, Le Populaire, L’Humanité) et des magazines (Vu, Regards, Voilà, Miroir du Monde) qui remplacent les illustrations d’antan (dessins et caricatures) par des témoignages photographiques, et aux initiatives d’agences promptes à répondre aux besoins de la presse (Alliance Photo, Rapho, Keystone, Meurisse, Rol, Trampus). Conjointement, les professionnels de l’information profitent des progrès techniques de transmission (par bélinographe) et d’impression (en rotogravure) des images. La dynamique de ces secteurs offre des débouchés aux jeunes photographes venus d’Allemagne ou d’Europe de l’Est (Robert Capa, David Seymour) qui, à l’instar de plus en plus de Français (Henri Cartier-Bresson, Gaston Paris, Marcel Cerf), optent pour le photojournalisme : ensemble, salariés ou indépendants, ils mettent l’actualité « à la portée de l’œil » et fournissent aux quotidiens, aux périodiques, des instantanés « sur le vif ». Comme les reporters privés de signature Ŕ les photos reproduites sont rarement signées --, ils font face à l’histoire et l’histoire, en France, entre 1934 et 1938, c’est d’abord l’émergence et le développement du Front populaire que La Volonté de bonheur permet de suivre, de visualiser, de la rue à l’isoloir, de l’usine au Palais-Bourbon, de l’hôtel Matignon aux guichets de la SNCF. Des photographes multicartes, moins connectés aux événements du jour, tels André Kertész, François Kollar et Willy Ronis, répondent eux aussi aux demandes de la presse.
Andre Kerte sz - Manifestation des gre vistes de Renault, Montrouge, c. 1934-1935.
© Ministe re de la Culture-Me diathe que du Patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais.
Déclenchées par les ligues d’extrême droite opposées aux alliances parlementaires à bout de souffle et aux autorités gouvernementales impuissantes à juguler la récession, les unes et les autres affaiblies par des scandales financiers (le dernier en date étant l’affaire Stavisky), les émeutes du 6 février 1934 font réagir les masses antifascistes qui, le 12, provoquent une onde de choc en défilant, solidaires, entre Bastille et Nation, et en scandant « Unité ! Unité ! ». Alors que provocations, altercations et attentats se multiplient, stimulés par la presse d’opinion qui électrise les exaspérations, les états-majors des partis et des syndicats de gauche prennent conscience de l’opportunité de consolider leur électorat et de se fortifier en formant une coalition. La signature par la SFIO et le Parti communiste d’un pacte d’unité d’action, le 27 juillet 1934, ne freine pas les ouvriers et employés frondeurs qui, galvanisés par une possible « victoire de la misère », participent en grand nombre à des manifestations protestataires et commémoratives. Suite au ralliement du Parti radical, les forces favorables à un partage plus équitable des richesses constituent le Rassemblement populaire et s’entendent sur un programme commun. Confortées par la fusion des syndicats CGT et CGTU, inquiètes d’une conjoncture internationale Ŕ régentée par les fanatiques Hitler et Mussolini -- de plus en plus belliqueuse, elles se mobilisent tant à Paris qu’en province pour revendiquer « le pain, la paix, la liberté ».
L’élan protestataire des opposants aux pouvoirs en place culmine le 3 mai 1936 avec la victoire électorale des partis socialiste, communiste et radical réunis dans le Front populaire, suivie par la formation d’un gouvernement présidé, pour la première fois dans l’histoire de la République, par un socialiste (Léon Blum) et par la signature des accords Matignon qui réduisent la semaine de travail à 40 heures, accordent une augmentation de 7 à 15% des salaires et deux semaines de congés payés, et instaurent des conventions collectives complétées par l’élection de délégués du personnel.
Anonyme - Agence Meurisse, Gre vistes dans une blanchisserie, environs de Paris, 22 juin 1936.
© Coll. L'OURS, Paris
Ces accords ne font pas lâcher prise à la classe ouvrière : après avoir exprimé son espoir dans les urnes, elle réaffirme sa détermination dans les usines où elle accentue la pression sur les élus, les propriétaires et les patrons. La spontanéité et l’ampleur de grèves tous azimuts (de la grande entreprise au petit commerce) surprennent d’autant plus qu’elles sont durcies par d’inédites occupations des lieux de travail. Au mépris des « deux cents familles » et autres puissants fortunés, les grévistes conscients de leur force (estimés à deux millions à l’apogée du mouvement) répondent par une ténacité sans faille jusqu’à ce que les promesses faites au sommet se concrétisent à la base. Simone Weil partage avec eux « une joie sans mélange ». Les résistances de certains dirigeants ne les dispensent pas de faire finalement d’essentielles concessions. Plus de 5 000 conventions collectives amélioreront les conditions de travail de salariés soustraits, comme s’en réjouit le président du Conseil, « à la dépendance abusive et à l’arbitraire patronal ».
Les satisfactions éprouvées par les militants du Front populaire Ŕ et ses sympathisants qui apprécient le « supplément de vie » qui leur est offert -- sont de courte durée : l’inflation, la fuite des capitaux, la dévaluation du franc, l’antisémitisme et les diffamations outrancières, le suicide du ministre de l’Intérieur, Roger Salengro, la peur des proches totalitarismes, la fracture entre les pacifistes à tout prix et les patriotes prêts à prendre les armes face au Führer, au Duce et au Caudillo, ainsi que la sanglante bataille en Espagne entre les républicains du Frente popular (soutenus par le PC français) et les réactionnaires enrégimentés par Franco compromettent les progrès accomplis au cours de 1936. Du fait, principalement, de la neutralité gouvernementale vis-à-vis de la guerre civile espagnole, et de ses politiques budgétaire et financière, le Front populaire se fracture dès 1937, puis se déchire en 1938. L’union pugnace du peuple de gauche, à l’origine de l’« embellie », prend fin dans les désillusions.
Les photographes qui assistent aux meetings, aux manifestations, aux cortèges et aux grèves « sur le tas » associent au jour le jour les lecteurs de la presse à la vie de la nation ; ils identifient les leaders politiques (Léon Blum, Maurice Thorez, Édouard Daladier, Marcel Cachin, Jean Zay, Léo Lagrange) et enregistrent les pulsations, les émois et les heurts de la vie publique. Réactifs, factuels, ils renouvellent leurs champs de vision. Ils sont des maillons décisifs de la mutation médiatique qui permet aux lecteurs d’éprouver ce qu’éprouvent ceux qui luttent pour un progrès social : assurant la jonction entre les articles (récits et opinions) et les reportages photographiques, la nouvelle presse enrichit les narrations, améliore l’appréciation des faits, donne du corps à la poussée d’adrénaline qui exalte la lutte des prolétaires. Même si elle manipule Ŕ plus ou moins Ŕ ceux qui la font vivre, elle les intègre dans la vie politique, économique et sociale, en même temps qu’elle inscrit le Front populaire dans une mémoire collective plus que jamais visuelle.
Pierre Jamet -Joyeuse tablée a l'auberge de jeunesse de Villeneuve-sur-Auvers, 1937.
© Coll. Corinne Jamet Vierny
La photographie qualifie aussi bien les grèves « corporatives » que les premiers congés payés et la socialisation des loisirs sportifs, culturels et festifs qui ouvrent des horizons nouveaux aux classes populaires. Elle accompagne l’effervescence littéraire (André Malraux, André Gide, Louis Aragon) et artistique (en particulier le jeune cinéma parlant, Jean Renoir en tête, et, grâce à la TSF et au phonographe, les vedettes de music-hall). Elle conforte le retentissement de l’Exposition internationale « Arts et techniques dans la vie moderne » qui accueille plus de 31 millions de visiteurs. Elle fait partager le succès des auberges de jeunesse et les réjouissances chantées et dansées Ŕ si bien photographiées par Pierre Jamet Ŕ de ceux qui vont «au-devant de la vie». Autant dire: la démocratisation du tourisme, des vacances, le droit à un peu plus de bonheur. Elle fait transparaître ce que François Maspero appelle la « fraternité de masse ».
La présentation de unes de quotidiens, de couvertures et de pages intérieures de périodiques -- qui vont de pair avec les reportages photographiques -- rend probant l’essor simultané du photojournalisme
et de la presse illustrée. Une bande son (extraits de discours et de chansons de l’époque) donne une voix au Front populaire et rappelle l’air du temps. Associée aux touches d’histoire que sont les photographies, elle remémore elle aussi ces années mémorables qui influenceront les transformations de la société française dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Plus de 200 documents et photographies de Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, Marcel Cerf, Robert Doisneau, Nora Dumas, Gisèle Freund, Albert Harlingue, Pierre Jamet, André Kertész, François Kollar, Sam Lévin, Eli Lotar, Gaston Paris, Willy Ronis, David Seymour (Chim), Fred Stein et d’autres, identifiés ou anonymes.
Pierre BORHAN
Commissaire de l’exposition