Dorothea Lange est une photographe américaine née le 26 mai 1895 à Hoboken (New Jersey) aux Etats-Unis, décedée le 11 octobre 1965.
Ses travaux les plus connus ont été réalisés pendant la grande dépression dans le cadre d'une mission confiée par la Farm Security Administration (FSA).
Dorothea Lange commence sa carrière à New York avant de s'installer à San Francisco où elle ouvre un studio de portrait en 1918. C'est la Grande Dépression qui la pousse à déplacer son champ d'action vers la rue.
Ses photographies poignantes des sans-abris attirent l'attention de la Resettlement Administration qui la recrute en 1935 et publie ses clichés de la pauvreté et de la détresse qui touchent alors violemment les États-Unis dans les journaux de tout le pays. Les clichés étant propriété de l'État, ils sont publiés sans demande de paiement, ce qui contribue à leur propagation rapide et à faire d'eux des icônes de l'entre-deux-guerres américaine.
Il est difficile de parler de photojournalisme sans parler de la crise de l'entre-deux-guerres américaine. Celle-ci marque un tournant radical à la fois dans l'histoire des États-Unis et de la photographie d'information. Mais il est encore plus ardu de parler du photojournalisme de l'entre-deux-guerres sans parler de la Farm Security Administration et de Dorothea Lange.
Les années qui suivent le krach boursier du 24 octobre 1929 sont surnommées « the bitter years » (« les années amères ») : le krach entraîne une crise économique sans précédent en Amérique aggravée par une sécheresse dans les états du sud. Les immigrants qui débarquent d'Europe à la recherche du rêve américain, ou fuient les régimes politique communiste et nazi en Europe de l'Est, trouvent en Amérique une situation économique plus désastreuse encore. C'est dans l'Amérique rurale que la situation est la plus alarmante : la sécheresse empêche les paysans d'effectuer leurs récoltes et engendre une crise grave de l'emploi. Les chômeurs errent dans les villes, à la recherche de soupes populaires ou de petits boulots quelconques, désœuvrés, ou se retrouvent sur les routes, vont de ville en ville. Ils recherchent du travail chez les propriétaires terriens, dans les coopératives. On les appelle des migrants. Ils s'installent dans des camps de fortune, sans eau potable, tournent en rond.
Le gouvernement de Franklin Delano Roosevelt, fidèle à sa politique keynésienne du New Deal, crée en 1935 la Resettlement Administration pour prélever des renseignements sur le terrain : la direction en est confiée à Roy Stryker. En 1935, Dorothea Lange est en Californie à titre d'assistante de son mari, Paul Schuster Taylor qui travaille pour la Resettlement Administration : elle est chargée de prendre des notes, de discuter avec les migrants et, accessoirement, de prendre des photographies. Il se trouve que le premier rapport qui résulte de cette collaboration rencontre un franc succès politique, et passe même entre les mains d'Eleanor Roosevelt ; un financement de $20000 est débloqué pour construire le premier camp de migrants de Marysville (Californie) en octobre 1935. Les photos de Lange sont appréciées pour leur justesse et leur pouvoir évocateur : elles plaisent aux lecteurs et aux éditeurs de la presse nationale. Désormais, le champ d'action du couple Taylor-Lange s'étend à l'Arizona, au Nevada, au Nouveau-Mexique et à l'Utah, en plus de la Californie.
La prochaine mission de Lange se déroule dans le cadre de la Federal Emergency Relief Administration (FERA) qui a fondé le camp de Marysville. Son employeur direct est la Rural Rehabilitation Division qui prendra le nom de Relief Administration puis de Farm Security Administration (FSA). L'entreprise est dirigée par Rexford Guy Tugwell, audacieux et brillant économiste de l'Université de Columbia et membre du Brain Trust de Roosevelt. Ceci est vécu comme une trahison de la part des propriétaires terriens qui voient dans les aides aux pauvres une motivation « socialiste ». Tugwell est un collègue de Stryker, qui prône l'utilisation de la photographie pour obtenir le soutien des sphères politiques et financières : il faut convaincre le cœur, l'intelligence et la conscience, et la photographie est le meilleur média pour y parvenir.
Cependant, Tugwell et Stryker ne connaissent par grand chose à la photographie ; ils disposent d'un budget minuscule et d'objectifs peu précis. Leur but est simplement d'obtenir des documents prouvant la gravité de la situation. Il est assez amusant de constater les talents que réunit l'équipe de la FSA : de celle-ci émergeront un certain nombre de grands maîtres de la photographie tels que Walker Evans, Russel Lee, Arthur Rothstein et Ben Shahn. C'est grâce à la conjugaison de leurs talents que l'on peut aujourd'hui qualifier la FSA de « mythique ».
Tugwell se rend compte de la valeur des compétences qu'il a à disposition et il a probablement l'intuition que lui et son équipe disposent d'un point de vue privilégié pour informer l'Amérique de l'ampleur de la crise qu'elle traverse. On peut cependant imaginer les conflits qui peuvent exister entre Stryker et les photographes du terrain : Stryker a une attitude très rationnelle vis-à-vis des images qui doivent selon lui être informatives et neutres, et il vérifie systématiquement les négatifs pour vérifier qu'ils ne sont pas pervertis en « art ». Cependant, si Lange n'a pas encore conscience de la valeur artistique de son travail, son but est de photographier des gens inextricablement pris dans une situation économique qui la révolte. Ses photographies portent donc un jugement clair, le sien propre, et c'est heureux puisque sans cela elles n'auraient pas eu un tel impact social et politique.
De nombreux photographes ont failli passer à la postérité comme les auteurs d'une seule photographie ; ce fut le cas de Robert Capa, avec son soldat espagnol mais aussi de Dorothea Lange avec sa Mère migrante (Migrant Mother).
Beaucoup de détails concernant la prise de cette photographie ont été recueillis. Lange revient au printemps 1936 d'une mission en solitaire pour la FSA, le coffre chargé de pellicules, lorsqu'elle dépasse un panneau indiquant un camp de ramasseurs de petits pois. Pendant trente kilomètres elle se demande si elle ne devrait pas faire demi-tour, ce qu'elle se décide finalement à faire. C'est là qu'elle rencontre Florence Owens Thompson. Elle est mariée et a sept enfants qui se nourrissent comme ils peuvent, de trouvailles. Ils ne peuvent plus partir car ils ont vendu les pneus de leur voiture. Lange s'approche et prend cinq clichés en dix minutes. Elle parle avec la femme qui lui donne son âge, 32 ans, et lui explique tout cela. Dorothea Lange s'approche graduellement et réalise ce portrait.
Cette scène véhicule des valeurs universelles : la photo aurait pu être prise à n'importe quelle époque, n'importe où dans le monde. Elle ne donne aucune information concernant le lieu et la date : elle aurait pu être prise lors du tremblement de terre de Los Angeles, sur le port de New York, après les attentats du 11 septembre 2001, dans une cage d'escalier de la région parisienne. De fait, cette image fait désormais partie de l'inconscient collectif, transcendant ses contingences temporelle et spatiale.
La mère protège ses enfants en faisant face à l'inconnu, qui se trouve derrière la photographe. Elle est inquiète mais résolue. L'image est silencieuse et provoque chez l'observateur une sorte d'angoisse sourde renforcée par une structure fort simple qui lui confère un pathos limité et calme, presque discret.
La photographie provoque la colère de Stryker lorsqu'il apprend que Lange l'a retouchée en y obscurcissant le pouce qui se trouve dans le coin inférieur droit. Ce pouce aurait introduit une note comique dans la photo qui aurait détonné avec le reste de l'image, mais Stryker, en tant qu'agent de l'État, veille sans cesse à ce que la réalité soit rapportée avec exactitude. On peut rétrospectivement affirmer qu'en retouchant ainsi sa photographie, Lange franchit le pas qui sépare l'observation neutre et désintéressée de l'art.