A corps rompu - 2015 © Fatima Mazmouz
Commençons d'abord par quelques mots sur l'exposition avant de se pencher sur les origines de votre art. Comment est né ce projet « A corps rompu » ? Et qu'y montrez vous de votre travail ?
« A corps rompu » est un projet qui regroupe des travaux depuis 2005 autour de la question de l’avortement et, d’un point de vue plus large, qui met en scène la question des ruptures. Ce projet arrive après le corpus « Le corps pansant » qui mène une réflexion autour du corps de la grossesse, « un corps/transition » permettant un espace de déconstruction. « A corps rompu » propose des séries de photographies comme Les Ustensiles, les Autoportraits, En Maille Otages, une vidéo intitulée « L’expulsion » ou encore une installation de fœtus en crochet.
A corps rompu - En Maille Otage - 50cm /75cm - 2015 © Fatima Mazmouz
A corps rompu - 2015 © Fatima Mazmouz
A ceux qui n'ont pas encore la chance de vous connaître, dites-nous, Fatima Mazmouz : d'où venez-vous et où allez-vous ?
Je suis née à Casablanca en 1974 et suis arrivée en France la même année. Des allez retours constants - réels ou fictionnels - entre le Maroc et la France ont structuré ma vie. Issue d’une culture de l’entre deux, je poursuis ma route dans les sphères d’une traversée…
En quoi ces origines ont-elles été déterminantes dans votre parcours ? En quoi les avez-vous également transcendées en tant qu'artiste ?
Mes origines sont déterminantes dans mon parcours comme pour tout un chacun face à son héritage culturel quel qu’il soit et quelle que soit son origine. Ma double culture m’a alimenté et m’a offert une richesse. Seulement cette double culture est aussi porteuse de rapport de force antagoniste dans le contexte post-colonial dont il a fallu sortir et dont il a fallu déconstruire tous les systèmes de domination culturelle que ces rapports entretiennent. Mes engagements politiques et artistiques sont portés par cette question de la réparation, fondamentalement liée à la valeur compréhension, sans pour autant les réduire à cela non plus. C’est une étape nécessaire.
On évoque beaucoup le « multiculturalisme » quand on commente votre travail, pourriez-vous nous donner votre définition de ce mot et nous dire en quoi cette notion est au cœur de votre démarche ?
Cette notion est au cœur des projets « Super Oum » et « Le corps pansant » qui visaient à redonner de la visibilité et un espace légitime aux multiculturalismes dénigrés, instrumentalisés, voire condamnés par certains politiciens. Je mets dans le terme « multiculturalisme » le simple fait de pouvoir vivre dans sa liberté profonde les différents corps culturels qui nous habite. « Super Oum », « Les compatrimentations », ou encore la série de photographies « Bandes pansantes » mettent bien en valeur ces évidences multiculturelles propres à l’humain et intrinsèques à l’identité de chacun. C’est « Super Oum » qui a révélé ces questions liées aux multiculturalismes, dans un élan de résistance profond aux morcellements identitaires et à l’engloutissement psychologique.
A corps rompu - 2015 © Fatima Mazmouz
Dans un entretien avec la journaliste Claire Nini* , vous dites : « Mon engagement artistique et politique sont profondément liés. » Qu'entendez-vous par là ? Comment se manifeste concrètement cet engagement ?
Cet engagement se manifeste pour commencer par une prise de position. Mes travaux sont des Icônes de Résistance que ce soit les « Super Oum», les «Utérus »... Ils représentent un moyen de faire de la politique en commençant par une sorte de réécriture et une réappropriation de l’histoire. Ensuite, en dehors de ces questions liées au multiculturalisme, il y a mon engagement féministe. Pour prendre exemple sur l’exposition « A corps rompu », il y a une réelle implication sur la place publique depuis un certain temps autour de la question de l’avortement, avec des tables rondes dans des lieux spécifiques comme le planning familial, etc.
Comment l'humour est-il devenu un outil important voire indispensable dans votre travail ?
L’humour est pour moi la seule emprise sur le réel que nous pouvons avoir. Au-delà d’une soupape indispensable dans les moments de turpitude et d’oppression, il permet une distance avec la chose en question. Pouvoir rire de tout, même de ces propres ruptures est nécessaire et évident pour ne pas tomber dans un récit victimaire qui serait de toute façon fictionnel et déconnecté de la (ma) réalité.
En parcourant votre œuvre, je n'ai eu de cesse de penser à ORLAN qui ,comme vous, parle du corps, des femmes, de l'émancipation, tout en étant sa propre matière. Que pensez-vous de ce rapprochement ? Qu'est-ce qui vous réunit ? Qu'est-ce qui vous sépare ou du moins vous différencie ?
Effectivement, j’apprécie la liberté d’ORLAN avec son corps. Je me reconnais dans son rapport à l’émancipation surtout dans l’espace du politique ainsi que son rapport à la dérision. Ce qui nous réunit, c’est certainement cette volonté de faire de la politique avec son corps, que ce soit dans l’espace privé comme dans l’espace publique. Ce qui nous sépare, c’est peut-être la place que j’accorde depuis le début à l’expérience de l’intime (conscience du corps). Cette phase d’introspection écoute le corps avant même ce que le « je » a à dire, et se traduit par des allez-retours entre intériorité/extériorité du corps, entre l’intime et le politique, qui sont essentiels dans la construction de ma démarche aujourd’hui.
A corps rompu - Ustensiles - 40/60cm - 2006 © Fatima Mazmouz
Vous êtes « photographe-plasticienne, auteure de performances, conférencière, écrivaine », mais j'aimerais que l'on revienne sur le médium photographique. Comment l'avez-vous apprivoisé ? Comment l'appréhendez-vous ?
La photographie est l’outil principal de mon travail. Il est le révélateur. Il est celui qui me fait accoucher de mes idées. L’appareil photo est cette autorité absolue qui me permet d’avancer.
Quels sont vos projets à venir ?
La deuxième partie de « A corps rompu » sur le politique sera présentée à l’automne à la galerie Kulte chez Yasmina Naji à Rabat. Et dans le prolongement de la déconstruction, le projet « Dar Beida Hobi » (« Casablanca, mon amour ») mettant en place la mémoire de mon père et le corps dit « colonial », à travers le Casablanca des années cinquante, est en cours d’exposition à Marrakech chez Nathalie Locatelli dans sa galerie de photographies - la Galerie 127.
* Entretien Fatima Mazmouz avec Claire Nini - Le 5 Mars 2017 - Claire Nini est diplômée de Sciences Po, commissaire d’expositions et journaliste culturelle, spécialiste de la création contemporaine africaine et de sa diaspora, elle collabore régulièrement avec Afriques in Visu, Diptyk, IAM et a travaillé au Tchad, au Mali et en Angola. Elle réalise une thèse sur les femmes artistes contemporaines africaines à l’EHESS.