© Erwin Blumenfeld - The Estate of Erwin Blumenfeld
Parlez-moi de votre grand-père. Il a eu une multitude de vies !
Nadia Blumenfeld Charbit : Il est né à Berlin en 1897 et est décédé à Rome en 1969. Il a fait la Première Guerre Mondiale en France en tant que soldat allemand, puis a vécu en Hollande pendant 17 ans. Sa femme était hollandaise, ils ont eu trois enfants, dont mon père. Il est ensuite venu à Paris en 1935 pour faire une carrière de photographe de mode, et fut introduit chez Vogue par Cecil Beaton, à l'époque où il ne faisait que des photos en noir et blanc. On retient sa photo de Lisa Fonssagrives sur la tour Eiffel. En 1939, la Guerre est arrivée, et étant juif et allemand il risquait d'être enfermé dans un camp d'internement. Il s'est alors réfugié en Bourgogne mais fut interné en 1940. Il parvint à s'enfuir et retrouva sa famille à Marseille. Ensemble ils réussirent laborieusement à rejoindre les Etats-Unis en août 1941. C'est là que l'exposition commence.
Pouvez-vous me présenter l'exposition « Studio Blumenfeld : New York 1941-1960 » ?
NBC : Il s'agit ici de tirages de photographies faites par mon grand père, essentiellement en couleurs, prises aux Etats-Unis entre 1941 et 1960. Il était ravi de commencer à faire de la photographie en couleur. Il aura fait plus d'une centaine de couvertures pour Harper's Bazaar, Vogue, Glamour, Cosmopolitan, etc. A l'époque, les magazines gardaient les originaux pour leurs propres archives. Ce sont des ektachromes qui font 20x25 cm, prises avec un Deardorff. Ce sont comme de grandes diapositives transparentes.
© Erwin Blumenfeld - Dame au Camelia - 1943 - The Estate of Erwin Blumenfeld
Etaient-elles bien conservées ?
NBC : Pas du tout, l'ektachrome est très instable et les photos avaient été gardées dans des conditions épouvantables dans le studio, avant que son assistante ne me les donne. Elles étaient devenues rosées, il était impossible de tirer ces photos telles quelles, il y a alors eu un gros travail de de numérisation pendant quatre ans au laboratoire du Musée Nicéphore-Niépce à Chalon-sur-Saône.
Vous avez sélectionné, vous et le co-commissaire François Cheval, près de deux cent œuvres parmi toutes celles dont vous avez héritées. Comment s'est déroulée la sélection ?
NBC : L'exposition se concentre sur les clichés en studio. Nous avons fonctionné au coup de cœur, en décidant de ne pas exposer de manière chronologique mais par thème. Nous avons regroupé les photos s'inspirant d'oeuvres d'art, celles prises avec un filtre, celles qui montrent les décors du studio (il aimait photographier les lampes par exemple), ou encore les photos expérimentales (jeux de miroir, kaléidoscopes, superpositions de négatifs et de plans-films...). Nous voulions de la joie et de la couleur.
© Erwin Blumenfeld - The Estate of Erwin Blumenfeld
Y a-t-il une photo que vous préférez particulièrement ?
NBC : Celle qui me plaît le plus est une photo de 1950 de Dovima, une mannequin qui est ensuite devenue très célèbre. Ma mère était à l'époque chez Vogue comme éditrice des mannequins, elle l'a trouvée dans la rue et elle l'a fait monter dans le studio de Blumenfeld. La photo contient un filtre, mon grand-père utilisait beaucoup de verre dépoli. Cette photo n'est pas parue dans Vogue mais une autre image de cette série a été publiée, celle-ci sans filtre, si bien que les deux photos qui présentent pourtant la même mannequin habillée de la même manière ne se ressemblent pas.
Comment avez-vous travaillé la scénographie de la salle d'exposition ?
NB : L'espace n'est pas gigantesque mais nous voulions faire une belle présentation. Le scénographe, Vasken Yéghiayan, a eu l'idée de boites lumineuses pour rappeler les ektachromes et kodachromes. Au milieu de la pièce, nous avons disposé une structure inspirée d'un paravent que Blumenfeld avait dans son studio, qui était composé uniquement de photographies en noir et blanc.
© Erwin Blumenfeld - Le Poudrier pour Elizabeth Arden - 1955 - The Estate of Erwin Blumenfeld
En quelques mots, comment décririez-vous le travail de votre grand-père ?
NBC : Créatif. Innovant. Limite kitsch. Un peu moqueur. Varié. Souvent beau.
Votre grand-père s'inspirait beaucoup de l'art en général ?
NBC : Il a fait partie du mouvement dadaïste dans les années 1920 où il s'inspirait de figures comme Charlie Chaplin. Il était également très attaché à la culture classique occidentale, particulièrement à la peinture classique. Plus tard, il s'est amusé à recréer des tableaux comme La jeune fille à la perle, et appréciait beaucoup Raphaël, Bruegel ou Vermeer. En 1948, il a dit dans une interview vouloir « faire entrer l'art en contrebande », signifiant qu'il désirait garder un aspect artistique dans ses photos malgré les nombreuses contraintes imposées par les publicitaires.
© Erwin Blumenfeld - The Estate of Erwin Blumenfeld
Avez-vous des souvenirs avec lui ?
NBC : J'ai de très bons souvenirs de lui, nous passions toutes nos vacances ensemble à Long Island ou sur la côte du New Jersey. Avec ma mère, nous allions souvent le voir dans son studio, il me laissait secouer les bacs dans le laboratoire photo. En grandissant je suis devenue l'assistante de ma mère, elle aussi photographe. J'ai tiré beaucoup de photos en chambre noire étant jeune, et j'éclairais toutes les séances.
Vous êtes médecin, docteur en sciences et enseignante. Vos métiers influencent-ils votre travail de commissaire ?
NBC : J'ai un peu délaissé mes activités parallèles. Je me consacre entièrement à ce patrimoine photographique depuis une dizaine d'années. Mais oui, il y a une influence, puisque j'aime toujours enseigner, je fais des conférences pour les étudiants de l'Institut Français de la Mode. Je garde l'envie de transmettre.
© Erwin Blumenfeld - Kaléidoscope - Vers 1960 - The Estate of Erwin Blumenfeld
Aujourd'hui encore, le travail de votre grand-père est une source d'inspiration pour de nombreux photographes. Y en a-t-il que vous appréciez particulièrement ?
NBC : Il est vrai qu'aujourd'hui beaucoup de photographes, pas seulement de mode, sont très inspirés par Blumenfeld. Parmi eux j'aime le travail de Daniel Sannwald, un jeune photographe de mode qui joue avec les miroirs, mais également Nick Knight, Helmut Newton ou Rankin, pour ne citer qu'eux. Enfin j'apprécie tout particulièrement Jean-Paul Goude, qui a la même manie de couper ses négatifs pour faire des collages.
Faites vous vous-même de la photographie ?
NBC : Modestement. Je sais prendre une photo, mais je n'en fais pas un métier. Je prends beaucoup mes enfants en photo avec un appareil argentique, même si de nos jours ce n'est pas si difficile, puisque tout le monde est un peu photographe, mais seuls certains le sont vraiment.
Quels sont vos projets à venir ?
NBC : Mon souhait est de faire une belle rétrospective aux Etats-Unis. Il y en a déjà eu plusieurs en Europe, en Asie et en Amérique Latine, mais pas encore là-bas. Il a pourtant fait une bonne partie de sa carrière à New York. Mais c'est un photographe qui faisait aussi de la publicité en plus de la photographie de mode, il est donc difficile de faire comprendre aux Américains l'unité de son œuvre. Celle-ci a commencé à Paris bien avant son arrivée chez eux. Aujourd'hui mon grand-père est assez inconnu aux Etats-Unis. Je veux le leur rappeler. Je veux pérenniser son œuvre.
© Erwin Blumenfeld - Autoportrait vers 1960 devant une publicité réalisée par Blumenfeld pour L’Oréal - The Estate of Erwin Blumenfeld
Exposition « Studio Blumenfeld : New York 1941-1960 »
Visible à la Cité de la Mode et du Design jusqu'au 4 juin 2017
http://fr.actuphoto.com/37759-exposition-studio-blumenfeld-new-york-1941-1960.html"