Dublin, 1980, Distress © Stéphane Duroy
© ANNE PICHON - LE-BAL - STEPHANE DUROY
Le palmarès du http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html est tombé il y a quelques semaines. Votre série Harlem sur Seine avait elle-même remporté un prix en 1989 (http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html), quel souvenir en gardez-vous ?
C'était un sujet très important. J'ai passé deux ans à travailler dessus. Je marchais dans Paris toute la journée. Mais en fait Harlem sur Seine était une annexe française d'un sujet plus vaste sur l'humain, qui se situe surtout en http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html.
Une partie de ce travail britannique, commencé vers la fin des années 1970 et traitant de l'Angleterre de Thatcher (Distress, 2011), est d'ailleurs exposée dans cette première salle du Bal, à côté d'autres travaux européens. Parlez-nous des liens qui les unissent.
Ici, il n'y a que des photos pour expliquer d'où je viens. C'est le résultat de plus de quarante ans de photographie en Europe. La salle est divisée en deux, c'est un parti pris : à droite, il y a la zone de la grande histoire que je traite à travers le livre L'Europe du silence (2000), et à gauche, on a le sujet de l'humain que j'ai abordé à travers la Grande-Bretagne. L'idée, c'est de montrer le lien qu'il y a entre la petite et la grande histoire. Les deux se renvoient la balle. L'une est le miroir de l'autre. La grande histoire est fabriquée par la petite, par les révolutions, par l'exaspération des peuples...
Il y a là l'essentiel de votre travail ?
Oui, je fais abstraction de toutes les commandes que j'ai eues et qui ne m'intéressent pas. Tout l'argent que je récupérais grâce à elles, je l'ai utilisé pour traiter ces deux thèmes principaux de mon travail. J'ai photographié pour énormément de magazines, mais j'ai pratiquement tout détruit...
Et vous détruisez beaucoup ?
Oui, c'est une de mes méthodes de travail ! Je fonctionne par élimination. Je fais très peu de photos, donc j'élimine au moment d'en faire et j'élimine ensuite devant le résultat pour ne garder que ce qui me semble essentiel. Je coupe les négatifs en miettes, je les brûlais à l'époque, mais je n'ai plus de cheminée, ça brûlait très bien c'était génial !
Et vous n'avez jamais de regret ?
Non, jamais.
Berlin, Chute du mur, décembre 1989, L’Europe du silence © Stéphane Duroy
Berlin a été au cœur de votre travail photographique. Racontez-nous votre découverte de la ville en 1979.
C'est une ville que j'ai aimée parce qu'elle était fermée ; j'étais dans l'illusion. L'atmosphère de l'après-guerre, à la fois marquée par la guerre et la guerre froide : http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html regroupait toutes ces impressions qui me nourrissent. Il y avait essentiellement des jeunes en révolte et des personnes âgées, témoins du passé. Les premiers étaient en rupture avec la société allemande, à l'époque très bourgeoise, et ces deux blocs se retrouvaient. J'adorais être dans cette ville, je me croyais protégé alors qu'on était entouré d'une énorme pression politique du bloc de l'Est. Mais c'était extraordinaire ! J'ai pratiquement regretté quand le mur est tombé, j'avais cette contradiction en moi de me dire : « J'ai perdu tout un univers. »
Vous étiez à Berlin lors de la chute du mur d'ailleurs, était-ce un hasard ?
Complètement ! A ce moment-là, j'ai fait un travail de photojournaliste. Mais je n'en suis plus un depuis très longtemps, car j'ai besoin d'être seul quand je travaille et je n'aime pas travailler sur commande. J'ai des sujets précis que je décide de faire et je m'enfonce dedans sur une très longue durée, extrêmement longue, sur la vie en fait.
A partir de 1989 donc, vous êtes allé au-delà du mur, vers l'Allemagne de l'Est, la http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html...
C'est cela qui a déclenché mon besoin de faire le livre L'Europe du silence. Tout d'un coup, j'ai réalisé que je pouvais construire un livre en parlant de trois choses essentielles du siècle : la boucherie humaine de la Première Guerre mondiale avec cet irrespect total de l'humain, suivie par la Shoah, encore plus irrespectueuse de l'humanité, qui est totalement niée, et enfin la guerre froide où l'on conserve un équilibre géopolitique avec des bouts de ficelle.
Le 20e siècle a été tellement loin dans l'abomination humaine, dans l'irrespect, dans la destruction de l'homme que maintenant on en est là. On est complètement entravé, on ne sait pas comment faire. Mais le risque, c'est qu'on aille encore plus loin, parce qu'on s'est tellement habitué à cette négation de l'humain que la porte est ouverte à n'importe quoi.
Douaumont, 1997, L’Europe du silence © Stéphane Duroy
Votre vision est particulièrement pessimiste.
L'évolution des choses n'est pas brillante du tout. On oublie de plus en plus comment l'homme a été traité, surtout chez les jeunes qui ne réalisent pas à quel point le 20e siècle a été extrêmement destructeur pour l'humain. Le philosophe George Steiner fait un rapprochement entre la manière dont les ouvriers ont été traités dans les grandes usines par le taylorisme, le fordisme, etc., et l'industrie du camp de concentration, où l'homme n'est rien, réduit à une sorte de chair humaine qu'on utilise sans fin. On sait ce qu'il s'est passé, mais on ne sait pas ce qui va venir. Pour l’instant, on est sur un petit îlot et tout va bien.
Ces réflexions sur l'humanité broyée transparaissent à travers votre travail documentaire. En quoi est-ce un exercice complexe ?
La photographie documentaire est très difficile à capter. Il faut un vrai décor, un vrai personnage avec de vraies expressions. Ce que j'aime énormément en photo - c'est ce qu'il me reste de toutes ces années et ce pour quoi je n'arrêterai jamais - c'est être au plus près des individus, d'aller chez eux, et d'essayer, si j'y arrive, de capter une partie de leur intimité. Cela me fascine. Je n'ai aucune gêne.
Comme pour ces clichés de mineurs gallois qui se lavent après la mine ?
Oui, je vais avec eux dans la douche, ils s'en foutent complètement ! Il faut voir ce qu'ils vivent, ce sont des hommes qui passent la journée à 600 mètres sous terre, comme celui qui est assis et qui boit son thé. Je trouve cette photographie tellement émouvante. Il a le regard complètement fermé.
Combien de temps avez-vous passé là-bas ?
J'ai passé trois semaines dans les mines du pays de Galles. J'y allais tout le temps, c'était un travail très obsessionnel. J'habitais dans un tout petit hôtel. J'étais au milieu de ces gens, dans leur communauté, et j'adorais ça !
Ces images tranchent avec celles prises au prestigieux collège d'Eton, le fossé social semble incommensurable, révoltant.
C'est un endroit d'où sortent pratiquement tous les Premiers ministres anglais. J'y suis resté un mois, je dormais chez un professeur. J'allais dans les classes et je me baladais. J'avais carte blanche. Mais qu'ils soient riches ou pauvres, ce sont des humains, ils sont tous largués ! Même si la vie à Eton est certainement beaucoup plus douce, elle ne fait pas de cadeaux aux gens....
Elle n'en fait pas non plus aux quatre hommes de ce pub à Dublin. Cette image reste l'une des plus emblématiques de votre travail sur l'Irlande et le Royaume-Uni.
J'aime bien prendre les gens de très près, être quasiment sur leur visage, donc je suis passé derrière le comptoir, à la place du garçon et j'ai pris cette photo. Et ils ne m'ont pas vu alors que j'étais à un mètre cinquante d'eux. C'est bizarre. On a l'impression qu'il n'y a pas de connexion entre eux. C'est ce genre de photo qui m'intéresse et c'est très dur à faire, je ne supporte pas les photos posées !
© ANNE PICHON - LE-BAL - STEPHANE DUROY
Traversons l'océan et passons à la salle du bas où ce sont les Etats-Unis qui occupent l'espace.
Ce choc de l'humain et de son histoire, évoqué au rez-de-chaussée, explique selon moi ce qu'est l'exil. Et pour en parler, je prends le territoire américain qui est le plus symbolique à mes yeux, à travers New York et le Montana. New York est la porte d'entrée, on n'est pas encore aux http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html, on n'est pas encore entré dans la lessiveuse. Après, selon les générations, on s'enfonce. Le Montana est une extrémité, une zone restée très pure, grande, sauvage et très peu peuplée. Ma femme étant américaine, j'ai une relation directe avec l'Amérique et avec ce territoire du Montana. J'y reviens d'une manière obsessionnelle.
Toujours autour du thème de l'exil.
L'http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html, c'est le résultat d'un accablement, d'une histoire dramatique, d'un besoin de quitter un lieu où l'on n'arrive pas à s'épanouir, à exister, à trouver ses repères. Mais c'est un acte extrêmement violent, parce que l'exil réussi, c'est l'oubli de son histoire et l'acceptation d'une aventure dont on ne sait absolument rien.
Parlez-nous de cette « tentative d'épuisement d'un livre » que vous montrez aujourd'hui au Bal, précisément autour de l'ouvrage Unknown, qui parle de l'exil, et que vous malmenez en le peignant, en le déchirant, en y découpant des photographies, en y incluant des coupures de journaux sur Donald Trump, etc.
Unknown a été publié en 2007. Il se trouve qu'il y a eu alors quelques accidents d'impression et que j'ai pu récupérer quelques livres. A partir de 2009, j'ai commencé à me dire qu'il serait peut-être intéressant d'aller au-delà de la photographie, du livre photographique, et de désacraliser un peu l'objet. Je me suis pris au jeu et cela a donné « tentative d'épuisement d'un livre ». A travers ce processus personnel, je fais la même chose qu'un exilé qui détruit son passé et qui va vers autre chose, mais qui ne sait pas où. Je trouve cela intéressant, cette identification des deux.
Billings, Montana, 2003, États-Unis © Stéphane Duroy
Le Bal vous sert de laboratoire en quelque sorte ?
Oui, c’est un lieu tout à fait exceptionnel. J'ai 70 ans et c'est la première fois que je fais une exposition aussi intéressante. C'est un lieu qui révèle. Il faut aller plus loin aujourd'hui en photographie. Cette dernière est assez malade et tourne en rond. Elle ne m'intéresse plus du tout. Elle a un côté flatteur, mais c'est tellement immédiat, peu conçu et peu travaillé. Je pense qu'il y a une absence d'engagement, de travail...
Avec « tentative d'épuisement d'un livre », j'ai trouvé quelque chose qui me convient vraiment parce que j'y pense et j'y travaille tout le temps, même la nuit. Tout ce travail a besoin de la photo pour se nourrir, mais il a aussi besoin de cette peinture rouge, de cette peinture argentée, de cette photo coupée, il a besoin de tout en fait ! Tout se recycle. La photo est là, mais je la déchire, je la coupe en quatre, là je l'inverse... C'est extraordinaire et passionnant parce qu'on va toujours plus loin. Quand on sacralise, on est bloqué, surtout à l'âge que j'ai, si on se met à s'asseoir sur sa réussite, c'est une catastrophe !
Quitte à remettre fondamentalement la photographie en question ?
Il y a une espèce d'aspect très figé de la photographie : vous faites la photo et après c'est terminé. Là, dans cette tentative d'épuisement, il y a un vrai travail au quotidien, nuit et jour, c'est très obsessionnel. Il y a une énergie, des pulsions que l'on ne trouve pas dans la photographie. Elle est derrière moi maintenant, mais je l'utilise tout le temps. C'est une vaste construction qui n'a pas de fin.
Double page réalisée à partir du livre Unknown en 2015
Comment vous est venue l'idée un peu folle de jouer avec ces livres ?
D'abord, je n'ai pas peur de la folie, au contraire je trouve cela très excitant ! A l'origine de tout ça, il y a en fait chez moi une sensation très forte de l'ennui. Quand j'étais très jeune, l'ennui était quelque chose qui m'écrasait, qui m'accablait un peu. C'est tout ça qui a donné naissance à ce processus de destruction, de reconstruction... Pour lutter précisément contre cet abattement humain qu'on a tous.
Au mur, il y a cette fameuse photo de l'homme qui semble nous regarder, de ses yeux perdus. Qui est-il ?
Cet homme est le seul personnage du bouquin. Il est un mélange d'Indien, de Blanc... On ne sait pas trop quelle est son origine, donc il est bien le symbole de l'Amérique. Il représente toute une catégorie d'Américains hyper défavorisés dont on ne parle jamais. Ce sont des gens dont on ne veut pas parler, qu'on oublie un peu. Que ce soit du point de vue de l'éducation, de la santé ou du logement, il n'y a rien. Ce sont des gens que beaucoup appellent les « white trash », ce sont probablement eux qui ont voté pour Trump. Ils ont une connexion avec le mouvement social de la fin du XIXe, celui des « hobos » qui allaient chercher du travail, en sautant dans les trains, vivant dans l'errance permanente, pour chercher leur gagne-pain. Ce sont des gens qui socialement sont très marqués, assez violents parce que leur vie est très dure. La question sociale est essentielle et sera toujours au centre de mon travail.
Manhattan, New York, 2004, États-Unis © Stéphane Duroy
http://fr.actuphoto.com/37510-le-world-press-photo-2017-devoile-son-palmares.html