Sur le toit © Léon Herschtritt
Votre exposition à la Galerie Esther Woerdehoff présente de nombreux portraits de célébrités, pourquoi ne pas avoir choisi des clichés plus politiques comme ceux de la série « Les Gosses d'Algérie » ou vos clichés de Mai 68 par exemple ?
Ce sont Esther Woerdehoff et Sabine Guédamour qui ont choisi. Et j'aime bien les portraits, j'ai d'ailleurs fait plusieurs expositions de portraits connus et inconnus. Mais c'est plus facile de vendre un portrait de Jean Seberg qu'un portrait de ma cousine Berthe !
On ne voit pas de photographie de Jacques Prévert, ni dans votre livre ni dans les clichés retenus pour l'exposition. Vous déjeuniez pourtant tous les dimanches midis chez lui...
Oui, je ne l'ai jamais photographié. Je ne voulais pas trop photographier les gens que je fréquentais. Prévert recevait tous les dimanches des jeunes gens : guitaristes, photographes ou encore de simples inconnus rencontrés par hasard. Il utilisait sa notoriété pour les encourager. Il nous invitait sur sa terrasse du Moulin Rouge. On rencontrait de nouvelles personnes, c'était exceptionnel et drôle !
C'est grâce à Emile Savitry, un photographe humaniste peu connu, que j'ai rencontré Jacques Prévert. Chez Savitry, il y avait du saucisson, du pain et du vin rouge. Il y avait surtout des gens comme Brassaï et les frères Prévert. C'était formidable ! J'avais 18 ans et je rencontrais des célébrités.
Vous avez réussi à faire l'un des portraits de Sartre les plus connus. Comment avez-vous fait pour l'approcher ?
J'ai travaillé pendant un an pour le France Observateur, l'ancêtre du Nouvel Observateur, et au moment de la Guerre d'Algérie, on m’avait commandé des portraits de Jean-Paul Sartre.
J'ai photographié quelques personnalités appartenant au monde de la littérature ou de la politique, - Mitterrand par exemple - pour le France Observateur. A l'Elysée, j'ai photographié De Gaulle, Pompidou… mais je me suis lassé des conférences de presse.
Est-ce qu'il était plus facile de photographier des célébrités à votre époque ?
Oui, je choisissais les sujets en fonction de mes affinités. Par exemple, pour les peintres de l’époque, comme Delaunay ou Vasarely, c'était une envie personnelle. Je leur téléphonais et il n'y avait aucun problème pour les photographier. Quant à la série des écrivains, j'avais contacté les Editions de Minuit et j'avais eu leurs coordonnées. Il n'y avait pas de barrage, pas d'attaché de presse à l'époque... Idem dans le milieu du cinéma : je téléphonais et je disais que je voulais faire des clichés du tournage, c'est comme cela que j'ai pu photographier Jeanne Fonda et Catherine Deneuve. Avec le temps, c'est devenu de plus en plus compliqué.
Il y a aussi le hasard des rencontres. Par exemple, pour Jean Seberg, je l'ai vu attablée à une terrasse d'un bistrot à Saint-Germain alors que je me promenais.
Existait-il des photographies dont vous aviez oublié l'existence ?
Je n'avais aucun souvenir d'avoir photographié Gainsbourg par exemple. Idem pour Henri Cartier-Bresson : un jour, un tireur m'a dit que j'avais fait une photographie d'Henri qui dansait... Il n'aimait pas être photographié et je respectais cela, j'étais vraiment surpris de découvrir ce cliché.
Dali © Léon Herschtritt
Dali était un artiste qui a fasciné les photographes tels que Philippe Halsman, comment était-ce avec lui ?
La rencontre avec Dali était extraordinaire. C'était un sacré personnage. Je me rappelle d'une « tortue cendrier » qui naviguait dans le salon : il avait accroché un cendrier sur le dos de l'animal. J'ai aussi vu un homme qui était en train de peindre la « Bataille de Tetouan » (1961-1962): il peignait toute la scène exceptée la tête du cheval - je présume que c'est Dali qui allait la peindre.
N'avez-vous jamais eu peur de devenir un paparazzi ?
Non, mais votre question me fait penser à une anecdote. J'étais sur le tournage de Cléopâtre, le film de Joseph L. Mankiewicz (1963), pour la revue Réalités*. Mankiewicz était ravi de ma présence, il m'a accueilli comme si j’étais un prix Nobel. C'était l'époque où Elizabeth Taylor et Richard Burton commençaient à se fréquenter. Toute la journée, il y avait des hélicoptères, des bateaux qui tournaient autour de nous pour avoir une photo de Liz et Burton. Des centaines de photographes nous tournaient autour. Les deux acteurs étaient là, en face de moi, sur une barque en train de se bécoter, mais je ne les ai jamais photographiés. Lorsque j'ai raconté cela, on m'a dit que j'étais bête et que j'avais sûrement perdu des millions !
© Léon Herschtritt
En parallèle de ses portraits, vous avez réalisé en 1963 un travail presque documentaire en Afrique. A quelle occasion avez-vous effectué ce reportage photo ?
Je suis parti avec deux amis photographes. Nous avons eu une commande du ministère de la coopération. Nous devions photographier quinze pays - ex-colonies françaises - : cinq chacun et ce, pendant 3 mois. Il s'agissait d'une mission pour créer la photothèque du ministère. Je suis donc allé en Afrique Noire, notamment au Congo, au Gabon et au Tchad pour prendre des photographies. Au retour, nous avons fait une exposition au Trocadéro – qui avait coûté des millions et dont les clichés ont mystérieusement disparu d'ailleurs...
Vos photographies du premier Noël au Mur de Berlin (1961) sont puissantes : on ressent les choses comme si on y était. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ces clichés ? Comment s'est déroulé ce reportage berlinois ?
Je suis allé voir ce mur par curiosité. A part la Grande Muraille de Chine, c'était le premier mur qui existait. Je m'y suis rendu avec un ami journaliste. Pendant une dizaine de jours, j'ai vraiment eu le temps de travailler. J'étais très impressionné. D'abord parce que l'ambiance était horrible : on voyait les « vopos »** surveiller depuis le mur... Et l'atmosphère était particulière aussi : la neige, le silence.
Sur le toit © Léon Herschtritt
Pouvez-vous nous parler de la prise de vue de votre cliché Sur le toit. Avez-vous demandé à ses deux individus de poser ?
Je n'ai jamais fait poser personne ! A l'époque, j'étais un pur, un dur. Par exemple, à ce moment là, je détestais Doisneau car toutes ses photos étaient de la pure mise en scène. C'était le traître par excellence et puis après, j'ai changé d'avis parce que j'ai appris à le connaître. Finalement, c'est le résultat qui compte. Ses photos nous parlent, il faut déjà savoir le faire ! (rire)
© Léon Herschtritt
Revenons sur votre reportage à Berlin, il paraît que vous avez failli vous faire arrêter...
Je me promenais souvent et je suis devenu ami avec un photographe allemand qui travaillait pour Stern. Pour faire la photographie avec le bonhomme de neige, nous avions dû nous avancer près du mur. En fait, la frontière n'était pas le mur mais une ligne blanche dans la neige et nous l'avions dépassée. Nous nous sommes retrouvés levés de terre par des « vopos » : nous étions en Allemagne de l'Est. Comme j'avais une carte de presse française, j'ai été « libéré » deux heures plus tard, mais cela a tout de même créé un incident diplomatique. Il y a eu trois lignes dans Le Monde : « Deux photographes enlevés. »
Comment avez-vous combattu le froid berlinois de cet hiver 1961?
J'avais une petite Dauphine qui nous servait de refuge : nous sortions 15 à 20 minutes, puis nous revenions nous réchauffer dans la voiture. Il y avait aussi une bouteille de cognac dans la voiture... Mais Berlin à cette époque était si photogénique que le froid ne comptait pas.
Vous avez souvent dit vouloir témoigner de l'absurdité du monde à travers ce reportage à Berlin. Comment votre travail a-t-il été reçu ? Est-ce que vous avez l'impression d'avoir fait évoluer les choses ?
Je n'ai pas fait tomber le mur ! Mais mes photographies ont été beaucoup publiées, dans Réalités et partout ailleurs dans le monde entier. Mon travail a même été montré il y a deux ans dans le magazine National Geographic. C'était une réussite pour moi que d'être reconnu. En 2014, j'ai fait une exposition au musée du Mur à Berlin. C'est à ce moment là que la photographie intitulée Sur le toit a été tirée à plusieurs exemplaires sous le format carte postale.
Pour rester sur cette thématique de la photographie de terrain, avez-vous déjà pratiqué le reportage de guerre ?
Cela ne me plaisait pas de faire des photos de guerre. Cela a un côté malsain : plus il y a de cadavres, plus il y a de drame, plus c'est sanglant et mieux c'est pour la photographie malheureusement. C'est très ambigu. Je ne dis pas que les gens qui font cela ne sont pas méritants. A Alger, j'ai moi-même fait des photos de cadavres, tout à fait par hasard. Je sortais d'un magasin et à ce moment précis, une bombe a explosé. Mais je suis plutôt un correspondant de paix.
Qu'est-ce qu'une bonne photo pour vous ?
Une bonne photo parle à tout le monde. Elle traverse les frontières. Les photos que j'essaye de faire donnent à voir des gestes, des regards... Ensuite, il y a la composition bien sûr. Une bonne photo raconte quelque chose. Aujourd'hui, on se rappelle plus d'une photo marquante que de son auteur. Je suis incapable de vous citer un photographe contemporain que j'admire. Je dois dire que je ne suis pas vraiment attiré par la photo conceptuelle, contemporaine. Je ne suis pas facile à surprendre : j'ai quand même vu des milliers et des milliers de photos lorsque j'étais marchand et collectionneur. Il y a beaucoup de photographes qui sont aujourd'hui des vedettes et qui n'ont rien inventé comme le couple Bernd et Hilla Becher et leurs clichés de châteaux d'eau.
Est-ce qu'une bonne photo est forcément en noir et blanc ?
Pour faire de la photographie couleur, il ne suffit pas d'avoir un filtre couleur, il faut voir en couleur. J'ai fait très peu de photo couleur. J'ai parfois été obligé d'en faire dans le cas de couvertures, mais j'aimais trop le noir et blanc. Ce sont deux visions différentes.
Prenons un exemple, je veux faire une photographie d'un couple d'amoureux : imaginons que la fille porte un pull rose et son compagnon un jaune. Sur la photo, on ne verra que leurs pulls. Or, ce sont des lignes, des gestes et des regards que je cherche à montrer.
© Léon Herschtritt
Pouvez-vous nous parler de votre expérience au sein du célèbre « Club photographique de Paris » ***?
Dans les années 1950, en France, il n'y avait ni galerie ni musée consacrés à la photo, alors nous avons investi d'autres lieux, tels que les couloirs de métro ou les entrées de cinéma... On se réunissait tous les jeudis dans les salons du club Alpin. C'était un club ouvert à tous les amoureux de la photo. Tous les photographes du monde entier y sont passés un jour : Man Ray, Henri Cartier-Bresson, Manuel Alvarez Bravo... C'est grâce à ce club que j'ai appris la photographie : nous discutions, montrions notre travail... Man Ray était là devant nous et nous critiquions ses clichés. C'était un lieu magnifique. Nicole et moi avons accueilli parfois certaines de ces réunions du club.
A ce propos, votre femme Nicole Herschtritt vous a beaucoup accompagné durant votre carrière. En quoi son rôle a-t-il été important ?
Nicole a toujours été là et ce, depuis les premières photos d'Algérie – puisque c'est là-bas que nous nous sommes rencontrés. A une époque, elle vendait mes photos aux journaux. Aujourd'hui encore, elle fait le lien avec les galeries et la presse. C'est elle qui travaille sur l'ordinateur, je suis allergique à tout ce qui est moderne.
Pour finir, si vous deviez définir en quelques mots la photographie humaniste, que diriez vous ?
Ce sont tous les enfants de The Family of Man****. Ce sont des gens qui ont travaillé après la guerre dans les années 1940,1950 et qui ont photographié l'homme et la rue. The Family of Man a été la grande découverte qui a influencé mon travail !
* Réalités est un mensuel français de l'après Seconde Guerre Mondiale
** Les « vopos » étaient les gardes-frontières à l'époque du mur de Berlin (abréviation de "Volkspolizei" : "police du peuple" en allemand)
*** « Le Club photographique de Paris » ou « les 30x40 » est, comme son nom l'indique, un club français de photographie créé en 1952 par Roger Deloy.
**** « The Family of Man » est une exposition légendaire qui s'est tenue en 1950 au MoMa, elle a réunit 503 photographies et 273 photographes. Cette exposition avait pour vocation de dresser un portrait de l'humanité.
Diplômé de l'Ecole nationale de photographie à l'âge de 20 ans, Léon Herschtritt travaille dans le cinéma à la fin des années 1960. Vingt ans plus tard, il devient antiquaire puis galeriste.