Abel Carbone, Stories © Blaise Arnold
Un aviateur français de la Grande Guerre s'apprête à décoller. Un homme boit un verre d'absinthe devant un vieil assommoir. Un résistant se prépare à tirer sur des officiers allemands. C’est dans son studio que Blaise Arnold recrée ces scènes d’une autre époque. Venu de la publicité, ce photographe reconstitue depuis six ans les rues de Paris, de Londres et de New-York au XXe siècle, dans de grandes fresques où se mêlent vêtements désuets, voitures de collection, métiers oubliés et commerces disparus. A coté de ces « Stories », Blaise Arnold et son Hasselblad ont aussi capturé les derniers bars-tabacs d’un Paris en pleine gentrification. Les néons brillant dans le crépuscule urbain donnent le nom de la série : « Red Lights ». Nous avons pu interroger ce « photographe de l’esthétique », qui travaille sur ces clichés comme sur des toiles, et pour qui le montage et la retouche ne sont que des outils au service du beau.
Henri Trémeau, Stories © Blaise Arnold
Comment est venue l’idée de « Stories » ?
« Stories » est venue après « Red Lights ». Je me suis posé la question « Qui aurait pu fréquenter ces bars ? ». J’ai commencé à faire des portaits d’ouvriers, de gens simples. Je trouvais drôle de faire une sorte de portrait transversal sur le temps. C’était aussi une manière de lier mes passions : les brocantes et les collections, les portraits et les gens.
Pouvez-vous expliquer le processus pour aboutir à une photographie ? De la quête de chaque détail au montage final ?
La technique n’est pas la chose que je mets la plus en avant. Un peu comme un magicien. Les gens en France sont très cartésiens, ils veulent savoir comment c’est fait…
Hum... Ma question était plutôt de savoir si vous travaillez comme un réalisateur qui dirige ses acteurs, les place dans un décor, choisit leurs accessoires ?
Plutôt comme un peintre ! Le plus difficile à trouver c’est le décor : je cherche un lieu qui m’intéresse par son architecture, qu'elle soit atypique, désuète ou emblématique. Et après, je me demande qui habite ce décor. Mais ça peut aller dans l’autre sens. Une fois, je suis parti d’un journal, en me demandant qui pouvait lire ce journal. A quelle caste sociale appartenait-il, quelles voitures l’entouraient ? Je peux aussi croiser un gars dans la rue et vouloir travailler avec lui. Finalement, il n’y a pas de règles. C’est comme un fil qu’on tire, les choses viennent.
Parfois, je suis en « stand-by », il me manque la pièce qui finalise le puzzle. Par exemple, pour la photo de l’aviateur, j’étais bloqué pendant deux ans, parce que les avions que j’avais choisis ne correspondaient pas exactement. Ça m’a pris un an pour trouver des avions de la guerre 14-18. Pour trouver la combinaison du pilote, un an aussi. La combinaison que vous voyez sur la photographie est à un collectionneur, sa veste à un autre, ses pattes de col à un troisième. Pour photographier l’aviateur, il fallait convaincre les trois de me prêter leur pièce et les réunir au même moment. Une fois, mon fils m’a dit : « On s’en fout, un avion de 14 ou de 17, c’est un avion », mais en fait…
...il y a le souci du détail ?
Oui, ce qui fait la force de la série, c’est d’avoir le minimum d’anachronisme. C’est un jeu, avec des problèmes à résoudre. J’ai rencontré un gars qui a un mini-musée des boîtes aux lettres, un autre qui est spécialiste de pompes à essence… Ils m’aident à résoudre mes problèmes, parce que je cherche le petit détail qui va fonctionner au mieux.
Marianne Monnestier, Stories © Blaise Arnold
Vous en faites beaucoup des photos pour cette série ?
J’en fais une dizaine par an. Il y en a une vingtaine qui sont finies, mais pas encore publiées. Je laisse toujours au moins six mois entre le shoot et la parution. Quand on laisse l’esprit se reposer et oublier la photo, revenir vers elle permet de voir de nouvelles choses, des erreurs qu’on peut modifier. Parfois je peux me faire avoir. Sur la photographie de Jean Sulpice, qui est censée se passer pendant l’Occupation, un copain m’a dit que les mégots qui étaient par terre avaient des filtres. Alors que les cigarettes avec filtre ne sont arrivées qu’avec les Américains, à la Libération ! Et c’est tout l’intérêt de cette série : elle n’est pas facile à faire, j’ai peu de concurrent. Pour arriver à ce résultat, il ne faut faire que ça.
C’est donc un mélange de prises extérieures pour les objets de collection et en studio pour les personnages ?
Oui c’est ça. Je me suis constitué une énorme collection photographique d’objets, de voitures, d’animaux, de décor. C’est comme une boîte de puzzle. Sur mon ordinateur, j’ai 160 000 photos, organisées par « boîte » et « sous-boîte ». Dans la boîte « véhicules », j’ai les sous-boîtes : « véhicules d’avant-guerre » et « véhicules d’après-guerre ». Je photographie chaque objet plusieurs fois, pour l’avoir sous tous les angles et toutes les distances, pour que l’objet soit raccord quand je le replace dans ma photo. Oui, c’est vraiment de la photo pensée comme de la peinture.
Je récupère aussi les journaux, les livres, les comics. La presse m’intéresse. D’abord parce que les gens lisaient beaucoup à l’époque. Et puis elle permet de donner des petits indices, comme par exemple la date d’une scène ou les opinions politiques d’un personnage. Par exemple, si je veux faire un étudiant du début des années 70, je lui mets ce livre dans la poche (Blaise Arnold montre un exemplaire de « Karl Marx », écrit par Lénine, et imprimé en république communiste de Chine en 1970, ndlr). J’ai commencé à acheter des vêtements. J’ai aussi des cartons pour les casquettes, des valises remplies de cigarettes, des dossiers de vieilles lettres.
Mme Lenoir, Stories © Blaise Arnold
Chacune des photographies de la série « Stories » est construite de la même façon : au premier plan, un personnage contre un mur ; au second plan, une voiture ; puis un arrière-plan mêlant bâtiments, voitures et silhouettes. Pourquoi toujours la même mise en scène ?
C’est comme ça qu’on fait une série, la même composition fait que l’ensemble des images se tiennent. C’est de la faute à Monet et ses séries sur la cathédrale de Rouen - sans lui je n'en serais pas là. Parfois ça m’aide, parfois ça me gêne. En même temps, le fait de toujours mettre un mur derrière le personnage au premier plan, ça laisse à l’imaginaire la possibilité de se demander ce qu’il y a derrière. C’est aussi une manière de finir l’image, avec ce personnage acculé, bloqué. Cela génère un sentiment de malaise.
Chaque photographie est accompagnée d'un nom, qu'on devine être celui du personnage au premier plan. D'où viennent-ils ?
Henri Trémeau, c’est le nom de l’aviateur qui pilotait cet avion-là. Jean Sulpice, c’est le nom d’un résistant qui a son nom sur une plaque à Paris. Dès qu’il s’agit de militaires comme eux, j’essaye de garder le vrai nom, pour l’hommage. Pour les gangsters, j’essaye de faire en sorte que cela soit cohérent. Abel Carbone, par exemple, le nom vient de deux mecs qui bossaient pour la Gestapo, Abel Danos et Paul Carbone. Mme Lenoir, c’était le nom d’une fermière du village où mes parents avaient leur maison de campagne. Pareil pour le garagiste ou l’agriculteur. C’était une sorte d’hommage, pour qu’ils laissent leur trace. Le photographe Robert Copeau, je vous laisse deviner… Il y aussi des références à des noms de cinéma. Yvette Duvivier, c’est en référence au réalisateur que j’aime beaucoup. Il y a aussi le nom d’un personnage joué par Jean Gabin dans un de ses films.
Justement, quelles sont vos références cinématographiques ?
Le cinéma français qui m’inspire, c’est celui de Verneuil, Duvivier, Melville. Pour le cinéma américain, ce sont tous les films noirs des années trente et quarante. Mais l’une des références fondamentales qui chapeaute tout ça n'a rien à voir avec le ciné, c’est Tardi. D’ailleurs, il n’est pas impossible que ces images soient inconsciemment calquées sur des mises en scène de Tardi.
Maître Guilbaud, Blanche Turpin © Blaise Arnold
Sur vos photos, on voit beaucoup d’ouvriers, de mécaniciens, de fermiers mais assez peu de gens « de la haute »…
Je suis beaucoup plus à l’aise avec les petites gens. Les codes des gens riches, je ne les ai pas. Quand je colle un costume à quelqu’un, je me pose la question de savoir si ça va ; quand je colle un bleu d’ouvrier, jamais.
Il y a une histoire précise dans chaque photographie ? Ou faut-il laisser parler son imagination ?
Oui, parfois il y a une histoire. Pour Abel Carbone, même sans connaitre son nom, un mec qui peut se permettre de tuer quelqu’un devant le 36 quai des Orfèvres doit être couvert. Cela vous donne une idée du coté d’où il est. Et puis il est décoré de l’Ordre de la Francisque. Parfois il n’y a pas d’histoire : le personnage est là, comme les gens que photographiait Vivian Maier.
Tabac du Rhin, XIXe, "Red Lights" © Blaise Arnold
Votre autre série « Red Lights » est à première vue très différente : une vue d’extérieur au crépuscule, sans humain, dans le Paris d’aujourd’hui. Mais on retrouve finalement des éléments communs avec « Stories » : des paysages industriels, des bars d’ouvrier. Vous aimez le patrimoine industriel ?
Oui évidemment. On est dans une espèce de basculement sur une époque. J’ai envie de garder une trace de ce qui disparait - il y a une partie de ces décors que j’ai connue - car ça va très vite ces temps-ci. C’est comme un pense-bête pour moi. Et on est en train de détruire tout ce patrimoine. Les gazomètres, par exemple, il n’en reste presque plus en France. Les Anglais eux les protègent et les gardent. J’essaye de garder les petites boutiques et de leur « redonner vie ».
Vous pensez être nostalgique ?
Je n'aime pas le dire, mais oui… Il faut que j’assume cette inadaptation, cette nostalgie - en art moderne, ce n'est pas très vendeur, mais tant pis. Quand je regarde un film, c’est soit un film ancien, soit un film nouveau sur une époque ancienne. En musique, j’écoute toujours les disques que j’avais à 15 ans, du punk, du rock. Cette position dans le temps, c’est presque une question quotidienne, de savoir où je me situe. Quand je travaille sur « Stories », je m’échappe complètement pour me réfugier dans ces époques que j'aime. Avec l’ordinateur, je peux me promener dans l’image. Et j’y vis. Je travaille au pixel près. C’est une manière de s’échapper.
Chez Maurice, Le Perreux-sur-Marne, "Red Lights" © Blaise Arnold
Pour obtenir cette esthétique - les néons qui brillent dans la ville éteinte et sa nuit - il y a des conditions précises ?
J’ai choisi la pluie parce que c’est photographiquement intéressant, elle permet de récupérer des lumières. Il y a aussi une question d’ambiance. Et puis c’est compliqué à faire, donc c’est plus drôle. Je photographie à la tombée de la nuit ou au lever du jour, avec une préférence pour le matin - le soir , ces quartiers ne sont pas toujours bien fréquentés. Le cahier des charges est très simple : des néons, pas trop de panneaux indicateurs, pas trop de voitures, et assez de recul pour prendre le bâtiment en entier. Finalement, des cafés j’en photographie assez peu.
La Halte des taxis, Paris XIIIe, "Red Lights" © Blaise Arnold
Dans la série « Red Lights », vous utilisez aussi la retouche ou le photomontage ?
Je les retouche, oui, mais pas qu’un peu. Beaucoup. Vous, quand vous regardez une photo de la série, ça vous semble normal ? Pas artificiel ? Oui ? Donc ça veut dire que j’ai réussi. Avec une seule prise, je ne peux pas récupérer le ciel, les néons, le reflet des néons : je dois donc combiner plusieurs poses. J’enlève aussi ce qui ne me sert à rien. Si je peux épurer l’image, pour la rendre plus simple à lire, je le fais. Je peux cacher une poubelle en la recouvrant avec une autre plus discrète. Ce n’est que du point de vue esthétique. Les voitures anciennes servent à cacher un truc vraiment laid. Quand je rajoute une DS, j’essaye de faire en sorte de la rendre discrète. Pour les publicités anciennes, ça peut m’arriver d’en mettre une quand le mur est vide.
Je m’arrange avec la réalité : je fais plutôt l’image que j’ai envie de voir. Le but du jeu, c’est que ça soit beau. Les gens m’ont catalogué comme une sorte de reporter du temps passé. Mais j’ai plus un boulot de peintre. Je pense que les artistes dans le temps faisaient pareil : personne ne sait aujourd’hui si le peintre a tout gardé ou s’il a enlevé ce qui lui semblait laid ou trop moderne. C’est un truc d’esthétique. Est-ce que c’est la réalité ? Parfois, oui. Parfois, pas du tout.
Le Narval, "Red Lights" © Blaise Arnold
Vous pouvez découvrir l'intégralité des séries "Stories" et "Red Lights" sur lhttp://www.blaisearnold.net/" de Blaise Arnold et sur http://www.blaisearnold.net/"