White Nigger (The Interpretation of Dreams), 2000-2001 © Andres Serrano / Courtesy Galerie Nathalie Obadia Paris/ Bruxelles
On peut découvrir votre travail à la MEP, à Paris, comment avez-vous choisi les photos qui y sont exposées ?
Elles ont été choisies par la MEP et plus précisément par la conservatrice Laurie Hurvitz et le directeur Jean-Luc Monterosso. L'idée était de montrer combien le portrait est un aspect important de mon travail. C'est l'élément commun qui relie les séries America, Denizens of Brussels, Residents of New-York jusqu'à Nomads, The Klan et Cuba. J'ai besoin de montrer un visage pour donner une voix à la condition humaine. Peu importe que le sujet soit la race, le sexe, la religion, la pauvreté, la torture, l'Amérique ou la mort, quand je prends une photo d'une personne, je photographie un individu et un symbole en même temps. Je ne photographie pas les gens juste par plaisir.
America est une série de portraits réalisés entre 2001 et 2004 : pourquoi avez-vous choisi ce titre ?
J'ai choisi ce nom suite aux attentats du 11 septembre. J'ai eu l'impression que nous avions été attaqués en étant considérés comme l'« ennemi » et j'ai ressenti le besoin de montrer qui était cet « ennemi ». J'ai commencé par photographier les symboles du 11 septembre : les pompiers, les soldats, les policiers, les postiers, les agents du FBI, les hommes en combinaison de décontamination... J'ai finalement photographié plus d'une centaine de personnes de tous horizons représentant l'Amérique.
Blood on the Flag (9/11), 2001-2004 © Andres Serrano / Courtesy Galerie Nathalie Obadia Paris/ Bruxelles
Vous photographiez l'Amérique sous tous ses angles, des plus humbles aux plus fortunés et célèbres : comment choisissez-vous vos sujets ?
J'ai une liste de plusieurs personnes que je veux photographier : pas de noms, juste des « catégories de gens » et je demande à Cynthia Karalla, ma coordinatrice de projets de les trouver. Les autres sujets, je les trouve moi-même dans la rue. Et afin de compléter ma vision de l'Amérique, j'ai aussi photographié des célébrités.
Il y a 13 ans vous avez pris une photo de Donald Trump. Avec les élections de 2016, votre cliché est devenu célèbre, pourquoi l'avoir choisi à l'époque ? Seriez-vous visionnaire ?
J'ai toujours essayé d'anticiper l'avenir. Comme quand j'étais plus jeune. J'avais l'habitude d'aller en discothèque. Je marchais vite mais lorsque j'arrivais devant la porte d'entrée, je ralentissais le pas et restais sur le trottoir opposé afin d'observer qui se tenait devant la porte, je voulais m'assurer de pouvoir entrer. Il s'agit de la même chose lorsque j'ai photographié Donald Trump en 2004. J'ai pris ce cliché pour ma série America parce qu'il signifiait déjà quelque chose. Il était Donald Trump, un producteur de télé et un businessman extraordinaire. Il était un comédien, un écrivain, l'incarnation du rêve américain mais au-delà de tout cela, il était Donald Trump. Est-ce que cela fait de moi un visionnaire ? Peut-être que oui.
Est-ce que vous planifiez de faire un nouveau cliché de lui ?
Si je le pouvais, j'adorerais faire le portrait officiel de Donald Trump - quand il aura prêté serment.
Vous avez réussi à photographier des membres du Ku Klux Klan pour la série The Klan (1999). Vos images sont à la fois intenses et géniales, alors même qu'ils ont gardé leur masque. Comment êtes-vous parvenu à approcher ces membres ?
Je l'ai fait de la même façon que pour n'importe quel autre shooting : je leur ai demandé. J'ai passé plusieurs semaines à Atlanta en Georgie afin de pouvoir photographier plusieurs membres du Ku Klux Klan dont une femme.
Klansman, Grand Dragon of the Invisible Empire (The Klan), 1999, Numéro d’édition 2/10 © Andres Serrano / Collection Maison Européenne de la Photographie, Paris
Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Plutôt bien. J'étais reconnaissant qu'ils posent pour moi. Et quand ils parlaient parfois de « nègres, de juifs et de pédés », je faisais en sorte d'ignorer ces propos, parce que j'étais là pour faire une chose bien précise : les photographier et rien ne devait gâcher cela.
Qui détenait le pouvoir dans cet échange, au sein de cette relation si particulière ?
Eux évidemment ! Ils ont le pouvoir de dire oui ou non. J'ai eu de la chance de trouver des personnes qui ont compris mon intention : faire une œuvre d'art.
Vous êtes un photographe de studio. Comment vous est venue l'idée de photographier des personnes sans-abri, pour les séries Nomads, Residents of New-York et Denizens of Brussels ?
Je suis un artiste de studio. Je ne me suis jamais considéré comme un photographe mais comme un artiste qui utilise un appareil photo au lieu d'un pinceau. J'ai photographié pour la première fois des personnes sans-abri en 1990. J'ai fait ces images d'elles en hommage à Edward Curtis et ses portraits d'Amérindiens. Je les ai appelées Nomads. Il s'agissait de portraits studio pris dans le métro tard la nuit avec flash, trépied et arrière-plan.
En 2014, vous arpentez les rues avec trois assistants, n'avez-vous jamais eu peur de perdre la spontanéité et l'authenticité du moment ? Et finalement d'effrayer les gens avec cette équipe ?
J'ai effectivement décidé de faire une nouvelle série de portraits de sans-abri que j'ai appelée Residents of New York. J'ai choisi cette expression parce que je ne voulais pas utiliser le terme réducteur de « SDF » et, plus important encore, je voulais les considérer comme des résidents de la ville. A l'inverse de la série Nomads, ces portraits ont été pris sur place, il n'y avait plus de décor les séparant de leur environnement. Pour ce travail, j'ai utilisé une chambre photo 4x5 ainsi qu'un assistant qui m'aidait à manipuler le matériel. Cela prend un peu de temps d'installer l'équipement donc pendant que je prenais la photo, ces personnes sans-abri faisaient ce qu'elles font souvent : elles regardent dans le vide... Il y a de l'authenticité, c'est authentique que de regarder des portraits de ces hommes et de ces femmes qui sont tels qu'ils sont quand vous les rencontrez dans la rue.
Mohammed Haddoul, 2015, Bruxelles © Andres Serrano /Courtesy Galerie
Vous dites que 80% des personnes sans-abri que vous avez croisées ont accepté d'être photographiées. Ce chiffre est impressionnant, comment êtes-vous parvenu à les convaincre ? Que leur dites-vous exactement ?
En fait, j'aurais dû dire que 98 % d'entres eux étaient d'accord. Les 2 % de réponses négatives, je m'y attendais. Ils sont ce que j'appelle « les égarés ». Ils sont l'équivalent de zombies ou de morts-vivants. Ils errent dans l'espace, restent silencieux, parfois grognent, se parlent à eux-mêmes ou paraissent « fous ». Ils ne veulent ni nourriture, ni argent ni rien. Ce sont souvent les personnes les plus intéressantes à photographier. Et quand je leur demandais, avec une certaine distance, si je pouvais leur poser une question, ils me jetaient un regard noir ou un grognement que je prenais comme un « non » puis je m'éloignais.
Il faut toujours essayer. A tous, je leur dis que je suis un artiste travaillant sur un projet et je les paye. Je pense qu'ils apprécient le fait que je les embauche pour un emploi et ils savent que je fais attention à eux, que je ne les ignore pas comme beaucoup de gens.
Vous êtes un photographe coloriste, Nomads est un sujet particulièrement difficile. Avez-vous déjà pensé faire des photos en noir et blanc ? Parfois la couleur, distrait le visiteur...
Nomads est en couleur mais il s'agit essentiellement de couleurs sombres et feutrées. Mes tous premiers clichés à la sortie de l'école étaient en noir et blanc. Après un an ou deux de photographies en noir et blanc, j'ai essayé la photographie couleur et je n'ai jamais pu revenir en arrière – jusqu'à la série Residents of New York où j'ai fait quelques portraits noir et blanc. Je voulais faire référence aux photos prises par la WPA* comme celles de Walker Evans et de Dorothea Lang durant la Grande Dépression.
Vous avez photographié les sans-abris, la religion, le racisme. Vous aimez travailler sur les tabous de la société, avez-vous une idée de votre prochain projet?
J'y réfléchis actuellement.
* Work Projects Administration : agence qui avait pour pour objectif de fournir des emplois et des revenus aux chômeurs, victimes de la Grande Dépression