© Joana Hadjithomas & Khalil Joreige
Depuis les années 1990, le couple d'artistes Joana Hadjithomas & Khalil Joreige réalise des œuvres qui interrogent l'image elle-même, que celle-ci soit figée, oubliée, déformée, stéréotypée... Une belle part de ces installations est exposée au Jeu de Paume jusqu'au 25 septembre, sous le titre Se souvenir de la lumière. Photographies animées, figure de photographe inventé, frontière fragile entre réel et fiction... Rencontre avec un tandem franco-libanais qui n'hésite pas à dérouter son spectateur.
La première chose qui frappe dans l'exposition, c'est son caractère varié : documentaires, vidéos, photographies, installations, témoignages... Pourquoi ce choix de la pluralité ?
Joana Hadjithomas : Nous avons toujours fait cela : d'abord nous formons un couple d'artistes, donc il y a déjà une dimension plurielle ! Ensuite, on est à la fois cinéastes et artistes, on réalise donc aussi beaucoup de films. Nombre d'installations que l'on fait, que ce soit de la photographie ou de la vidéo, nourrissent notre cinéma, et vice-versa. Dès le départ, nous n'avons pas du tout eu envie de définir les choses, de définir un terrain de travail. Cela dépend vraiment de notre rencontre avec un sujet, une personne, une idée...
C'est donc un petit peu au feeling ?
J.H. : Oui, c'est aussi une sorte de recherche qu'on fait. On se considère comme des chercheurs tous les deux, il y a beaucoup d'enquêtes dans nos œuvres. On revendique ainsi une forme de liberté, celle de pouvoir passer d'un film long à un film court, d'une vidéo à une performance.
Quel visage, ou plutôt non-visage, du Liban cherchez-vous à restituer dans vos œuvres ?
Khalil Joreige : Il n' y a pas un seul visage, nous essayons tout le temps de sortir des définitions. Notre travail se passe à Beyrouth, certes, mais n'est pas seulement sur Beyrouth. Il réinterroge, à partir d'une situation extrêmement précise, différents enjeux de l'image contemporaine. Ce qui est très important pour nous, c'est que le territoire n'est pas seulement une géographie, il est également constitué de temporalités, il est habité par l'idée du contemporain, du fait de partager un temps ensemble.
LE CERCLE DE CONFUSION, 1997. TIRAGE PHOTOGRAPHIQUE DÉCOUPÉ EN 3 000 FRAGMENTS TAMPONNÉS, NUMÉROTÉS ET COLLÉS SUR MIROIR.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
Mais qu'est-ce qui fait que le Liban a une spécificité pour traiter de ces enjeux contemporains ?
J.H : Déjà, si l'on se base sur l'une des premières installations, Le Cercle de confusion [ci-dessus], le fait de prendre une photo de la ville, et de la découper en trois mille morceaux, sert à dire qu'une ville n'est pas définie, ne peut pas l'être. Il n'y a donc pas un visage unique, mais une multiplicité continue de visages qui se dessinnent et de sens qui se trouvent. Toute représentation ne peut pas être figée, elle doit toujours être dans l'évolution.
Oui, et c'est pour cela qu'il est écrit «Beyrouth n'existe pas» au dos de chaque morceau...
J.H. : Bien sûr, l'idée d'écrire «Beyrouth n'existe pas», c'est justement de dire le contraire ! Beyrouth n'en finit pas d'exister, et de se renouveler à travers le regard de celui qui la saisit. Voilà pourquoi les gens prennent des fragments, et révèlent un miroir... Ils participent à une perpétuelle recherche.
Chacun peut prendre un bout avec soi, et le garder ?
J.H. : Oui oui ! Et tout le monde est filmé, à l'extérieur un écran permet de voir les visiteurs filmés.
K.J : Cela constitue alors un film de 3000 images, d'une durée de deux minutes, et qui est constamment reconfiguré, d'où l'histoire d'un «cercle de confusion».
CARTES POSTALES DE GUERRE, 2ème partie du projet WONDER BEIRUT, 1997-2006. ÉDITION DE 18 CARTES POSTALES.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
Pourquoi choisir de déconcerter le spectateur, avec par exemple ces «cartes postales de guerre» (ci-dessus) qui sont en elles-mêmes une sorte d'oxymore, de contradiction ?
K.J. : Déplacer le regard sur certaines situations et certaines représentations, qui sont stéréotypées, fait partie de notre travail. Les cartes postales font partie d'un projet qui s'appelle Wonder Beirut, et évoque une époque où, tout d'un coup, les cartes postales du Beyrouth d'avant-guerre étaient ressorties comme si de rien n'était, comme si notre guerre n'avait pas eu lieu... On avait donc fait tout ce travail autour de ce personnage, qui s'appelait Abdallah Farah [figure d'un photographe fictif, NDLR], qui aurait en quelque sorte détruit ces images pour les rendre plus conformes à son réel...
J.H. : ...Et qui les aurait prises comme ça. À l'époque se pose la question de l'image idéale, de l'image nostalgique, dans laquelle la photographie se cantonne parfois. Il faut aussi que, sur certains sujets, il y ait un peu de provocation : déplacer le regard, c'est amener deux réalités à s'entrechoquer.
CARTES POSTALES DE GUERRE N°1 SUR 18, 2ème partie du projet WONDER BEIRUT, 1997-2006. ÉDITION DE 18 CARTES POSTALES.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
D'où une sorte d'interactivité entre les œuvres et les visiteurs (cartes postales qu'on peut prendre, miroir à révéler, visiteurs filmés...) ?
J.H. : Tout à fait, cet aspect nous intéresse beaucoup ! On trouve que le lieu de l'exposition est un lieu d'expérimentation, de participation...
K.J. : On le ressent même au niveau de la façon dont certaines des pièces sont produites. L'exposition est elle-même une expérience. Par exemple, la grande photo blanche, Images rémanentes [ci-dessous], lorsqu'on la regarde d'un peu loin, on a l'impression qu'il y a uniquement du blanc. Ce n'est que lorsqu'on s'approche qu'on voit toutes ces images fantomatiques qui réapparaissent... De même, sur les grandes photos pliées, il y a les réflexions du Beyrouth d'aujourd'hui dans la fusée des années 60. C'est quelque chose qui, lorsque cette œuvre passe sur la reproduction internet, est invisible ! Cela fait partie de l'expérience d'un spectateur : un voyage sensoriel est proposé.
180 SECONDES D'IMAGES RÉMANENTES (DÉTAIL), 2006. 4 500 PHOTOGRAMES, TIRAGES LAMBDA SUR PAPIER, BOIS, BANDES VELCRO.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
L'accumulation des affiches de campagne, qui d'ailleurs n'ont pas changé au Liban jusqu'à aujourd'hui, est-elle pour vous une caractéristique d'un pays où la politique a un réel problème d'image et joue sur les sentiments ?
J.H. : Je pense que c'est un problème d'ordre mondial ! Il est impressionnant de voir aujourd'hui à quel point le discours politique est peu présent, et ne fait en réalité que jouer continuellement sur les émotions.
K.J : Oui, il y a des votes affectifs, irrationnels...
J.H : La politique est devenue vidée de sa substance !
K.J. : Ce qui nous importait dans cette vidéo, Toujours avec toi [ci-dessous] était surtout que l'image politique avait sursaturé l'espace. Cela existe dans d'autres moments, comme dans les festivals par exemple... Très souvent, les gens ont considéré qu'on avait un problème avec notre histoire, parce qu'il y avait un manque d'images... Nous voyons là presque l'inverse : il y a une saturation d'images, qui nous permet alors de nous interroger sur le poids de ces images. C'est pour cela que l'on développe ensuite certaines stratégies pour essayer de réfléchir à la puissance des images par leur retrait.
J.H. : Souvent l'absence d'images ou, au contraire, le trop-plein d'images, aboutissent à la même chose, c'est-à-dire à un problème de discernement... On voit par exemple dans cette vidéo comment les visages se mêlent. L'exposition entière est une réflexion sur les images, sur la nécessité des images. Qu'est-ce qu'on fait, dans un monde rempli d'images, pour leur rendre une émotion et une poésie ? Question centrale... que l'on essaye de poser.
TOUJOURS AVEC TOI, 2011. Vidéo, couleur, durée : 6mn.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
Vous avez également photographié les fusées Cedar de l'association libanaise pour l'étude des engins spatiaux, dans votre projet Dust in the Wind (ci-dessous). Pourquoi revenir sur cet épisode oublié de l'histoire libanaise des années 60 ?
J.H. : On a découvert ce projet il y a quelques années. Il nous a semblé intéressant-non pas pour le passé en tant que tel, nous ne sommes pas du tout nostalgiques, nous ne pensons pas que «c'était mieux avant»... Par contre, on juge intéressant de réactiver certaines représentations pour voir ce qu'elles peuvent produire aujourd'hui. Un projet spatial, au Liban, dans les années 1960, nous a d'abord semblé étonnant. Plus étrange encore : le fait que les gens l'aient oublié, parce que pendant toute notre vie, on nous a toujours dit : «On ne parle pas des guerres libanaises»… Petit à petit, en cherchant, on a découvert la richesse de ce projet. Nous avons ainsi pu réfléchir sur les années 60, mais aussi sur aujourd'hui, à travers ces images-là. C'est là un moyen de penser la matérialité et l'immatérialité, le visible et l'invisible, qui sont au cœur de l'image. Un projet ne compte pas seulement pour ce qu'il raconte, mais aussi pour ce qu'il permet d'expérimenter...
DUST IN THE WIND, CEDAR 4, 6ème PARTIE DE THE LEBANESE ROCKET SOCIETY, 2013. Tirage chromogène sur Diasec et plexiglas sculpté
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
D'autant plus qu'à l'époque, le Liban était en avance dans ce domaine...
K.J. : Oui, il y a eu une mésentente après, parce qu'il s'agissait là de fusées d'exploration spatiale. Alors qu'aujourd'hui, quand on pense à une fusée dans le monde arabe, c'est un missile. Celles-ci avaient en revanche été conçues pour la paix. Il fallait donc réélargir les possibilités d'interprétation de cette fusée. C'est comme si le monde se réduisait, et qu'il fallait donc le réexplorer.
Comme s'il fallait changer également les images qu'on a en nous ?
J.H. : C'est exactement ça ! L'image qui est ici derrière consiste à percevoir les fusées comme nécessairement militaires, pour nous comme pour les autres.
K.J. : On a même fait un film entier sur cette question !
J.H. : Oui, parce que ce qui nous intéresse aussi, c'est le rapport fragile que l'on a à l'image, son caractère vulnérable. On ne fait pas des œuvres d'art qui s'érigent avec autorité, avec du savoir... On aime aussi que les gens recherchent, on veut partager notre questionnement avec eux.
Le documentaire sur le camp de Khiam (ci-dessous) est également frappant... Pourquoi ce choix du témoignage ?
J.H. : Parce que nous nous intéressons à l'écriture de l'Histoire, à la façon dont elle se partage ou ne se partage pas. Le camp de Khiam était un lieu où il n'y avait pas de représentation, un camp invisible.
K.J. : Effectivement, parce qu'il était dans une zone occupée par Israël, au sud du Liban... Il n'y avait donc aucune image de ce camp. Et ça nous a tout d'un coup posé une question d'ordre cinématographique : comment rendre compte de quelque chose qu'on ne sait pas voir ? Par le témoignage des rares personnes qui l'ont vu. Et dans la façon dont on l'expose, on montre aussi les objets qui y étaient : parce que ce qui est très intéressant dans ces objets, c'est que les anciens détenus les considèrent comme étant des objets artistiques. Uniquement parce qu'ils ont été faits dans ces conditions-là ! Les conditions de fabrication et leur contexte, on le voit ici, déterminent donc la production même de l'art.
KHIAM, 2000-2007. 2 vidéos, couleur, son, durée : 103mn.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
Vous inventez une espèce de monde photographique fictif dans l'exposition : Abdallah Farah le faux photographe, des pellicules qui ne sont pas développées... C'est une sorte d'exploration de la photographie que vous proposez ?
K.J. : C'est exactement le cœur de notre interrogation : quel est le poids des images ? Notre travail est en définitive très simple : comment une image a-t-elle ou non une puissance sur nous ? Comment on arrive à y croire, à ces fusées, à ces arnaques sur Internet ?... Nous ne voulons pas simplement que l'image soit belle, nous la voulons importante, signifiante.
J.H. : À travers l'image, il faut aussi questionner le médium que l'on utilise : on veut pousser l'image à ses différentes limites. Par exemple, dans Dust in the wind, les photos sont des sculptures... Ce qui permet aussi de regarder les choses différemment, d'amener les gens à se repositionner par rapport à ce qu'ils voient.
K.J. : Sur Dust in the Wind, il est vrai qu'il y a une expérience à vivre. De loin, on a l'impression que ce sont des photos d'archives. En fait ce sont des sculptures, réalisées à partir des images manquantes : on avait remarqué que tous les photographes avaient raté le moment du décollage des fusées, donc on est reparti sur les films pour modéliser ce moment, le sculpter en 3D. On voulait ainsi donner un corps physique à ce qui n'en a pas, à savoir la fumée.
DUST IN THE WIND, CEDAR 4, 6ème PARTIE DE THE LEBANESE ROCKET SOCIETY, 2013. Tirage chromogène sur Diasec et plexiglas sculpté
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In SItu - fabienne leclerc
On a effectivement l'impression que la fumée a la forme exacte d'une fusée dans ces images (exemple ci-dessus)...
J.H. : Exactement, ça donne de la matérialité à la virtualité.
SE SOUVENIR DE LA LUMIÈRE, 2016. 2 vidéos HD, couleur, son, durée : 8mn. Coproduction Sharjah Art Foundation, Sharjah.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
La vidéo sur la plongée donne son titre à l'exposition : Se souvenir de la lumière (image ci-dessus). Que voulez-vous montrer à travers cette vidéo ?
K.J. : C'est encore et toujours le rapport à l'image ! Il y a là un phénomène optique : plus on descend dans l'eau, plus on filtre le spectre lumineux, et on perd donc des couleurs. On va perdre d'abord le rouge, l'orange, le jaune, le vert, le bleu... et lorsqu'on est dans les abysses, si l'on allume une lumière, les couleurs reviennent. Le plancton devient même fluorescent !
J.H. : Oui, et pour prolonger ce que dit Khalil, lorsqu'on arrive en bas, on a l'impression d'être atteint par quelque chose de chaotique, de sombre, qui est en fait ce temps qu'on vit... D'où l'importance de savoir se souvenir de la lumière. C'est la poésie, la photographie, les différents arts, qui permettent de s'opposer à tout ce qui touche aux nationalismes, tout ce qui veut diviser, tout ce qui assombrit.
K.J. : Là encore, comme l'on sent que le monde se rétrécit, on a envie que la poésie réélargisse le spectre, le territoire. Il en est de même dans l'œuvre En attendant les barbares (ci-dessous), qui est un travail sur les photographies animées. Ce sont des superpositions de plein de temporalités différentes, de poses différentes...
EN ATTENDANT LES BARBARES, 2013. Vidéo HD, couleur, son, durée : 4mn30s. Coproduit par Onassis Cultural Centre for the Visual Dialogues.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
Se souvenir de la lumière vaudrait donc aussi comme une morale, un message à porter ?
K.J. : Ah, pas comme une «morale», on ne veut pas parler en termes de «morale»...
J.H. : Une sorte de message, par contre, oui. C'est une façon pour nous de dire qu'il faut garder cette lumière en soi...
K.J. : … et sauver la poésie !
LA RUMEUR DU MONDE, 2014. 14 à 26 écrans, dispositif sonore de 40 à 100 enceintes, 38 vidéos HD, couleur, son, durées variables. Coproduction Villa Arson, Nice, HOME, Manchester et MIT List Visual Arts Center for Cambridge and Futurum.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
L'œuvre La Rumeur du monde (ci-dessus), et plus largement le thème des scams [mails frauduleux qui demandent une transaction d'argent, et récités ici par des anonymes dans plusieurs vidéos, NDLR], est assez énigmatique... Qu'est-ce qu'elle révèle de malsain dans notre monde selon vous ?
K.J. : Ces mails sont particulièrement efficaces. Chaque année, il y a 1,2 milliard d'euros transférés ! Et cela provient d'une très vieille narration qui existait dès le XVIIIème siècle en France, après la révolution !
J.H. : Exactement, et on voulait les rassembler, mais au début on ne savait pas trop ce qu'on allait en faire... On a voulu alors raconter, à travers cette histoire, celle du monde en général. Tout le monde est atteint par ces mails, mais seuls certains y répondent : on s'est donc demandé ce que cela voulait dire sur la foi, sur le pourquoi de la croyance. Et c'est pour cette raison qu'une cartographie du monde est reconstituée. On peut y croire un instant, à ce discours, mais il y a une rupture à un moment donné, comme dans les rumeurs qui agitent le monde.
LA RUMEUR DU MONDE, 2014. 14 à 26 écrans, dispositif sonore de 40 à 100 enceintes, 38 vidéos HD, couleur, son, durées variables. Coproduction Villa Arson, Nice, HOME, Manchester et MIT List Visual Arts Center for Cambridge and Futurum.
© Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Galerie In Situ - fabienne leclerc
Votre condition d'artiste est-elle intimement liée au Liban et à son histoire ? Êtes-vous exposés là-bas ?
J.H. : Oui, très souvent, mais pas assez à notre goût ! On voudrait que toutes nos expositions, tout ce que l'on fait, ait pour commencement Beyrouth. C'est ce dont nous rêverions, mais il n'y a pas assez de lieux, de possibilités... Notre désir profond serait de montrer tout notre travail au Liban ! Mais ce n'est jamais aussi simple...