© Yannick Cordemy
Enfin à Arles ! À 71 ans, le photographe français présentera sa première exposition personnelle aux Rencontres. Ayant longtemps vécu aux États-Unis, Bernard Plossu présente Western Colors, un livre où certains de ses clichés des années 70 sont sélectionnés. Le Grand Ouest, ses étendues, ses bâtiments, ses couleurs... Rencontre avec un voyageur, qui se déplace au gré de son appareil.
L'album s'appelle Western Colors, et pourtant la couleur n'a pas toujours été présente dans vos œuvres. Pourquoi ce choix qui, dans les années 70-80, n'allait pas forcément de soi ?
J'en ai toujours fait, aux Etats-Unis notamment, j'ai montré plus de photographies en couleurs qu'en noir et blanc. En France, c'est vrai que j'en ai moins montré. L'idée, assez nostalgique d'ailleurs, c'est de revenir sur les pas des vingt années où j'étais aux États-Unis, et de montrer que, même si je résidais là-bas, je propose une vision française. Je ne suis pas américain.
La couleur est fondamentale dans ces paysages, pour vous ?
Non, ce qui est fondamental c'est la photographie. Il y a des jours où on charge en couleurs, d'autres en noir et blanc, et des jours où on a les deux. Il arrive ce qui arrive ! Le hasard m'a souvent fait choisir le matin, il m'a fait me dire : « Aujourd'hui, c'est en couleurs ». Mais dans mes photos d'archives, il y a plus de noir et blanc. J'aime les deux.
Donc le hasard vous gouverne ? C'est pour cela que vous avez toujours votre appareil sur vous ?
Oui, il a la moitié de mon âge : 35 ans ! Et pour le hasard, je pense qu'un photographe a celui qu'il mérite. Il y a une manière d'être disponible au hasard. Ce n'est pas une question de réflexion, mais une question de situation. Mais ça n'est pas du Cartier-Bresson pour autant, je ne cherche pas l'instant décisif, mais l'instant non décisif !
Vous insistez, dans votre préface, sur le lien de votre travail avec le cinéma de votre enfance (Robert Aldrich, Sam Peckinpah). Que cherchez-vous à restituer de ces films dans vos photos ?
Les paysages, et puis aussi les traces des Indiens, qui n'y sont plus. En les voyant on imagine automatiquement que des Indiens vont arriver, mais non ! En plus, on n'a plus droit de les photographier dans certains villages. Mais malgré tout, il y a vraiment des moments où on se dit : « Il va y avoir un Apache ». J'y pense peut-être à cause du fait de les avoir vus dans les westerns... On reconstitue toujours les choses. Et puis c'est leur pays...
Le procédé Fresson donne à vos images un caractère onirique, une sorte de frémissement entre réel et rêve, entre photo et dessin pastel. Pourquoi ce procédé ?
C'est un procédé au charbon mat. Ce qui m'intéresse dans Fresson, c'est qu'il y a du grain, et donc la même ambiance qu'en noir et blanc : ce ne sont pas des belles couleurs. Mais je ne dirais pas que c'est entre le dessin et la photo, je trouve qu'au contraire, cela rapproche du réel, parce que ce n'est pas brillant. Ce qui fausse le réel, souvent, ce sont les photos avec des tirages brillants, comme dans les cartes postales. Là, le tirage est mat et sévère. Vous dites onirique, je dirais sévère, je trouve qu'on est plus proche du réel. Mais je n'avais pas pensé à «onirique», pourquoi pensez-vous à cela ?
MONTAGNES PRÈS DE TAOS, NOUVEAU-MEXIQUE, 1978 © Bernard Plossu / Signatures
Mais par exemple ne serait-ce que la première photo de l'album [ci-dessus] ! Regardez ce ciel, c'est presque irréel...
Ah oui, là c'est onirique, et ça tombe bien ! Parce que c'est la montagne sacrée des Indiens, c'est mystique ! Et vous voyez ces nuages... c'est ce que fait Fresson, il sait faire sortir les nuages. Là c'est presque plus qu'onirique, c'est sacré, effectivement.
Les paysages que vous saisissez sont vastes, immenses, et vous avez pourtant utilisé un format 24x36. Qu'est-ce qui vous charme dans ce format ?
Je trouve qu'il ne faut jamais montrer le grand en grand, c'est-à-dire que lorsqu'on montre un format pas trop grand, on doit s'approcher de la photo, et plonger vraiment dans l'image. On rentre dans le paysage, c'est comme prendre une claque. C'est redondant d'avoir des grands formats, des grands tirages... Souvent les photographes américains tirent leurs photos en très grand, trop grand, cela n'a pas vraiment de sens pour moi. Le grand ne rend pas grand.
À quel rythme travaillez-vous ?
Je suis très rapide, mais je me déplace très lentement. Je bouge à droite, à gauche, mais une fois que je suis en prise de vue, je vais très vite, je deviens nerveux. C'est là une manière très française de faire, Cartier-Bresson, Doisneau... Les Français ont la tradition d'être rapides. La photographie est un mélange de calme et de nervosité. Il faut être calme et serein, mais encore une fois aller très vite au moment de la prise de vue : on en rate quatre sur cinq au début tellement c'est rapide.
Tout à fait. C'est un mélange de folie et de sagesse. Cela nécessite de l'acuité et de l'intelligence. C'est en fait une manière de réfléchir au monde, et je trouve que pas mal de photographes pourraient être anthropologues, tout comme les anthropologues sont souvent photographes. Claude Lévi-Strauss a écrit, mais il a aussi photographié ! Et il ressort de ces photos ce qu'il n'y a pas dans un texte : la sensualité.
Mais justement, il y a très peu d'êtres humains dans vos photos, et même les bâtiments ont un air inhabité et solitaire... Cet aspect vous tient-il à cœur dans la photographie ?
Non, j'ai fait un autre ouvrage où il y a uniquement des êtres humains. Il y a des moments où je sais qu'il ne faut pas en mettre. Mais c'est vrai qu'il n'y en a pas beaucoup dans ce livre-là...
Les paysages se suffisent à eux-mêmes ?
Oui, ça n'est pas toujours le cas, mais là oui. Et c'est vrai que récemment, les Américains s'habillent de plus en plus mal... C'est la mondialisation, moi je me sens nettement du XXème siècle, je suis comme un zombie dans le XXIème. De mon temps, on faisait du vélo sans casque, on n'avait pas peur...
JUS D'ORANGE, CALIFORNIE, 1980 © Bernard Plossu / Signatures
Il y a quelques photos plus déconcertantes : entre autres celle avec le panneau « Avenue des Champs Elysées » , et celle de ce jus d'orange qui déborde (ci-dessus)... Des explications ?
Ah, le jus d'orange, c'est très américain ! Il n' y pas d'Amérique sans O.J. : Orange Juice ! Il n'y a pas de breakfast sans jus d'orange. Je trouvais ça beau, la teinte orange sur la nappe. Elle n'aurait pas été belle en noir et blanc, il fallait de la couleur. C'est purement esthétique. Et les Champs-Elysées, je ne sais pas ce que ça faisait là. Je n'ai pas pu m'en empêcher !
Quelle photo préférez-vous dans ce livre ?
TAOS, NOUVEAU-MEXIQUE, 1977 © Bernard Plossu / Signatures
Sans aucune hésitation : celle-là [ci-dessus, NDLR]. Parce que c'est la vérité, c'est la boue, c'est la neige. C'est pas le bel Ouest tel qu'on l'imagine. Là on est en plein Moyen-Âge, dans les Pays-Bas... Les bruns et les gris sont très beaux, j'adore cette photo. L'autre, ça serait le bus scolaire, c'est pour moi très autobiographique.
Il y a aussi celle-ci, avec ces poteaux électriques...
Ah oui, ça c'est toute la beauté de l'Ouest américain : ils sont laids mais ils sont en bois, ces poteaux, alors qu'en France ils sont extrêmement laids parce qu'ils sont en béton. C'est infernal, le béton, ce n'est jamais bien.
Il y a encore du beau à photographier ou pas ?
Oui, pour sûr ! La photographie reste très vivante. Mais je ne fais pas de numérique. Mon appareil photo fait 36 vues. C'est mieux, parce qu'on se limite, alors qu'avec un numérique, on peut prendre 600 photos ! On ne peut pas être intelligent en 600 vues. Voilà pourquoi je conseille aux jeunes photographes l'argentique. Pour ne pas se laisser aller. En donnant trop d'apparence de liberté, on emprisonne. Et puis regarde les prix de l'art : autrefois on parlait du marché de l'art, aujourd'hui c'est l'art du marché.
Vous ne croyez pas au progrès tel qu'il est présenté ?
Ah non, pour moi l'ennemi de la civilisation c'est Internet, ce sont les ordinateurs. Si j'arrive à prendre ma retraite et à foutre le camp, je m'offrirai le luxe de jeter mon ordinateur par la fenêtre, et de le briser en mille morceaux ! C'est affolant ! Tout le monde peut savoir tes goûts en un clic...
Et les Rencontres d'Arles, alors ? Première exposition personnelle, comment appréhendez-vous ce rendez-vous ?
C'est la première fois en tant qu'expo personnelle ! J'y vais pour deux jours. Ça faisait longtemps, mais en fait je n'y vais pas d'habitude, parce qu'il y a trop de monde. Mais cette année, je fais mon métier ! Je ne m'y rends pas pour deux jours de fête, au contraire. J'ai un petit peu d'appréhension, mais je ne suis pas allé voir l'espace : je les laisse libres, on verra bien !
Livre : Western Colors.
Textuel éditions.
Préfaces de Bernard Plossu, Francis Hodgson et Max Evans.
Prix : 49,90€.
ISBN : 978-2-84597-552-1