Des ombres, des profils à moitié mangés par l'obscurité, des personnages en mouvement qui semblent toujours sur le point de s'évanouir de l'image, comme si leur corps était déjà mort alors que leur âme est toujours là : telles sont les photographies de Laurence Leblanc prises au Cambodge, en plein chaos. Celle qui vient de remporter le prix Niépce 2016 - ce n'est pas rien ! - a un style bien à elle. De quoi la distinguer de ses illustres prédécesseurs, lauréats du même prix. Elle photographie des figurines, des objets, des enfants. Et alors que les yeux sont pour beaucoup de photographes un lieu de sens, d'émotion, elle les laisse souvent dans l'ombre sur ses portraits comme si seul importait le relief d'un visage, la fragilité d'une forme humaine et les vibrations des corps. On ressent presque le frissonnement qui fut le sien au moment d'appuyer sur le déclencheur. Rencontre avec une photographe exigeante et passionnée, qui nous révèle ses visions.
Rithy, Chéa Kim Sour et les autres, 2000-2001 © Laurence Leblanc
Qu'avez-vous ressenti en apprenant que vous aviez reçu le prix Niépce 2016 ?
J'en ai été très heureuse car c'est la reconnaissance de tout un travail, de tout un cheminement. J'ai tissé un fil de mes débuts à aujourd'hui. Chaque série a un vrai sens, chacune a sa place dans mon parcours. Je pense aussi que les personnes qui m'ont soutenue, de manière visible ou invisible, sont sincèrement contentes de cette nouvelle.
Robert Doisneau, Jean-Loup Sieff, Florence Chevallier, Elina Brotherus font partie des photographes qui ont aussi remporté le prix Niépce : duquel vous sentez-vous la plus proche ?
Je ne connais pas personnellement Elina Brotherus mais je sens qu'elle aussi creuse son sillon. Je vois dans son travail un point de vue très fort et une vraie continuité.
Vous avez pris des cours de dessin, de peinture et de gravure avant de vous intéresser à la photographie : qu'est-ce qui vous a amenée à vous prendre d'affection pour ce médium ?
En dessin, j'étais très libre, mais j'aime le rapport au réel, à l'autre et au temps que permet la photographie. Elle demande de la distance mais aussi de l'implication. La photographie, ce n'est pas seulement faire des photos, c'est une réflexion, l'élaboration d'un point de vue.
Vous travaillez en argentique, mais aussi en numérique ?
Oui, j'ai commencé à travailler en numérique pour ma série « Rendons-le possible », mais aussi pour « D'argile ». Quand on est photographe, le numérique est une vraie révolution. Maintenant qu'il m'arrive de l'utiliser, je fais toute la post-production moi-même. J'ai toujours ce « temps » - pour moi essentiel lorsque je travaillais en argentique et que je développais mes films.
Contrairement à certains photographes qui n'aiment pas trop expliquer leurs photos - ils ont l'impression de participer à « l'ère du concept » - vous aimez mettre des mots, des textes sur vos photos - la vidéo « Mots de minuit » en est la preuve - pourquoi ?
Le sens et les mots sont à la base de mon travail : c'est ce qui me porte. Un travail part toujours d'une envie, d'un désir, liés à des convictions et donc à des mots. On ne fait pas de la photographie par hasard. Un photographe a des choses à dire sur ce monde qui est à la fois simple et complexe, même si avec mes images, je ne veux pas donner de point de vue arrêté. Je n'impose rien. Chacun peut aller là où il a envie d'aller. Je veux dépasser la surface des choses, ne pas m'arrêter à ce que je vois. Christian Caujolle parlait d' « éthique, esthétique, politique » : la photo ne doit pas être décorative, elle doit réjouir les yeux, et le politique existe en latence dans l'image. Ce n'est pas par hasard que je suis allée au Cambodge pour travailler. Ce que j'ai photographié là-bas, je ne le referai pas en Afrique : ce n'est pas le même vécu. Quant à l'éthique, elle renvoie à une morale personnelle, à des règles. L'une des questions la plus importante à mes yeux : est-ce qu'une image répond à mes critères à moi ? L'image, aussi bien que les mots, véhicule mes convictions.
Rithy, Chéa Kim Sour et les autres, 2000-2001 © Laurence Leblanc
Les ombres et le flou sont omniprésents sur vos photographies. N'avez-vous pas peur de transformer vos modèles en fantômes ? En êtres désincarnés ?
Au Cambodge, on dit que si un mort n'a pas eu de cérémonie pour les défunts, son âme est condamnée à errer éternellement. Et les enfants ont quelque chose de ces âmes errantes. Peut-être parce qu'ils ont leur tristesse, leurs questionnements. On devine leur monde intérieur. Le flou exprime l'impermanence des phénomènes, des sensations. Tout est sans cesse en transformation. Ce flou traduit aussi les silences de tout un peuple après un génocide. Je suis très intuitive, je fais ce que je ressens. Même si j'ai des obsessions quotidiennes, j'ai toujours des choix à faire, comme tout être humain. J'ai conscience que le monde change sans cesse et je prends cela en compte dans ma façon de travailler, en essayant de ne jamais avoir de regrets.
Rithy, Chéa Kim Sour et les autres, 2000-2001 © Laurence Leblanc
D'argile © Laurence Leblanc
Sur beaucoup de vos clichés, les yeux des enfants ne sont pas visibles, presque effacés par le flou et le grain de la photo. Les personnages miniatures modelés dans la glaise pour le film L’Image manquante du cinéaste cambodgien Rithy Panh sont finalement les seuls dont on voit les yeux et les détails du visage alors qu'ils ne sont pas vivants... N'est-ce pas étrange ?
Je n'ai jamais voulu montrer la réalité en photographie. Je préfère qu'on soit touché par quelque chose d'impalpable parce que c'est ce qui parle à tout le monde. Dans nos sociétés occidentales, on est de plus en plus dans le virtuel et donc moins confrontés au réel. Les figurines ne sont certes pas vivantes, mais je me sentais face à elles comme face à des êtres humains. Comme tout est destiné à se transformer et que ces petits personnages faits de terre et d'eau - au Cambodge, le rapport à l'eau est très fort - n'ont pas été cuits, ils vont redevenir poussière. Vous savez, un jour, j'ai fait là-bas une série avec des adolescents dont on voit les yeux. C'était lors d'une cérémonie de Nouvel an : pour ce jour très important, toutes les générations se rejoignent. L'être humain est magnifique, il ne faut juste pas l'oublier.
D'argile © Laurence Leblanc
Sur l'une des photos de cette série que vous avez intitulée « D'argile », on se rend enfin compte de la petite taille de ces figurines. A qui sont les mains qui ont été photographiées à côté de la figurine présente sur la photo ?
Ce sont les mains du sculpteur, c'est un paysan - à l'origine, il n'est donc pas artiste - qui avait porté des décors pour le dernier film de Rithy Panh. Cette figurine, qui pèse quelques grammes, représente le papa du réalisateur Rithy Panh - c'était un professeur, très respecté - et d'autres représentent Rithy Panh enfant et ses frères. J'ai réalisé les portraits de cette série sur la terrasse de la maison de production à Phnom Penh.
En réalisant la série « Rithy, Chéa, Kim Sour et les autres » au Cambodge, vous vous demandiez : « Comment un enfant trouve-t-il son identité sensorielle dans un environnement confronté à l’histoire et à la perte ? » Avez-vous trouvé un début de réponse à force de les photographier ?
Je questionne mais je ne cherche pas de réponse. On est tous pareil, seul le contexte diffère. Sur certaines photos, il y a quelque chose qui vient de très loin. J'aurai pu montrer des enfants joyeux, mais je préfère les photographier pensifs, tristes. Je les garde dans ces moments-là, car ces sentiments sont universels.
Rithy, Chéa Kim Sour et les autres, 2000-2001 © Laurence Leblanc
Vos photos disent l'attente, la solitude, l’oppression, la détermination, la détresse ; elles montrent la jeunesse, la vieillesse, mais aussi la tension et le tragique d'une vie dont il est parfois difficile de dessiner tous les contours tant elle nous échappe. Ai-je oublié quelque chose ?
J'ai envie d'utiliser des mots encore plus forts, même si j'aime bien le mot « tension ». Mes photos montrent la vie et la mort, l'aliénation et le pouvoir. Elles posent aussi ces questions : comment vient-on au monde ? Pourquoi l'être humain, l'adulte, veut-il toujours avoir du pouvoir sur un autre ? Je sais que c'est une question humaine, mais je ne peux raisonner comme ça. A l'école ou maintenant, je n'ai jamais eu envie de dominer, ni d'avoir du pouvoir sur quelqu'un d'autre, jamais !
L'un des objectifs d'Albert Plécy, le fondateur du prix Niépce, était de sortir les photographes de l’anonymat et de les aider à déployer leur influence auprès du grand public. Vous qui êtes peu médiatisée, est-ce que cette nouvelle célébrité vous embête ?
J'ai toujours pensé que si l'on me donnait la parole en tant qu'artiste, je la prendrai. Je suis de nature discrète mais aussi sociable et spontanée, je n'ai pas d'arrière-pensées. J'aime que tout se fasse avec fluidité ou ne se fasse pas. Répondre aux demandes, aux interviews me fait toujours plaisir. Je ne ressens aucun stress à l'idée d'être connue ou de ne pas l'être... J'ai un rapport très serein au temps et à ce qu'il m'apporte !
D'argile, Cambodge, 2013 © Laurence Leblanc