« Cette photo est une proposition de naissance qui lie l'homme à la terre : on peut naître des arbres, de la glace... » L'hypothèse glaciaire © Gaspard Noël
Située à exactement 2 447 km de la France, l'Islande nous paraît pourtant toute proche sur les photographies de Gaspard Noël exposées sur les murs de l'Hôtel Renaissance Paris Vendôme. Cascades, cratères, montagnes colorées, et étendues de sable noir surgissent sous nos yeux pour cette série intitulée Futilités. Comme s'ils étaient les premiers – ou les derniers – habitants de l'île, Gaspard et ses doubles sont tour à tour nus, voilés, enchaînés. Rencontre avec un jeune photographe qui prête attention à tout ce que l'humanité a créé.
Pourquoi avoir choisi le Marriott Renaissance Paris Vendôme, qui est un hôtel luxueux, pour exposer vos photographies ? Est-ce pour le contraste entre cet intérieur cossu et vos paysages sauvages ?
Ce sont eux qui sont venus me chercher et j'accepte toute proposition. Ma vision idéale de l'humanité se prive de luxe, mais mes photographies sont difficiles à vendre à des particuliers puisque je privilégie les grands formats.
Nadar, John Coplans, Robert Mapplethorpe font partie de ces photographes connus pour leurs autoportraits. Chacun avait son style, mais la plupart du temps, sur leurs autoportraits, on voit leur visage ou on les voit de près. Ce n'est pas le cas sur les vôtres où la nature prend presque toute la place. Pourquoi cette envie de montrer votre corps et non votre visage ?
J'ai commencé par des autoportraits classiques. Quand j'étais au collège, je m'en servais pour afficher ma personnalité. De même au lycée : je voulais montrer à mes amis qui j'étais, leur faire découvrir mon monde intérieur. Puis j'ai eu envie de m'éloigner de moi-même. Je me suis dit que j'avais probablement d'autres choses à dire. Réaliser des autoportraits me dispense d'engager des modèles, et ainsi, je ne dépends que de moi-même. Je me connais bien, je connais mon corps, la façon dont les lumières éclairent mon visage. Je pense que les débuts de ma pratique de l'autoportrait étaient narcissiques – j'étais dans ma chambre et je me déguisais en toutes sortes de personnages avec les vêtements qui me tombaient sous la main – mais depuis, je suis sorti de ma chambre et je me suis intégré à l'univers. Mon but, c'est l'universalité, et j'aime à me représenter nu car la nudité est commune à tout être humain.
Né du chaos © Gaspard Noël
Pour réaliser cette série intitulée Futilités, vous avez passé 21 jours en Islande. Comment avez-vous choisi les lieux qui sont par la suite devenus les décors de vos photographies ?
En Islande, les paysages sont très accessibles, et quand je m'arrête pour prendre une photo, c'est que la vue m'a convaincue. Après, j'essaie de m'inclure dans ce lieu sublime sans le gâcher. La cohésion entre le paysage et moi est essentielle. Question couleurs, j'essaie de rester fidèle à la réalité. Pour Né du chaos, j'étais dans un canyon. J'avais passé une journée entière sans prendre de photos et c'était terrible. Je suis arrivé sur un plateau avec une vasque, et le lit de la rivière était fait de roches colorées, très lisses. L'esthétisme compte énormément à mes yeux : il n'y aura jamais trop de beauté dans le monde.
Comment procédez-vous pour réaliser ces autoportraits ?
J'ai recours à la même méthode pour toutes mes photos : après avoir déniché un endroit stable pour poser mon pied d'appareil photo, je commence par un quadrillage du paysage. 30 à 40 photos sont nécessaires pour réaliser une seule image de taille moyenne et environ 200 photos pour créer les plus grandes images. Ensuite, je vise avec mon appareil l’endroit précis où je compte poser, puis je lance le retardateur. Je cours me mettre en place et une fois la photographie prise, je retourne à mon appareil, vérifie la prise, et si elle ne me convient pas, je recommence l’opération, autant de fois qu’il le faut pour obtenir ce que je désire. Une fois que j'ai toutes les pièces du puzzle, l'image finale apparaît. Elle est d'une qualité irréprochable. Cette technique requiert patience et rapidité : je dois aller vite, prendre chacune des parties du paysage successivement, sans laisser trop de temps de pause entre chacune car dès qu'un nuage bouge, que le soleil se cache, ou réapparaît, la lumière est différente.
La grâce d'Icare © Gaspard Noël
L'exercice doit être difficile pour les photos réalisées en plongée, non ? Y a-t-il eu montage pour La grâce d'Icare ?
Pour les photos réalisées en plongée, il me suffit de bien choisir le lieu où je pose mon pied d'appareil photo et l'endroit où je compte moi-même poser. Cette technique comporte finalement surtout des contraintes physiques. Mon rêve ? Prendre des photos dans les arbres et avoir plein d'angles différents.
Pour La grâce d'Icare, l'appareil photo était posé sur une petite colline couverte de mousse. Cette photo n'est pas un montage, j'ai simplement sauté – en m'y reprenant à plusieurs reprises, il est vrai – et essayé de reproduire le mouvement que j'avais en tête. Finalement, je me permets de tricher extrêmement rarement et je réfléchis très souvent à la symbolique de la photo et à son titre après l'avoir prise. En 21 jours, j’ai parcouru 6 000 km et pris 15 000 photographies, pour finalement donner naissance à 110 images après 7 mois de travail sur ordinateur.
Vous parlez de « résistance futile contre l'inexistence », vous vous dites obsédé par le vide et malgré plus de 100 000 autoportraits, vous considérez votre œuvre comme « minuscule ». Ces paroles traduisent-elles de la désillusion ou de la lucidité de votre part ?
Le point que je vise est très fin entre l'arrogance et l'inexistence. Je pense que la terre est super-puissante par rapport aux hommes. L'homme regarde Dieu dans les yeux et essaie de ne pas être réduit en cendres par son regard. Je ne suis pas du tout pessimiste et j'écris les textes qui accompagnent mes photos sans pathos. Je suis plutôt lucide, et finalement, je suis peut-être juste un humain, en questionnement. Quand on est seul, on est bien. Tout ce que fait l'humanité est énorme, mais lorsqu'on fait un pas en arrière, on se rend compte que c'est minuscule. C'est ce pas, ce recul, qui rend possible une humanité pacifiste.
La course folle © Gaspard Noël
130 volcans sont encore actifs en Islande. Avez-vous réalisé certaines de vos photographies dans des lieux volcaniques ?
Toute l'Islande est un volcan ! J'ai réalisé La Course folle dans un petit cratère inactif : le Hverfjall (en islandais, la « montagne de la source chaude »), situé sur le site du lac Mývatn. A côté, il y a des bains d'eau soufrée, des sources chaudes... Quant à ma photo Sur la panse du dragon, il s'agit de coulées de basaltes. Au centre de l'île, il y a des collines multicolores, c'est magnifique. J'ai aussi traversé quelques rivières à pied et en voiture. Petite anecdote : les Islandais disent qu'il n'y a aucun danger à traverser une rivière en voiture s'il est possible de la traverser à pied et que l'on a de l'eau jusqu'aux genoux mais pas au-dessus. Sur la panse du dragon et La Course folle font aussi partie de la série Le Royaume des aveugles : la première est une métaphore de la société où le bonhomme s'accroche comme il peut, et la deuxième représente des carriéristes qui se battent pour atteindre le sommet de la colline.
Sur la panse du dragon © Gaspard Noël
« Free for all représente une lutte pour le territoire.»
Free for all © Gaspard Noël
Le club © Gaspard Noël
Free for all et Le club : ces deux photos ne sont pas dénuées d'humour...
Je suis pour la légèreté. Résistance et rigolade, ce sont mes maîtres mots. J'aime le décalage, je construits mes photos là-dessus. Je me situe néanmoins plus dans l'absurde que dans l'hilarité. Il faut parfois se dégager des enjeux et des pressions, j'aime faire de petits pas sur le côté.
« Mes deux « moi » sont sur de petites buttes végétales. Ils ont un peu la pose de dinosaures surveillant leurs terres.»
Territoires © Gaspard Noël
A la fin du texte qui présente vos photos, vous écrivez : « Position nécessaire dépourvue d'héroïsme, De ceux qui ont la chance, inouïe en tous temps, Quand elle devrait être banale, D'être nés invincibles » Vous êtes-vous senti invincible lorsque vous preniez ces photos ?
Je me sens invincible depuis que je suis né. Peut-être parce que je viens d'une famille relativement aisée. Quand j'avais 15 ans, je sentais que j'avais déjà beaucoup vu et vécu, plus que d'autres. J'avais déjà eu tout ce qu'on peut attendre de la vie. Je suis né dans une période où l'Occident domine le monde et je crois que c'est le plus fort de tous qui doit assumer la souffrance de tout le monde. Je suis donc dans une position privilégiée où j'ai le devoir de ne pas me venger.
A travers vos photos, vous donnez de l'Islande une vision de rêve. Vous qui y avez vécu plusieurs semaines en aventurier, quels sont les adjectifs qui vous viennent à l'esprit lorsque vous pensez à cette île ?
L'Islande est très ventée – on sort et hop, on est balayé par une bourrasque.
L'Islande est vide : 331 000 habitants pour une superficie aussi grande, ça ne fait pas beaucoup !
L'Islande est facile d'accès : il suffit d'une tente et d'un réchaud et on voit les plus beaux paysages du monde.
« X, c'est l'endroit où l'on trouve les trésors ! Et je suis sûr qu'il y en a un derrière cette cascade.
X, c'est aussi le lieu où l'on est, que l'on marque d'une petite croix sur la carte. X, c'est le retour aux origines. »
X © Gaspard Noël
Propos recueillis par Justine Philippe